Porte ouverte

Didier Daeninckx, "Missak Manouchian est mort en chrétien !"


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Panthéonisé le 21 février 2024,  quatre-vingt ans après son exécution le chef du groupe de Résistants Communistes le plus célèbre de la région parisienne, n'a cessé d'inspirer l'écrivain Didier Daeninckx pour qui il a toujours fait figure d'archétype, de modèle. Tous deux liés à la banlieue rouge du 93 où ils ont été ouvriers, à cette ceinture ouvrière de Seine Saint-Denis, Didier Daeninckx m'explique son rapport très intime à cette figure exemplaire et multiple. 
Auditeur libre à la Sorbonne, poète créateur de 4 revues, Missak Manouchian ne se résume pas à la seule figure du martyre de la Résistance et aux visages hirsutes sur fond rouge, placardés sur les murs des villes françaises des dix parmi les vingt-trois résistants appartenant au FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée) qui furent exécutés sur le mont Valérien en 1944, après une campagne de propagande anticommuniste et antisémite menée par les nazis. Parmi eux, Missak Manouchian (1909-1944), apatride d’origine arménienne, membre fondateur du groupe de résistance qui porte son nom, récemment entré au panthéon avec son épouse Mélinée Manouchian, fut avant tout artiste et poète mais aussi un passeur de la Culture arménienne d'après le Génocide de 1915 dont il fut un rescapé.  
Manouchian, très tôt côtoie la violence – son père, résistant arménien, trouve la mort pendant le Génocide. Sa condition d’orphelin, l’exil, il la porte en lui et l'exprime dans sa poésie. En s’installant en France dont il admire la Culture, il découvre ce que cela signifie d’être considéré comme un « étranger ». À Paris, Missak étudie la littérature française à la Sorbonne et commence à écrire des vers dans sa langue maternelle, l’arménien. Ce passé pénible, cette angoisse qui lui colle aux os, et ces réminiscences incessantes qui agitent ses nuits, il les mettra désormais dans ses poèmes. 
« J’ai laissé derrière moi mon enfance au soleil nourrie de nature, / Et ma noire condition d’orphelin tissée de misère et de privation ; / Je suis encore adolescent ivre d’un rêve de livre et de papier, / Je m’en vais mûrir par le labeur de la conscience de la vie. » 
Ses poèmes sont empreints d’un profond sentiment de solitude, d’ennui, une mélancolie dévorante, appesantie par le poids des souvenirs. Parcourant sans fin ses souvenirs, Manouchian déploie à travers l’écriture poétique tout un monde d’images rétrospectives, de paysages de l’enfance, d’émotions tirées du passé, qui vivent encore et brûlent entre les lettres et les mots. La plume de Manouchian évoque en filigrane la violence et le sentiment d’isolement qui l'irrigue en proie à sa solitude de survivant:  
« Je suis une île jetée loin de la terre ferme… / Une ville engloutie par la mer sans limite / Fouettée par les bourrasques infinies, / Qui se lamente sans fin sur ses côtes rocheuses… »
L’Ennui, si fréquemment nommé dans ses poèmes, est lié à une attente pénible. Pénible car impossible à comprendre. Ce qu’attend Missak, il ne le sait pas : la paix ? la reconquête de la terre perdue ? Cette solitude c’est aussi celle de celui qui doute mais cherche cependant des signes, des raisons de croire encore. L’abandon du Dieu protecteur est très présent dans la poésie d’autres exilés comme Benjamin Fondane et sa poésie de la quête de Foi. Manouchian évoque d’une part l’absence du Dieu et, d’autre part, mobilise de manière pittoresque, les divinités du panthéon arménien –remplacé par le christianisme au IVe siècle de notre ère. 
« Persécuté par la vie, privé de foi, / En tout lieu je te cherche, Dieu. »
La lassitude vis-à-vis de soi se confond avec l’ennui. Étranger à lui-même, le poète en exil va pourtant dépasser sa solitude métaphysique pour se lancer énergiquement dans l'action résistante. La réponse à ses doutes concernat sa foi vient se clore le 21 février 1944, quand il décide de mourir en chrétien et dans le pardon. L'abbé Franz Stock lui donne alors l'absolution juste avant son exécution et sa dernière lettre, dont Aragon puis Ferré s'empareront pour construire sa légende, est pleine de paix et de force intérieure face à son tragique destin: "Je meurs en moi sans haine pour le peuple allemand".
 

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Porte ouverteBy Yann Porte