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Espèces dangereuses, Sergueï Shikalov, Éditions du Seuil, 2024.
Des souvenirs
réveillés par un verre de rouge sec
Des promesses
Des bouts de papier froissés, balancés à la corbeille, d'un geste désinvolte, un peu comme l'on se débarrasse des tickets de caisse en vidant les poches de son sac une fois par semaine
Le regard indifférent des gens que le passé a dupés encore et encore, trop las pour tenter de réfléchir à ce que
veulent dire
Des fantômes farouches rasant les murs de nos appartements, stupéfaits de nous voir somnambuler vers la cuisine dans la conviction qu'une tranche de pain de mie avec de la confiture et du fromage de chèvre Franprix saura combler le ventre insatiable de nos angoisses à deux heures du matin
L'odeur des produits de soin Biotherm pour homme dont on se servait sans gêne chez nos coups d'un soir ou deux ; des hommes aux prénoms que notre mémoire a soigneusement rangés au fond de la boutique ; des hommes aux traits flous, des hommes plus mûrs que nous ; des hommes émancipés, indépendants, « accomplis professionnellement » – indéniablement –
des hommes qui pouvaient se faire autant de croissants qu'ils voulaient au petit déjeuner, parce qu'ils savaient que ça ne nuirait aucunement à leur corps parfait
Les blousons Zara en skaï craquelé et les tee-shirts skinny fit aux imprimés « United Colors of Benetton » délavés que nos mères peinent à évacuer des armoires alors que l'on ne retourne au foyer familial qu'une fois par an, le jour de l'An, la valise bourrée de chocolats Lindt, de palets bretons Auchan « deux achetés le troisième offert » et de boîtes de Doliprane, tout à fait conscients de ne plus pouvoir rentrer dans ces robes de jeunesse et surtout dans les nouvelles lois de ce pays,
– un pays de plus en plus étranger
Nos chambres d'adolescent, les pièces scellées d'un musée, attribuées à personne, car on ne risque pas de laisser un héritier, et il n'y a rien de plus triste pour une mère que de vider la chambre de son enfant pour en faire un débarras
Des objets figés que personne n'ose déplacer. Des dictionnaires et des livres en langue étrangère ouverts à la même page depuis des années. Des babioles offertes par une fille follement amoureuse de nous au lycée, une fille qui espérait être embrassée un jour. Des crèmes antiacnéiques périmées, des prospectus d'agences de voyages proposant des tours last minute pour s'évader dans un hôtel cinq étoiles all inclusive en Turquie ou en Égypte. Des dates d'anniversaire et des événements importants surlignés au marqueur jaune fluo dans des Moleskine achetés en solde. Des stylos à bille Made in Japan asséchés
Le mur contre lequel se sont faits les premiers selfies. Le papier peint lavable, dans un état impeccable comme si collé hier, certainement parce que notre père avait « bien fait bosser ces tire-au-flanc d'Ouzbeks, tu peux me croire ! »
Notre mère appliquant de la crème régénératrice sur les mains dans la lumière tiède d'une lampe-pince accrochée à l'étagère au-dessus du lit, sa voix faible suppliant de mettre un bonnet car il fait encore frais dehors
Les secousses de techno glissant de la discothèque Propaganda jusque dans la rue. Une entrée surplombée d'une grille en fer forgé, grosses lettres majuscules arrachées à la nuit par la lumière du réverbère : ПРОПАГАНДА. Des taxis « sauvages » ralentissant devant de jeunes gens hilares et insouciants, cigarettes rougeoyant dans une nuit voilée d'un rideau de neige. Des voix pointillées d'accents d'Asie centrale proposant des courses pas chères. L'odeur de la clope dans l'air glacé et un verre de Long Island Iced Tea tremblotant dans des mains frigorifiées
Les mensonges qui les rendaient tous égaux, Moscovites et provinciaux. Pas de copine parce que les études passent avant tout ; pas de copine parce que le salaire est pour l'instant trop bas pour subvenir aux besoins d'une famille ; toujours pas de copine car il faut d'abord avoir les moyens d'acheter son appartement. Des excuses à efficacité certifiée, des formules à employer pour que les gens vous laissent tranquilles, jusqu'à la mort, en attendant la mort
Des compilations MP3 de Céline Dion, Roxette, Madonna, Mylène Farmer, Jennifer Lopez, Aqua ou E-Rotic et des films de Xavier Dolan en MPEG-4 recopiés chez le copain qui possédait un graveur de disques, le titre inscrit au feutre bleu permanent. Des boîtiers rayés empilés dans des cartons attendant leur tour d'être anéantis dans l'humidité des « escargots en métal », ces petits hangars que tout le monde faisait construire dans les années 1990 pour y ranger sa voiture, ses pots de cornichons et tout le superflu de la vie. De petits sanctuaires dont personne n'ouvre plus la porte aujourd'hui car un parking, c'est quand même plus facile, et une chanson ou un film, ça se télécharge sur Internet
