Ce commentaire de L'Illiade par la philosophe Simone Weil, considéré volontiers comme l'un des meilleurs commentaire littéraire de ce texte, est surtout l'expression du coeur philosophique de Simone Weil : la notion de force. Ce qui est particulièrement admirable, c'est de constater que ce qui est considéré comme le premier texte littéraire de la civilisation, l'Illiade d'Homère, est d'une part déjà en soi un sommet littéraire, et d'autre part contient l'enseignement philosophique le plus important du mécanisme social, la force et ses effets sur l'homme, à l'oeuvre il y a 2500 ans comme aujourd'hui et au travers tous les âges et évènements historiques. La portée explicative de ce mécanisme universel est très puissante et c'est sa compréhension par Simone Weil qui place sa philosophie au rang des apports majeurs. Pour comprendre Simone Weil, il faut avoir lu ou écouté ce texte.
"Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès,appartenait désormais au passé, ont pu voir dans ce poème un document ; ceux qui savent discerner la force, aujourd'hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs. La force, c'est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s'exerce jusqu'au bout, elle fait de l'homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu'un, et, un instant plus tard, il n'y a personne.
La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l'autre force, celle qui ne tue pas ; c'est-à-dire celle qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l'être qu'à tout instant elle peut tuer ; de toutes façons elle change l'homme en pierre. Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d'un homme qui reste vivant. Il est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. Être bien étrange qu'une chose qui a une âme ; étrange état pour l'âme. Qui dira combien il lui faut à tout instant, pour s'y conformer, se tordre et se plier sur elle-même ? Elle n'est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui ne souffre violence."
A chaque fois que l'individu accepte de ne pas penser ou refuse de penser, il se soumet quasi mécaniquement à la force, la force sociale notamment qui le transforme en chose, en une réalité qui relève de la matière inerte. Autrement dit, l'individu accepte (ou est forcé) de ne pas être ce qu'il est véritablement et qui est le caractère essentiel de son individualité : un être pensant et agissant conformément à sa pensée.
Plus subtil encore : tout individu qui exerce la force sur autrui éteint lui même l'humanité en lui en même temps qu'il empêche autrui d'être.
Texte intégral et PDF disponibles ici : https://archive.org/details/WeilSimoneLIliadeOuLePomeDeLaForce
Texte lu par Alexis Dayon, professeur de philosophie.
Livre audio de L'Iliade ou le poème de la force, de Simone WEIL, article rédigé en 1939, initialement en vue d'une publication dans La Nouvelle Revue Française – laquelle n'aura pas lieu, suite au refus de l'autrice d'élaguer près d'un tiers du texte à la demande de la revue. Il sera finalement publié en deux fois, en décembre 1940 et janvier 1941, dans Les Cahiers du Sud.
À travers un commentaire du célèbre poème d'Homère, Weil compose une évocation saisissante du caractère tragique non seulement de la guerre, mais plus amplement des rapports de domination et de violence par lesquels les hommes (bourreaux et victimes semblablement) se trouvent déchus de leur qualité d'êtres humains et relégués au rang de choses : au rang de la matière inerte pour autant qu'ils ont à subir la violence, ou de l'élan aveugle pour autant qu'ils en viennent à la manier
Le texte compte probablement parmi les plus décisifs de son autrice, et peut à bon droit être considéré comme clé de voûte de sa pensée politique et morale, de sa philosophie du vivant, à certains égards même d'une cosmologie weilienne, pour qui veut saisir la notion la plus centrale au sein de sa conception de la nature : la notion de force.
La force, saisie en son sens le plus essentiel, est le principe moteur de l'ordre naturel que Simone Weil désignera de plus en plus dans les dernières années de sa vie sous le terme de "pesanteur" – ordre naturel de la pesanteur, donc, qu'elle opposera à l'ordre surnaturel de la "grâce", ayant quant à lui son principe dans une notion symétriquement inverse à celle de force : la notion d'attention.
La force consiste en une poussée universelle aveugle qui, en tout être – de la matière inerte à l'être humain, en passant par toutes les formes de vie végétales et animales – se manifeste sous la forme d'une tendance spontanée à l'affirmation de son être et à l'extension maximale de sa puissance.
Chez l'homme, elle prendra l'aspect :
de la recherche de la puissance sous toutes ses formes, que ce soit par l'intermédiaire du pouvoir politique, de la richesse, de la force physique, de la domination symbolique, du prestige, etc.de l'admiration de la force en général et de la jouissance prise à éprouver la sienne en particulier ;de l'excitation des passions grégaires.Ceux qui ont à subir la force, que celle-ci broie et qui sentent leur incapacité à réagir sans risquer au moindre mouvement d'être broyé plus avant, entrent dans une forme d'inertie, de prostration du malheur, dont l'autrice prend pour figure parachevée celle de l'esclave.
Ceux qui manient la force et que celle-ci enivre, entrent dans une mécanique d'aveuglement et de destruction, dont l'autrice prend pour figure parachevée celle du guerrier "fléau de la nature".
La beauté singulière du texte consiste en ceci que les uns et les autres sont regardés non pas pour ce que la force imprime en eux de méprisable – la servilité des premiers, la brutalité des seconds – mais pour ce qu'il y a de tragique à ce qu'ils soient ainsi transformés.
Soit, en dernier ressort, ce qu'il y a de tragique à la condition humaine.
Il s'agit d'un texte que je fais étudier en classe à mes élèves de Terminale ; je mets donc à disposition des documents scolaires qui peuvent être utiles à son étude :
Le texte intégral, dans sa version écrite : https://www.calameo.com/read/00618899...
Un support de présentation et de commentaire du texte, que je donne à mes élèves pour les guider dans la lecture, éclairer la portée du texte et sa structure argumentative : http://myreader.toile-libre.org/uploa...
L'explication détaillée d'un passage, formée à partir d'une brillante copie d'élève : https://www.calameo.com/read/00618899...
0:00:00 Titre & musique introductive
0:02:50 INTRODUCTION : la notion de force
I. LES EFFETS DE LA FORCE
6:24 I.1) L'effet de la force sur celui qui la subit : l'inertie
21:19 I.2) L'effet de la force sur celui qui la manie : l'ivresse
II. L'ÂME DE L'ÉPOPÉE TRAGIQUE
37:26 II.1) L'empire de la force comme malédiction universelle
53:28 II.2) Le regret de la beauté sacrifiée : essence du sentiment tragique
1:02:57 II.3) La grandeur de l'Iliade : son égale compassion pour les vainqueurs et les vaincus
1:05:31 CONCLUSION : l'héritage littéraire et spirituel de l'épopée tragique
1:15:06 North Carolina (Fargo), C. Burwell
♪♬ Musique : North Dakota, de Carter BURWELL, extrait de la bande originale du film Fargo (1996) : https://www.youtube.com/watch?v=W4NCC...
◙ Photographie accompagnant la lecture : la supplique de Priam à Achille, marbre du IIème siècle, retrouve au Liban.
Vidéo source : https://iteroni.com/watch?v=XVovXshqQUI