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Dans un hôtel près de Tunis, quelques années après la révolution, des femmes en convalescence après des opérations de chirurgie esthétique, leurs corps et leurs visages recouverts d'hématomes et de bleus, côtoient des rescapés de la guerre en Libye, gravement blessés, mutilés, défigurés. Ces femmes augmentées (en guerre contre elle-même, l'acceptation de leur physique) se confrontent à ces hommes diminués. « La chirurgie n'est pas une façon d'éteindre le feu qu'allume en nous le regard des autres, c'est sans doute la trace de cette violence. » Le récit se forme autour de plusieurs personnages, dans la multiplicité des voix qui se font écho, dont le face-à-face souligne une même fragilité : celle d'exister dans le regard et le désir des autres. « Des grimaces, de la laideur, des corps qui se contorsionnent, qui hurlent en essayant de sourire ».
Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.
Le 5 avril. Nour insiste, elle parle plus fort, plus net. Je ne peux pas brusquer sa mise en scène en demandant qu'on me transporte dans la chambre voisine, mais je pourrais l'attendre au bord de la piscine...? Je trouverais un moyen de me signaler à elle, de lui faire savoir que je suis prêt,
« On peut y aller ». Une fois dehors il nous sera plus facile de fuir le royaume des ombres, de trouver ces oiseaux qu'on n'entend pas, ici, qui sont partis chanter ailleurs, où les détergents n'ont pas tué tous les moustiques, toutes les fourmis ou - festin ! - les mille-pattes. On ira au-devant de la couleur, de personnes moins angoissées, moins harcelées, on cherchera-
Un accès de fièvre à nouveau. Le dernier c'était il y a six heures. Les calmants font effet quatre heures durant. J'ai donc 40 de fièvre en permanence.
Je crois que je pue. C'est plus envahissant que l'haleine et c'est nouveau surtout. La gangrène ? Sans se douter de rien, Nour joue avec le feu en ne venant pas plus vite.
Qu'elle tarde encore, et c'est la pourriture qui gagnera.
Je sonne l'infirmière à nouveau. Je demande à être transporté au bord de la piscine. J'invoque la fièvre. Elle se fout de moi, en demandant si je ne préfère pas voir le médecin-chef. Je renonce à lui répondre. J'insiste, je veux. Au bord de l'eau. « Vous rincer l'oeil ? » Je n'argumente pas. Si elle est capable de me répondre ça, à quoi bon lui montrer ma tête aveugle, à quoi bon lui rappeler ce qu'elle sait pertinemment ?
Personne n'imagine qu'on se remettra de ce qui nous est arrivé. J'attends, au bord du monde. Une piscine et des femmes se trouvent à quelques mètres de moi, j'imagine des couleurs magnifiques dans une lumière très pure... Je ne goûterai plus jamais à cette volupté-là. Elles chantent plus fort au bord de l'eau :
Les maillots de bain chantent mais j'entends, moi, les grandes orgues d'une musique terrible. Je suis comme la voiture qui cherche le poteau, qui espère le mur ou le fossé. Si je réussissais à m'enfuir, serait-elle indifférente, l'infirmière, voire soulagée ? À l'évidence, personne pour se soucier de nous... Valons-nous quelque chose ? Le Croissant-Rouge paie-t-il l'hôtel en fonction du nombre de lits occupés, ou a-t-il réquisitionné toute l'aile sans demander un compte précis ? S'ils m'enlevaient ces coques, sur les yeux, je pourrais prendre la mesure des lieux et imaginer
Je devrais continuer d'écouter Nour, et l'attendre. Si je m'enfuis au lieu de lui faire confiance, je meurs sur la plage, une vague m'emporte et je disparais. Elle se retourne et ne me voit plus.
Le choeur des femmes augmentées, sous les parasols - que leurs cicatrices ne prennent pas le soleil : « Vous pensez mériter des médailles et notre amour car vous avez approché la mort et vous en êtes revenus. Mais nous faisons ça plusieurs fois en une seule vie, nous : quand nous commençons à saigner et que vous nous arrachez à l'enfance pour nous jeter dans le monde où vous décidez de tout ; quand nous ne saignons plus et qu'on ne vous intéresse plus ; quand on commence à se trouver vieilles et qu'on vient ici se faire opérer ; quand on vous voit devenir vieux, enfin, et qu'on se demande pourquoi toutes ces résurrections, pourquoi ces Himalayas qu'on a gravis.
6 avril. Le môme des poubelles et des bagages est dans ma chambre :
Je ne veux pas mourir ici - la moquette sent la poussière, sur la terrasse les miettes des clients ne suffisent pas à rendre le lieu habitable pour les oiseaux, les abeilles. Je veux partir, je veux mourir dans un petit rade, avec une télé qui serait allumée pour personne. Ou sur la grève, entre deux barques, ou au bord de la piscine, moqué par le chœur des femmes augmentées. Je veux qu'on me ramène sous les décombres du bloc opératoire, qu'on mette quelques heures de plus à me sortir de là et qu'on m'enterre dans un cimetière de Benghazi - le sol sec fait les meilleures momies.