Des chansons de Zemfira fredonnées en lavant les assiettes. Une tentative pour dompter les angoisses :
Я хочу, чтобы во рту оставался честный вкус сигарет ;
Haruki Murakami, Ken Kesey, Vladimir Sorokine, Anna Gavalda, Amélie Nothomb, Boris Akounine et Lioudmila Oulitskaïa, traduits ou en langue originale, ramassant la poussière sur les étagères ou introuvables en vente libre aujourd'hui. Des notes au crayon dans les marges, des mots incompris soulignés de rouge ou encerclés. Des pensées interdites
Des yeux étonnés rivés sur la grande affiche du Secret de Brokeback Mountain au-dessus de l'auvent du cinéma sur la place Pouchkine, quatre spots d'éclairage, « huit nominations aux Oscars »
Les magasins multimédias Studio Soïouz distribuant les disques officiels, « sous licence », accompagnés de livrets avec des photos inédites et les paroles des chansons, si inabordables mais si beaux
Les premiers barber shops Toni&Guy, leurs après shampoings à six cents roubles importés directement d'Angleterre et appliqués par les mains d'or des coiffeuses « habilitées » après une formation de cinq jours à Londres
Toutes les chansons du premier album de t.A.T.u résonnant comme un écho dans la tête à force de les avoir écoutées jour et nuit. La cassette achetée chez un petit disquaire non loin de la place des Trois-Gares, 200 km/h in the Wrong Lane. Le visage du vendeur. Un grand blond au nez magnifique qui pourtant ne lui plaisait pas trop – « trop gros ». Des mains de pianiste. Des yeux bleus ornés de longs cils. Son prénom aussi, qui est encore surligné en gras parmi tous les autres, car il avait eu le courage de proposer un échange de numéros. Personne n'a jamais appelé personne. Mais son numéro est toujours là, dans le répertoire de notre téléphone, grâce au nuage informatique qui immortalise les souvenirs que la mémoire humaine efface progressivement, un peu comme ces sépultures enveloppées de lierre au Père-Lachaise dont il ne reste que des noms et des dates gravés sur la pierre. Kirill du magasin de disques. Aucune idée de ce qu'il est devenu aujourd'hui, un mort-vivant – ou mort tout court, peut-être
Des privations volontaires, des repas sautés pour rendre les côtes apparentes et la jawline plus saillante, pour porter du XS
Les éditions collectors des disques de Mylène Farmer rapportées par les amis français rencontrés dans les files d'attente avant les concerts. Le coffret au revêtement en velours d'Avant que l'ombre… acheté à un Patrick sur eBay, double du prix d'achat, « neuf sous blister ». L'écorché en plâtre du Nº 5 on Tour, baptisé « le cadavre » par nos parents, trop encombrant pour passer en cabine, trop fragile pour être transporté en soute
Les gens qui nous lançaient « espèces de jeunots maximalistes » ou « libérastes », ceux qui taguent les portes des opposants politiques de la lettre « Z » aujourd'hui et appellent à enlever la nationalité à tous les « dissidents » émigrés, à tous les « traîtres »
La tête du Président, le même depuis plus de vingt ans, de plus en plus défigurée tantôt par la chirurgie esthétique, tantôt par les corticoïdes, tantôt par la solitude. Une bouche tordue aux lèvres rose pâle crachant des phrases enthousiasmantes visant à réunir le peuple, « les » peuples
Les visages haineux des propagandistes, leur manque de grâce et de cerveau. Des bouches déchirées par des hurlements hystériques, des arrêts cardiaques provoqués par la confiscation de villas sur le lac de Côme
Des balades sous les lampadaires au mois de mai, les scarabées du printemps virevoltant entre les branches de bouleaux, au-dessus des silhouettes marchant main dans la main
Des nez cassés et des étendards arc-en-ciel brandis pendant une énième marche des fiertés rapidement avortée
Restent des tableaux qui s'esquissent le temps de quelques secondes. Des sculptures de sable troublées par la marée haute
Reste le prénom soufflé depuis loin par le vent. Non pas l'un de ces prénoms fictifs adoptés dans les « Mecs de Moscou », mais le vrai, le nôtre, celui que nos parents nous avaient collé sans que l'on puisse dire si on aime ou pas… Un héritage ineffaçable, exonéré d'impôts
Restent des réveils en sursaut au milieu de la nuit, le cœur galopant dans la poitrine. Reste un silence total, complet, universel. Un silence qui fait peur et rassure à la fois, car on n'a plus rien à perdre
C'est finalement dans ce sas que l'on retrouve de la consolation. C'est finalement là que la mort et la renaissance se regardent sans se détester :
Et puis la nuit s'empare de tout, une page se tourne, et la journée se lève.
