Algérie. Eux, ils ont les gilets orange : des hommes qui font le ramassage des
ordures et des détritus et qui, en l’occurrence, nettoient partout spontanément les
rues après chaque manifestation. Eux, ils sont des millions à défiler, et même
chanter, danser chaque vendredi. Ce n’est pas l’affaire d’une catégorie sociale
délaissée réclamant pouvoir d’achat, services publics, exprimant un ras le bol
fiscal, avec le soutien d’une opinion publique distanciée qui trouve un refuge
confortable dans les sondages. Eux, ils sont tous sur l’asphalte, hommes rasés et
hommes barbus, femmes voilées et femmes en cheveux, de tous milieux, de
toutes professions, les francophones, les arabophones, les berbérophones, d’est
en ouest, du nord au sud. C’est inédit, inouï. Ils manifestent et chantent et
dansent sans aucune violence ni dégradation à signaler depuis six semaines,
phénomène spectaculaire et exemplaire quand on sait leur tempérament et leur
histoire nationale. On a même vu des manifestants sommer des jeunes partis à
l’assaut d’un abribus d’en descendre, et les jeunes obéir. Une forme de civilité
nouvelle semble s’installer, y compris au volant. L’Algérie respire, enfin. Une
guerre d’indépendance de 1954 à 1962 doublée d’une Terreur fratricide, une
guerre civile entre les islamistes conquérants et tous les autres Algériens durant
la décennie 90 qui a fait prés de 200 000 morts : voilà qui n’avait pas poussé
l’Algérie à prendre le train de la révolution arabe en 2011 et ce qui amène
aujourd’hui la nouvelle génération qui a grandi avec Bouteflika à faire
autrement. Eux, ils n’ont aucune revendication sociale affichée, malgré un
chômage terrifiant dans un pays si riche, notamment chez les moins de 25 ans
qui sont la moitié de la population et dont près de 30 % tiennent le mur, sans
emploi. Pas de revendication sociale de vendredi en vendredi, peut-être parce
que jusqu’ici le pouvoir a toujours su étouffer chaque micro révolte - elles se
comptaient par milliers chaque année - avec l’argent du pétrole et du gaz.
Surtout, leur objectif est ailleurs. Car il y a eu l’humiliation de trop, celle
infligée par le gang Bouteflika et l’ensemble de ses complices politiques et
économiques qui prétendait faire faire un cinquième mandat à un président
moribond pour continuer à en croquer tranquillement. « Qu’ils dégagent tous ! »
a lancé un jeune interrogé par une chaîne de télévision. Et c’est en effet la fin du
FLN à laquelle nous assistons en direct. Il a été définitivement enterré le 22
février 2019. Mort d’une légitimité historique qui pendant 57 ans a refusé la
démocratie pour perdurer et s’empiffrer. « Cette fois-ci ils ne nous prendront
pas notre vote . » C’est irréversible. Internet, en introduisant l’horizontalité
incontrôlable dans un système vertical implacable, l’a pulvérisé. Les Algériens
sont en marche. Fierté retrouvée, sous l’œil admiratif du monde qui les observe.
C’est la première fois que l’on dit du bien d’eux et on mesure mal combien ils en sont tout enorgueillis. Ainsi, le jeune dégagiste dont la vidéo est devenue
virale s’est fait rabrouer par la journaliste qui l’interviewait parce qu’il
s’exprimait en arabe algérien, ce mélange unique d’arabe, de français et d’un
peu d’anglais et non pas en arabe littéraire, et il lui a répondu : « C’est notre
arabe à nous, c’est notre langue, nous faisons crédit à notre langue, pas à celle
du Coran ou des Egyptiens ». Et cette langue, au fond franco-arabe, grande
première, s’écrit désormais… en lettres latines. La déconfiture tant attendue, si
ardemment souhaitée, touche aussi l’islam politique et ses dirigeants
vieillissants, peu servis par les horreurs et les déboires de l’Etat islamique.
Quelle séduction pour la jeunesse algérienne ? Ce qui ne signifie pas bien sûr
que le salafisme non violent ne continue pas son entrisme. Mais ils n’ont guère
été écoutés ceux qui en voyant danser les manifestants leur criaient : « Il ne faut
pas faire la fête ! ». Ce tsunami sans victimes qui balaye l’Algérie et dont la
France ne doit surtout pas se mêler, c’est tout simplement la naissance d’une nation.