1. Introduction
Michel Onfray entame son analyse de John Stuart Mill, figure majeure du XIXe siècle, en s’intéressant à son autobiographie et à la manière dont sa pensée s’est construite dans un contexte familial rigide. Contrairement à ce que l’on croit souvent, Mill n’est pas un simple disciple de Bentham ni un pur défenseur du libéralisme. Il développe une pensée plus nuancée, qui se détache progressivement de l’utilitarisme orthodoxe pour intégrer une dimension romantique et humaniste.
2. Une enfance sous le signe de l’excellence
John Stuart Mill naît à Londres en 1806, fils de James Mill, philosophe et économiste utilitariste, proche de Jeremy Bentham. Son éducation est extrêmement stricte et précoce :
* À 3 ans, il apprend le grec, puis le latin à 8 ans.
* À 7 ans, il lit l’Iliade et les dialogues de Platon.
* À 12 ans, il étudie la logique d’Aristote et la scolastique médiévale.
Ce programme intensif, voulu par son père, vise à former un génie. Mill est tenu à l’écart des autres enfants et est totalement privé d’affection maternelle. Son quotidien est une alternance de lectures et d’exercices intellectuels, ce qui forge un cerveau exceptionnel, mais une personnalité rigide et isolée.
3. Une adolescence marquée par l’influence de Bentham et de l’utilitarisme
Adolescent, Mill est intégré aux cercles intellectuels de son père et de Bentham. Il est initié à l’économie politique, à la philosophie empiriste (Locke, Condillac, Helvétius) et à la logique. Il participe même à l’édition des œuvres de Bentham, contribuant à structurer la pensée utilitariste.
Cependant, il commence à percevoir les limites de cette doctrine. Inspiré par Condorcet, il constate que l’utilitarisme benthamien est un système fermé, quasi sectaire, qui ne laisse pas place aux nuances et à l’individualité. Cette première fissure dans son adhésion totale au libéralisme va bientôt s’élargir.
4. Une crise existentielle et la découverte du romantisme
À 20 ans, Mill traverse une dépression nerveuse qui remet en question l’ensemble de son éducation et de ses certitudes philosophiques. La cause de cette crise est une révélation brutale :
Si toutes les réformes que je désire étaient accomplies, serais-je heureux ? La réponse fut non.
Il prend alors conscience que le bonheur ne se réduit pas à un calcul rationnel et qu’un système purement utilitariste ne peut suffire à combler une existence. Il se tourne alors vers la poésie romantique et la culture du sentiment :
* La lecture de Wordsworth et d’autres poètes lui ouvre une nouvelle sensibilité.
* Il découvre le sublime, cette émotion qui dépasse la raison pure.
* Il comprend que l’art et la littérature sont essentiels à la vie humaine.
Ce moment marque son émancipation progressive du benthamisme et le début d’une philosophie plus humaniste et sensible.
5. La rencontre avec Harriet Taylor : une révolution intellectuelle et sentimentale
En 1830, Mill rencontre Harriet Taylor, une femme mariée avec qui il noue une relation intellectuelle et amoureuse passionnée. Pendant 20 ans, leur relation reste platonique, mais elle transforme profondément la pensée de Mill :
* Il s’intéresse au féminisme et à la question de l’égalité des sexes.
* Il adopte une vision plus socialiste et critique du libéralisme.
* Il rejette le calcul froid de l’utilitarisme pour une approche plus morale et humaine.
Lorsque le mari d’Harriet meurt, Mill l’épouse en 1851. Leur collaboration influence ses écrits majeurs, notamment De la liberté (1859) et L’assujettissement des femmes (1869).
6. Une philosophie politique entre libéralisme et socialisme
Mill développe un socialisme tempéré, refusant à la fois le laissez-faire absolu du libéralisme et les excès du marxisme. Il prône :
* Une régulation de l’économie pour éviter la misère générée par le capitalisme.
* Un État garant des libertés, qui protège les individus sans étouffer leur initiative.
* Un droit de vote élargi aux femmes et aux classes populaires.
Élu député en 1865, il défend des causes progressistes, notamment l’abolition de l’esclavage et les droits des femmes. Sa pensée reste un compromis entre liberté individuelle et justice sociale, influencé par son héritage utilitariste mais enrichi par son évolution romantique.
💡 Conclusion
John Stuart Mill, bien loin d’être un simple disciple de Bentham, incarne une pensée plus complexe et nuancée. Son éducation rigide et son conditionnement intellectuel ont fait de lui un prodige précoce, mais aussi un homme profondément marqué par une crise existentielle qui l’a conduit à remettre en question l’utilitarisme orthodoxe.
Son émancipation passe par la découverte du romantisme, de la poésie et de l’importance des sentiments, éléments absents chez Bentham. Sa rencontre avec Harriet Taylor joue un rôle déterminant dans sa transformation, l’amenant à développer un féminisme engagé et une approche du socialisme tempéré.
Mill ne rejette pas l’utilitarisme mais le repense en intégrant une dimension humaine et altruiste, cherchant non plus un bonheur individuel immédiat, mais un idéal fondé sur l’amélioration de la condition collective et la justice sociale. Son engagement en faveur du suffrage universel, des droits des femmes et des classes laborieuses témoigne de son évolution vers une philosophie de la liberté équilibrée par des principes d’équité et de solidarité.
📚 Philosophes et concepts mentionnés
* Saint Augustin (354-430) – Philosophe et théologien chrétien, auteur des Confessions, précurseur de l’autobiographie philosophique.
* Michel de Montaigne (1533-1592) – Philosophe français, auteur des Essais, mettant en avant une réflexion introspective.
* Blaise Pascal (1623-1662) – Philosophe et scientifique français, critique du moi et de l’orgueil humain.
* John Locke (1632-1704) – Philosophe empiriste anglais, théoricien du libéralisme et de la connaissance par les sens.
* Étienne Bonnot de Condillac (1715-1780) – Philosophe sensualiste français, influencé par Locke.
* Claude-Adrien Helvétius (1715-1771) – Philosophe matérialiste et utilitariste, proche des Encyclopédistes.
* Jeremy Bentham (1748-1832) – Philosophe britannique, fondateur de l’utilitarisme.
* Jean-Baptiste Say (1767-1832) – Économiste français, défenseur du libéralisme économique.
* William Wordsworth (1770-1850) – Poète romantique anglais, célébrant la nature et les émotions.
* Auguste Comte (1798-1857) – Philosophe positiviste, influençant la pensée sociale de Mill.
* John Stuart Mill (1806 – 1873) — Philosophe et économiste britannique, représentant majeur de l'utilitarisme et du libéralisme au XIXᵉ siècle.
* Harriet Taylor Mill (1807-1858) – Féministe et intellectuelle anglaise, co-auteure de plusieurs idées de Mill.
* Karl Marx (1818-1883) – Philosophe allemand, théoricien du communisme, opposé au capitalisme libéral.
* Friedrich Nietzsche (1844-1900) – Philosophe allemand, critique des valeurs morales et du rationalisme.
Crédits : Michel Onfray et la Contre-histoire de la philosophie
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