La fièvre monte encore. Je dirais 41°.
Je me vois fuir au hasard, la tête encore enrubannée, au bras du môme et filant droit ou, au contraire, abandonné lui comme les passeurs abandonnent les réfugiés, en pleine mer, alors que c'est leur première fois sur l'eau. Mais dans mon cas le ressac sera couvert par les rires des femmes agglutinées contre le parapet de la terrasse ; des rires vexants, cruels, des rires de harpies auxquels je pourrais répondre par un doigt d'honneur mais ce serait agir comme les bourrins que je veux fuir. Surtout je vais comprendre qu'ils forment une ligne droite de sons. Si je veux réussir à fuir tous ces zombies, je dois entendre le bruit des vagues (oreille droite) et le chœur des femmes (oreille gauche) qui rient aux larmes en observant celui qui veut leur échapper. À charge pour moi de régler la stéréo, de ne pas faire une trop grande place à ces blagues que je ne pourrais m'empêcher de trouver comiques, à mon tour, car la vie s'accrochant à ce corps qu'elle devrait négliger, snober... tout de même... comme on parie sur une vieille rosse à l'hippodrome...
Nour enfin ! Elle entre elle s'avance elle murmure. Je n'écoute pas car je dois lui faire confiance, tout repose sur ma capacité à ne pas écouter l'angoisse qui déblatère. C'est Nour qui mène la danse, je dois me laisser faire. Elle me comprend elle me caresse : Nour enfin ! Ses mains sur moi, qui descendent, c'est elle. J'ai soif, j'ai tellement soif. La revoir, arracher les coques en plastique, la bande Velpeau. Elle pourrait m'emmener ? Malek ! Je lui dirais comment le plafond, et une partie du mur de la salle d'opération. Fièvre, Azraël ! Je n'entends plus les bavardages des autres, découpes noires qui embrassent et volent aussi bien, elles attrapent au vol, elle va entrer, se pencher sur moi, je n'entends plus rien que le froid, plus rien que hurler... Des chiens enflammés, des torches qui aboient et tentent d'échapper au pistolet du gardien. Qu'ils reculent. Nour enfin ! Jusque dans ton nom qu'est la version amputée de tout amour. Mais c'est parfait. Le feu, un cercle, des flammes. Nour enfin, ta main sur moi, pour m'emmener.
Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.
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By Pierre MénardDans un hôtel près de Tunis, quelques années après la révolution, des femmes en convalescence après des opérations de chirurgie esthétique, leurs corps et leurs visages recouverts d'hématomes et de bleus, côtoient des rescapés de la guerre en Libye, gravement blessés, mutilés, défigurés. Ces femmes augmentées (en guerre contre elle-même, l'acceptation de leur physique) se confrontent à ces hommes diminués. « La chirurgie n'est pas une façon d'éteindre le feu qu'allume en nous le regard des autres, c'est sans doute la trace de cette violence. » Le récit se forme autour de plusieurs personnages, dans la multiplicité des voix qui se font écho, dont le face-à-face souligne une même fragilité : celle d'exister dans le regard et le désir des autres. « Des grimaces, de la laideur, des corps qui se contorsionnent, qui hurlent en essayant de sourire ».
Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.
Le 5 avril. Nour insiste, elle parle plus fort, plus net. Je ne peux pas brusquer sa mise en scène en demandant qu'on me transporte dans la chambre voisine, mais je pourrais l'attendre au bord de la piscine...? Je trouverais un moyen de me signaler à elle, de lui faire savoir que je suis prêt,
« On peut y aller ». Une fois dehors il nous sera plus facile de fuir le royaume des ombres, de trouver ces oiseaux qu'on n'entend pas, ici, qui sont partis chanter ailleurs, où les détergents n'ont pas tué tous les moustiques, toutes les fourmis ou - festin ! - les mille-pattes. On ira au-devant de la couleur, de personnes moins angoissées, moins harcelées, on cherchera-
Un accès de fièvre à nouveau. Le dernier c'était il y a six heures. Les calmants font effet quatre heures durant. J'ai donc 40 de fièvre en permanence.
Je crois que je pue. C'est plus envahissant que l'haleine et c'est nouveau surtout. La gangrène ? Sans se douter de rien, Nour joue avec le feu en ne venant pas plus vite.
Qu'elle tarde encore, et c'est la pourriture qui gagnera.
Je sonne l'infirmière à nouveau. Je demande à être transporté au bord de la piscine. J'invoque la fièvre. Elle se fout de moi, en demandant si je ne préfère pas voir le médecin-chef. Je renonce à lui répondre. J'insiste, je veux. Au bord de l'eau. « Vous rincer l'oeil ? » Je n'argumente pas. Si elle est capable de me répondre ça, à quoi bon lui montrer ma tête aveugle, à quoi bon lui rappeler ce qu'elle sait pertinemment ?
