Regards Philo

CHP03 - 07. L’innocence du devenir


Listen Later

1. Explorer un Moyen Âge libertin

Michel Onfray débute cette conférence en s’appuyant sur l’expression « l’innocence du devenir » empruntée à Nietzsche pour explorer un Moyen Âge méconnu et paradoxal : celui des courants libertins et hédonistes. Plutôt que de s'attarder sur l'image d'un Moyen Âge sombre et rigoriste, il met en lumière les Frères et Sœurs du Libre-Esprit, un mouvement qui défiait l’ordre moral chrétien en prônant l’hédonisme, la transgression et la liberté totale.

Onfray évoque la rareté des sources sur ces courants marginaux, souvent documentés uniquement par les procès inquisitoriaux ou les récits de leurs détracteurs, mais dont la philosophie révèle une audace radicale dans la contestation des dogmes chrétiens.

2. Figures majeures du Libre-Esprit : du panthéisme à l’hédonisme radical

Willem Cornelisz d'Anvers (XIIIe siècle) : Anarchisme et critique sociale

* Défenseur de la pauvreté volontaire, Cornelis critique la richesse ecclésiastique et défend un anarchisme primitif. Il prône le droit au vol des riches par les pauvres, justifié par la nécessité.

* Il étend cette logique à la sexualité : les pauvres, n’ayant aucun bien matériel, peuvent disposer librement de leur corps et de leur sexualité sans péché, car la grâce divine leur est acquise par leur pauvreté.

Bentivenga de Gubbio (XIIIe siècle) : L’amor fati médiéval

* Philosophe panthéiste, il élabore une pensée similaire à l’amor fati nietzschéen, prônant l’amour du destin et le consentement total à la nécessité.

* Il rejette l’idée de péché et de libre arbitre : tout est déterminé par Dieu, qui est immanent au monde. Il défend également la négation de l’enfer et affirme que chaque action humaine est une manifestation divine.

Jean de Brno (XIVe siècle) : Nihilisme et amoralité

* Jean pousse à l’extrême la philosophie du Libre-Esprit en développant un nihilisme intégral : il n’y a ni bien ni mal, et l’homme est libéré de toute contrainte morale.

* Il justifie les actes les plus transgressifs (vol, meurtre, infanticide) comme des manifestations de la nécessité divine, sans culpabilité. Onfray voit en lui un précurseur des philosophies amorales de Sade et de Max Stirner.

Walter de Hollande (XIVe siècle) : Parodie mystique et orgies rituelles

* Auteur du Bréviaire du Libre-Esprit, perdu aujourd'hui, Walter organise des cérémonies mystiques parodiques où les sacrements chrétiens sont détournés lors de banquets orgiaques, en exaltant la liberté totale et la jouissance.

* Ces pratiques visent à retrouver l’innocence édénique, en dépassant la culpabilité chrétienne liée au plaisir.

Aylvigge de Bratislava (XIVe siècle) : Mystique païenne et ascèse transgressive

* Elle développe une ascèse païenne et mystique, combinant privations et excès pour atteindre l'extase. Par des pratiques d’humiliation du corps suivies d’orgies mystiques, elle défend l'idée que la transgression conduit à la pureté spirituelle.

* Cette dialectique entre ascèse et transgression fait écho aux réflexions de Georges Bataille sur l’érotisme et la part maudite.

Wilhelm von Hilderwissen (XVe siècle) : Tantrisme médiéval et sexualité mystique

* Wilhelm élabore une sexualité mystique inspirée du tantrisme, prônant la jouissance sans éjaculation afin de sublimer l'énergie sexuelle.

* Sa vision s’apparente aux réflexions du dernier Michel Foucault sur les pratiques sexuelles comme voies de connaissance et de dépassement du corps.

Éloi de Prinstic (XVIe siècle) : L’hédonisme comme impératif moral

* Il prône un impératif catégorique hédoniste : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. » Cette maxime renverse la morale chrétienne et propose une éthique jubilatoire fondée sur le plaisir réciproque.