Entre nous reste l'amour.
Espèces dangereuses, Sergueï Shikalov, Éditions du Seuil, 2024.
[1] 1. « Je voudrais garder en bouche le goût honnête des cigarettes ; Je tiens beaucoup à ton regard, je tiens énormément à ta couleur. » (Ici et ailleurs dans le texte, traduction de l'auteur.)
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
Sur le quai, elle observe une femme qui gémit contre un pilier, se lamente. Sa plainte irradie autour du pilier, dessine des cercles concentriques. Un enfant prend le visage sale de la femme dans ses mains, le tient, veut obliger la femme à le regarder. L'enfant aussi est sale, visage souillé, noirci, vêtements tachés, défraîchis. La femme ne regarde pas l'enfant, malgré les petites mains, le petit visage qui veulent s'imposer à elle. Ses yeux regardent ailleurs, par-delà les jambes des voyageurs, par-delà les quais et les couloirs de métro. L'enfant ne dit rien.
L remarque que quand elle marche le figuier retrousse ses racines.
à remplir
sur le sol, L retrouve une lettre qui manque à son nom
L regarde longtemps le T sur le sol ; près de lui, l'ombre de L est plus sombre encore, d'un gris plus dense, presque noir ; le T semble flotter au-dessus d'elle – l'ombre de la poussette n'est pas dans l'image, la poussette est plus loin, elle n'est pas concernée par cette lettre retrouvée ;
L ne sait pas quoi faire à présent, elle ne sait pas comment récupérer ce T, comment l'incorporer à nouveau ; le T est là, il appartient au sol à présent, s'est fondu en lui, le T se détache du sol dans l'oeil de L mais sous les doigts rien ne le distingue du reste du trottoir, même granulosité, même épaisseur, même humidité : le sol a mangé le T, l'a fait sien, le T n'est plus à L mais au sol à présent ; le T et l'ombre de L se regardent depuis l'intérieur du sol, L les regarde depuis la surface – l'ombre est encore celle de L mais le T ne lui appartient plus, il ne la suivra pas lorsqu'elle partira, il faut lui dire au revoir ; L lui dit au revoir du bout des doigts et lui demande si le sol a mangé les autres lettres, où sont-elles ? le T ne répond pas ; L se relève, se remet à marcher, se met à chercher ;
ici un repentir, lignes effacées, peinture noire sur peinture blanche, épaisseurs mates couchées l'une sur l'autre, mais pas de lettre – ici une empreinte, des coussinets, des pattes félines figées dans le sol mou, mais pas de lettre – ici le sol fendu, fissure, entaille, brèche, peau pelée, coutures, sutures, pavés, poussière, touffes d'herbe, lignes jaunes bleues roses violettes, fouillis fluo chiffré codé annoté, usages, informations, limites mais pas de lettre – ici une plaine lisse, traces sombres et grasses, migration des plastifiants, plaques de métaux lourds, bouches, grilles, regards, bordures béton, chaussures de cuir noir, canne, chaussures de toile bleue, roulettes, pneus aux motifs variés, bottines de daim clair mais pas de lettre – ici les ombres des grillages barrières clôtures, des frontières dressées sur les frontières couchées, ombres des arbres, branches tendues, feuilles dansantes, balayant les lettres perdues mais pas les papiers, pas les rats crevés, les petits sachets de mayonnaise vides, les mégots, capsules, cannettes, chewing-gums, les lambeaux de plastique de toutes les couleurs – ici un oiseau a voulu rejoindre son ombre, se fondre dans le sol, une voiture a voulu écrire un oiseau sur le sol, l'oiseau a voulu écrire le poids de la voiture sur le sol, l'oiseau est tout plat à présent, est-il encore oiseau ? est-il devenu sol ? est-il plus sol que oiseau ? on lui voit le dedans, l'oiseau est autant le dehors que le dedans ; la lumière s'accroche aux plumes douces, le sang a bruni autour, ici un peu rouge encore sous le petit tas de plumes os rachis calamus tiges blanches chair bouillie, mais pas de lettre