Personne n'imagine qu'on se remettra de ce qui nous est arrivé. J'attends, au bord du monde. Une piscine et des femmes se trouvent à quelques mètres de moi, j'imagine des couleurs magnifiques dans une lumière très pure... Je ne goûterai plus jamais à cette volupté-là. Elles chantent plus fort au bord de l'eau :
Les maillots de bain chantent mais j'entends, moi, les grandes orgues d'une musique terrible. Je suis comme la voiture qui cherche le poteau, qui espère le mur ou le fossé. Si je réussissais à m'enfuir, serait-elle indifférente, l'infirmière, voire soulagée ? À l'évidence, personne pour se soucier de nous... Valons-nous quelque chose ? Le Croissant-Rouge paie-t-il l'hôtel en fonction du nombre de lits occupés, ou a-t-il réquisitionné toute l'aile sans demander un compte précis ? S'ils m'enlevaient ces coques, sur les yeux, je pourrais prendre la mesure des lieux et imaginer
Je devrais continuer d'écouter Nour, et l'attendre. Si je m'enfuis au lieu de lui faire confiance, je meurs sur la plage, une vague m'emporte et je disparais. Elle se retourne et ne me voit plus.
Le choeur des femmes augmentées, sous les parasols - que leurs cicatrices ne prennent pas le soleil : « Vous pensez mériter des médailles et notre amour car vous avez approché la mort et vous en êtes revenus. Mais nous faisons ça plusieurs fois en une seule vie, nous : quand nous commençons à saigner et que vous nous arrachez à l'enfance pour nous jeter dans le monde où vous décidez de tout ; quand nous ne saignons plus et qu'on ne vous intéresse plus ; quand on commence à se trouver vieilles et qu'on vient ici se faire opérer ; quand on vous voit devenir vieux, enfin, et qu'on se demande pourquoi toutes ces résurrections, pourquoi ces Himalayas qu'on a gravis.
6 avril. Le môme des poubelles et des bagages est dans ma chambre :
Je ne veux pas mourir ici - la moquette sent la poussière, sur la terrasse les miettes des clients ne suffisent pas à rendre le lieu habitable pour les oiseaux, les abeilles. Je veux partir, je veux mourir dans un petit rade, avec une télé qui serait allumée pour personne. Ou sur la grève, entre deux barques, ou au bord de la piscine, moqué par le chœur des femmes augmentées. Je veux qu'on me ramène sous les décombres du bloc opératoire, qu'on mette quelques heures de plus à me sortir de là et qu'on m'enterre dans un cimetière de Benghazi - le sol sec fait les meilleures momies.
La fièvre monte encore. Je dirais 41°.
Je me vois fuir au hasard, la tête encore enrubannée, au bras du môme et filant droit ou, au contraire, abandonné lui comme les passeurs abandonnent les réfugiés, en pleine mer, alors que c'est leur première fois sur l'eau. Mais dans mon cas le ressac sera couvert par les rires des femmes agglutinées contre le parapet de la terrasse ; des rires vexants, cruels, des rires de harpies auxquels je pourrais répondre par un doigt d'honneur mais ce serait agir comme les bourrins que je veux fuir. Surtout je vais comprendre qu'ils forment une ligne droite de sons. Si je veux réussir à fuir tous ces zombies, je dois entendre le bruit des vagues (oreille droite) et le chœur des femmes (oreille gauche) qui rient aux larmes en observant celui qui veut leur échapper. À charge pour moi de régler la stéréo, de ne pas faire une trop grande place à ces blagues que je ne pourrais m'empêcher de trouver comiques, à mon tour, car la vie s'accrochant à ce corps qu'elle devrait négliger, snober... tout de même... comme on parie sur une vieille rosse à l'hippodrome...
Nour enfin ! Elle entre elle s'avance elle murmure. Je n'écoute pas car je dois lui faire confiance, tout repose sur ma capacité à ne pas écouter l'angoisse qui déblatère. C'est Nour qui mène la danse, je dois me laisser faire. Elle me comprend elle me caresse : Nour enfin ! Ses mains sur moi, qui descendent, c'est elle. J'ai soif, j'ai tellement soif. La revoir, arracher les coques en plastique, la bande Velpeau. Elle pourrait m'emmener ? Malek ! Je lui dirais comment le plafond, et une partie du mur de la salle d'opération. Fièvre, Azraël ! Je n'entends plus les bavardages des autres, découpes noires qui embrassent et volent aussi bien, elles attrapent au vol, elle va entrer, se pencher sur moi, je n'entends plus rien que le froid, plus rien que hurler... Des chiens enflammés, des torches qui aboient et tentent d'échapper au pistolet du gardien. Qu'ils reculent. Nour enfin ! Jusque dans ton nom qu'est la version amputée de tout amour. Mais c'est parfait. Le feu, un cercle, des flammes. Nour enfin, ta main sur moi, pour m'emmener.
Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.
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