* Éloi rejette l'idée d’enfer et prône une lecture des Écritures qui valorise la raison individuelle comme Saint-Esprit, une vision qui anticipe des critiques de la religion formulées par les Lumières.

Voir le livre de Raoul Vaneigem : Le mouvement du Libre-Esprit : généralités et témoignages sur les affleurements de la vie à la surface du Moyen Age, de la Renaissance et, incidemment, de notre époque.

3. Thèmes centraux : Panthéisme, transgression et abolition des valeurs

* Panthéisme radical : Les Frères et Sœurs du Libre-Esprit voient Dieu comme immanent au monde. Il n’existe aucune séparation entre le divin et le réel, justifiant ainsi toutes les actions humaines comme des manifestations de Dieu.

* Négation du libre arbitre : L’homme ne choisit pas ses actions, tout est déterminé par la nécessité divine. Cette idée conduit à la suppression de la responsabilité individuelle et à l’amoralité totale.

* L’innocence du devenir : En adoptant la perspective nietzschéenne, les membres du Libre-Esprit embrassent la nécessité du monde sans culpabilité. Le devenir est innocent car il n’obéit à aucun jugement moral.

* Liberté sexuelle et sociale : Le mouvement revendique une liberté sexuelle totale, défendant l’idée que le plaisir est une voie d’élévation spirituelle. Cette libération des corps s’accompagne d’une critique sociale radicale (égalité des sexes, rejet de la hiérarchie).

* Pratiques transgressives : Les membres du Libre-Esprit expérimentent des pratiques extrêmes (orgies rituelles, inversion des sacrements, ascèses corporelles) pour abolir les frontières entre le pur et l’impur, le sacré et le profane.

💡 Conclusion

L’innocence du devenir explore les courants libertins et hédonistes du Moyen Âge à travers les Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Michel Onfray révèle un Moyen Âge alternatif, loin de l’image monolithique d’une époque sombre et rigoriste. Ces courants subversifs défient l’ordre moral chrétien en prônant la liberté totale, l’hédonisme radical et la transgression.

En mettant en lumière ces figures oubliées, Onfray souligne la permanence des pensées hédonistes et libertaires, traversant les siècles jusqu'à influencer des penseurs modernes comme Nietzsche, Bataille ou Foucault. Ce courant souligne l’audace philosophique de ces marginaux, qui, au péril de leur vie, ont osé imaginer un monde libéré du joug moral et religieux.

📚 Philosophes mentionnés

* Pythagore (env. 570 av. J.-C. – env. 495 av. J.-C.) — Philosophe et mathématicien grec, initiateur de doctrines mystiques et numérologiques.

* Platon (env. 428 av. J.-C. – 348 av. J.-C.) — Philosophe grec, fondateur du dualisme corps/âme.

* Épicure (341 av. J.-C. – 270 av. J.-C.) — Philosophe grec, fondateur de l’épicurisme matérialiste et hédoniste.

* Paul de Tarse (5 – 67) — Apôtre du christianisme, promoteur du christianisme paulinien.

* Plotin (env. 205 – 270) — Philosophe néoplatonicien, développe l’idée des émanations divines.

* Jean Scot Érigène (env. 815 – env. 877) — Philosophe irlandais, précurseur du panthéisme médiéval.

* Amaury de Bène (mort en 1207) — Philosophe français, promoteur du panthéisme et du Libre-Esprit.

* Georges Bataille (1897 – 1962) — Philosophe français, auteur de La Part maudite et L’Érotisme, explorant les liens entre transgression, sacré et érotisme.

* Friedrich Nietzsche (1844 – 1900) — Philosophe allemand, auteur de Ainsi parlait Zarathoustra, théoricien de l’amor fati et de la transvaluation des valeurs.

* Michel Foucault (1926 – 1984) — Philosophe français, auteur de L’Histoire de la sexualité, explorant les liens entre pouvoir, corps et désir.

Crédits : Michel Onfray et la Contre-histoire de la philosophie



Get full access to Open Mind Galaxy at openmindgalaxy.substack.com/subscribe
...more
View all episodesView all episodes
Download on the App Store

Regards PhiloBy Open Mind Galaxy