L imagine une expérience : il faudrait attacher l'enfant, l'enfant apprendrait à marcher, se traînerait à quatre pattes dans un périmètre restreint par la chaîne, la corde, le lien qui astreint à un territoire, qui circonscrit ; l'enfant façonnerait son monde, un monde à sa mesure, sur mesure, fait par et pour son corps – le bitume peut fondre s'il atteint une température suffisamment élevée, il peut retrouver un état antérieur, liquide – au bout de sa corde, l'enfant chaufferait le bitume par la simple force de son corps, passant et repassant, le ferait fondre, lui rendrait sa mollesse, sa tendresse, y imprimerait son corps, lui donnant forme ; l'enfant et le sol ne faisant qu'un, se fondant l'un dans l'autre, éradiquant le plat, le lisse, creusant un gouffre, une cavité inédite, faite de chair, révélant les strates secrètes, les couches empilées, tous les sols amoncelés les uns sur les autres, remontant le temps ; L regarderait, immobile, L ne ferait que regarder le sol se défaire et se faire sous le corps de l'enfant, patiente, enracinée enfin, paisible, apercevant l'enfant à travers les branches du figuier – il n'y aurait rien d'autre à faire que de regarder – l'enfant à force de chauffer le bitume pourrait enflammer le monde et ne persisterait que le sol, le sol et rien d'autre, le sol et L et l'enfant pour y cheminer, le monde calciné autour, l'odeur de brûlé, les cendres du figuier – les empreintes examinées révéleraient des trajectoires, des cadences, des démarches à une deux trois quatre pattes, des écritures fuyantes ;
aujourd'hui les chaussures ne sont plus du tout blanches, elles sont d'une couleur indéfinie, sans nom, mais c'est le mot blanc qui reste pour les nommer, bien que les chaussures aient déserté ce mot
[ 15 : 11 : 00 ] - Une femme avec une poussette provenant de la rue Henri IV est arrêtée au niveau du passage piétons [ elle porte un manteau marron large, un pantalon sombre, des chaussures claires, ses cheveux sont attachés]. Elle ne traverse pas lorsque le feu passe au vert piéton. Elle regarde par terre et frotte les pieds contre le sol.
[ M. BELATAR a déclaré que l'enfant semblait dormir dans la poussette ]
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
Les fleurs sauvages, Célia Houdart, P.O.L., 2024.
Les premiers jours, lorsque Milva était chez sa mère, il lui fallait toujours quelques secondes le matin pour se souvenir qu'elle était là. Elle s'apprêtait à aller prendre ses cannes à pêche dans la remise. Elle avait l'impression, qui n'était pas toujours désagréable, d'être ailleurs. Ni tout à fait en Suisse, ni tout à fait en France. Dans un royaume intermédiaire.
À Mane, la petite fille des voisins d'Irène était assise à l'ombre sur l'escalier en pierre de sa maison. Elle descendit trois marches, se pencha pour saisir quelque chose. Se redressa, remonta les marches et tendit la main à sa mère qui se tenait debout sur le perron :
17.
Tintin avait vérifié une dernière fois sur la balance le poids des métaux et la proportion de cuivre et d'étain. La matière première était à portée de main : il suffisait de piocher dans un des tas qui s'élevaient à l'entrée de l'atelier, et où gisaient, pêle-mêle, des soupières, des pichets, des tuyaux de plomberie sectionnés et tordus. Agglomérat hétéroclite et instable du haut duquel dégringolaient régulièrement des éléments, que Jacques ou lui ramassait en passant, et réintégrait au grand tas, d'un geste machinal.
Jacques retira ses lunettes. Tintin, qui n'avait pas encore l'habitude de ces coups de chaud, transpirait à grosses gouttes. Jacques lui tendit une bouteille d'eau. Il demeura un moment hébété.
18.
Sam et Milva se retrouvèrent à la mi-août pour pratiquer des colorations. C'était un rituel entre eux. Sam voulait un noir brillant, plume de corbeau. Milva un rose pastel. Sur ses cheveux clairs, elle pensait que cela rendrait bien.
– Le poêle s'est éteint, on dirait.
Un jour qu'il apprenait à ses élèves la technique du lavis, monsieur Hermann raconta qu'il y a plus d'un millénaire un peintre chinois avait créé, avec un peu d'encre diluée, des montagnes, des sentiers, des fleurs, des promontoires, des pins accrochés à des rochers élevés, et l'une des plus mémorables cascades du monde. Et que pour tous ces spectacles, il n'avait usé que d'une seule couleur. Le noir. Mille nuances, du pâle au foncé, et sa spontanéité prodigieuse, avaient fait le reste. »
Les fleurs sauvages, Célia Houdart, P.O.L., 2024.
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