Philo

Condition première d'un travail non servile, Simone WEIL, 1942 – texte intégral, livre audio


Listen Later

Un texte de Simone Weil qui dénote de ces autres textes sur le travail en ce sens qu'il place l'ouverture à la transcendance comme une condition essentielle de la liberté. C'est fort et c'est beau.

Lecture par Alexis Dayon, professeur de Philosophie. Ce texte est un extrait d'un recueil intitulé "La Condition ouvrière".

Texte intégral ici : http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/condition_ouvriere/condition_ouvriere.html

Livre audio de l'article Condition première d'un travail non servile, de Simone WEIL, rédigé en 1942 durant son très prolifique séjour à Marseille, publié en 1951 dans le recueil La Condition ouvrière, dont il clôt la sélection des œuvres retenues.

Texte d'une émouvante beauté, marqué par l'inspiration incandescente qui traverse les Écrits de Marseille de 1941-1942, l'article est d'une part extrêmement proche (tant par le contenu que par la période de rédaction) des passages des Cahiers retenus par Gustave Thibon dans l'ultime chapitre de La pesanteur et la grâce, "Mystique du travail", dans lequel l'autrice soulignait déjà le besoin vital de beauté pour les travailleurs. D'autre part il annonce des idées qu'on retrouvera l'année suivante dans L'Enracinement quant aux moyens susceptibles d'infuser de la poésie dans la vie sociale.

Le problème abordé est celui de la finalité. Même si des conditions économiques et sociales d'équité devaient être réalisées qui missent fin à l'exploitation des travailleurs et à l'extorsion de la plus-value, le problème demeurerait intact de travailleurs dont l'existence – en l'absence d'un bien qui puisse lui fournir une autre perspective que sa propre continuation – se heurte au phénomène de la finalité renvoyée comme une balle : travailler pour manger, manger pour travailler. De cette boucle naissent inévitablement la lassitude, l'écœurement. Et s'il devient manifeste au travailleur que, son existence n'étant dirigée vers aucun bien, elle lui est elle-même devenue un mal, l'âme est alors plongée dans l'horreur.

Du désespoir qu'infuse dans l'âme une telle condition naissent divers effets qui tendent encore à l'aggraver. Le repli sur la quête du frisson et des voluptés aveugles et violentes est une des façons répandues d'en anesthésier l'angoisse. L'engagement révolutionnaire peut en être un autre, qui est sain lorsqu'il consiste purement en une mise en ordre politique de la révolte contre l'injustice, mais qui s'imprègne de mensonge sitôt qu'il est mû par le désir d'une revanche ou l'espoir d'un ordre social où la classe laborieuse soit hégémonique – d'une part parce que toute hégémonie est un mal en matière sociale, d'autre part parce qu'une classe qui se définit dans des activités qui, par essence, obéissent à la nécessité, ne peut accéder à une position hégémonique. Chaque fois que la révolution est désirée de la sorte, répond Weil à Marx, c'est elle qui est un «opium du peuple».

La solution à l'angoisse, c'est la beauté.

Il importe au travailleur qu'il puisse posséder «non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison», tel que le souligne un passage des Cahiers datant de la même période. Ici, «beauté», «poésie» et «religion» sont faits synonymes par l'autrice, et sont à saisir en un sens bien plus fondamental que leurs expressions littérales. Si «les travailleurs ont besoin de poésie comme de pain», il ne peut pour autant être question d'attendre des ouvriers ou des paysans qu'ils trouvent leur salut dans la récitation de poèmes ou de prières durant le travail. Ce qui importe, dit Weil, c'est que la substance même de leur existence devienne poème et prière. C'est que l'ensemble de l'espace où s'inscrit leur travail soit enveloppé d'une beauté qui le rende par soi désirable, et que le travail lui-même s'effectue dans des conditions matérielles de tranquillité et de bien-être suffisantes pour que l'attention ait loisir de se porter sur cette beauté.

La diminution des cadences et du temps de travail, la suppression du travail à la chaîne, la favorisation politique des petites exploitations agricoles ou des petits ateliers plutôt que de la grande industrie qui précipite la rationalisation de la production et la division technique des tâches, la réduction du fossé séparant les tâches d'exécution des tâches de commandement, sont autant de facteurs qui contribueraient à cette tranquillité et à ce bien-être.

Si à première vue, l'article déplace les pensées de l'autrice à propos du travail d'un terrain qui, dans ses écrits datés d'entre 1934 et 1937, était essentiellement économique, social, logistique, vers un terrain qui au tournant des année 1940 devient nettement plus spirituel et existentiel, il n'en reste pas moins une constante qui unifie l'ensemble de sa démarche philosophique : quel que soit le travail considéré – qu'il s'agisse de travail ouvrier, paysan, étudiant, etc. – le salut est dans la favorisation des conditions sociales et matérielles qui permettent l'exercice de l'attention.

SOMMAIRE

0:00 Titre & musique introductive
1:01 Condition première d'un travail non servile
47:25 Un jour, un jour, Ferrat

♪♬ Musique : Un jour, un jour, poème de Louis ARAGON (1963), mis en musique et interprété par Jean FERRAT (1967), et disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=dq3Gy7lGP7k

◙ Photographie accompagnant la lecture : Lunch atop a Skyscraper, de Charles Clyde EBBETS (1932).

Vidéo source : https://www.youtube.com/watch?v=18sZLB7IIB4

...more
View all episodesView all episodes
Download on the App Store

PhiloBy