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La gaieté me sidère, Clarisse Michaux, Hourra, 2024.
J'ai été voir un film au cinéma alors que je n'avais pas envie de le voir. Je n'avais pas envie de le voir parce que j'étais persuadée qu'il était bien et même qu'il était parfait. Je savais que ce film était une œuvre d'art et que je serais obligée d'en convenir. Oui c'est une œuvre d'art ce film est parfait. Il est très bien parce qu'il ne s'y passe rien. C'est une idée. Filmer une femme qui pèle des pommes de terre et qui les cuit sans jamais couper la scène c'est une très bonne idée. Il fallait le faire maintenant c'est fait maintenant qu'est-ce qu'on fera d'autre au cinéma on se le demande. Il y a des gens qui se le demandent moi ça ne m'intéresse pas. Qu'est-ce qu'on peut faire encore après ce film ce n'est pas une question que je me pose. C'est une question interne au cinéma qui ne me regarde pas. Ce n'est pas une question que je juge ni que je méprise. C'est plutôt une question qui m'ennuie. Voilà pourquoi je ne voulais pas aller voir ce film. À cause de la question et de l'idée. Je me disais que ce film tenait en une idée et qu'il suffirait de l'énoncer pour y avoir accès. Les gestes banals d'une femme au foyer sont filmés du début jusqu'à la fin sans suspense. Une fois que l'idée est dite ça ne change rien d'aller voir le film ou de ne pas le voir. Je savais aussi qu'elle se prostituait et qu'elle finissait par tuer un de ses clients. Mais je savais que ça aussi ce n'était pas un événement et que c'était comme tout le reste. C'est-à-dire que comme tout le reste c'était soumis à cette idée. Tout sur un même plan la vie filmée toute plate et voilà tout. Puis j'ai quand même été le voir. Par orgueil pour dire je l'ai vu. Soit pour dire je l'ai vu et c'est un grand film. Soit pour dire tout l'inverse et dire par orgueil je l'ai vu mais franchement on en fait un peu trop autour de ce film. Je m'étais préparée mentalement à m'ennuyer mais je me suis rendue compte qu'on n'est jamais préparée face à l'ennui. C'était dur et c'était pénible. Au bout de trois heures vraiment c'était dur. J'ai fait comme je faisais petite quand je m'accrochais au bras de ma mère pour partir et qu'elle continuait à parler avec d'autres personnes et que je n'avais pas de téléphone ni de jouet. J'ai accroché mon œil à des détails le cordon du rideau un défaut dans le papier peint. J'ai trouvé des occupations très circonscrites très localisées. J'ai regardé encore cette femme nettoyer des choses qui n'avaient pas besoin d'être nettoyées. Puis je l'ai vue s'affaler dans son canapé. Et là il s'est passé une chose grandiose. Une chose qui n'a rien à voir avec une idée. Cinq minutes auparavant j'étais excédée j'aurais voulu sortir de la salle de cinéma pour prendre l'air. Mais à ce moment-là c'était terminé j'étais conquise. J'aurais parlé je serais passé pour une illuminée. Je ne sais pas le dire autrement. Cette femme m'a infligé une durée que je ne connaissais pas. Pourquoi étais-je restée ? J'étais restée juste pour voir. En même temps il y avait si peu à voir. En dix minutes on a tout vu. J'étais restée pour voir et j'avais vu une chose qui m'a ensuite forcée à écrire. Pendant des jours je suis restée hantée par Jeanne Dielman. Et il n'est pas un jour qui se passe sans que je ne pense à elle. Jeanne Dielman est un problème de durée. C'est une chose qui dure et qui vous rend malade. Elle vous empoisonne de durée. Au point que la solution du problème devient la durée elle-même. Je devine bien ce que l'on peut penser depuis un point de vue extérieur. Une vie ne change pas à cause d'un film. Mais il y a eu cette autre chose sans rapport en apparence avec Jeanne Dielman et qui m'incline à penser le contraire. Cette autre chose s'est mise en lien avec Jeanne Dielman parce qu'elle a coïncidé avec une même séquence de vie. Peu de temps après avoir vu Jeanne Dielman au cinéma je suis partie en vacances dans le Sud. J'ai logé chez un homme avec lequel j'entretenais une relation platonique. Très vite ce qui devait constituer une bouffée d'oxygène s'est transformé en sensation d'enfermement. J'ai compris que cet homme me désirait dans le corps et que pour une raison qui m'échappait je m'alignerais sur son désir. Tout m'invitait à m'éloigner de cet homme que je n'étais pas certaine de désirer. Tout m'invitait à fuir à partir en courant. Je suis restée en dépit du climat de violence qui s'instituait entre nous et en dépit du danger que je courais peut-être à demeurer dans sa maison. Je ne me suis pas expliqué tout de suite la raison pour laquelle j'ai persévéré dans l'inconfort. Une fois tirée de situation la chose m'est apparue dans une évidence crue. J'étais restée en vertu d'un principe aussi simple qu'insensé. J'étais restée pour voir. De façon confuse c'était la leçon de Jeanne Dielman que je m'appliquais à restituer : rester. Rester même quand on sait ce qui va se passer. Mais cette analogie est délirante et j'en ai conscience. Elle est source de plus d'interrogations que de réponses. Jeanne Dielman ne comporte aucun danger. Tout ce qui nous guette en sa compagnie c'est l'ennui. Avec Jeanne on sait qu'il ne se passera rien car on sait d'avance qu'elle ne fait que peler des pommes de terre. On sait aussi qu'on est au cinéma et qu'on n'y risque pas notre intégrité physique. Chez cet homme c'était l'inverse. Je pressentais de l'aventure et je pressentais de l'action. En un sens narratologique c'est tout l'inverse. C'est même l'opposé de Jeanne Dielman. Les jours passés chez lui se déploient comme une histoire avec un début et un climax. C'est plein de suspense et de rebondissements. Il y a de la tension et suffisamment pour construire un récit. C'est d'ailleurs tout ce qui m'a toujours fait vibrer. C'est ici que Jeanne Dielman a changé ma vie. Jeanne Dielman a mis un point à cette certitude. À la lumière de Jeanne Dielman le temps structuré par l'action a perdu de son relief. Il a cessé de constituer le point culminant de ma curiosité. Le temps structuré par l'action me parait désormais limité à un niveau de sens étriqué : celui de l'événement. La vie de Jeanne est toute autre. Pas une seule action. Que des actes. Laver le carrelage = une unité. Épousseter les bibelots = une unité. Cirer des souliers = une unité. Rabattre le couvre-lit = une unité. Rendre un service sexuel = une unité. Nouer une écharpe = une unité. Tuer le danger = une unité. Jeanne Dielman ouvrait donc le champ pour un autre cinéma. Un cinéma par-delà l'événement ou par-delà le danger. De cette manière elle posait une question qui ne devait plus concerner le cinéma seul : elle assassinait mon obsession pour l'aventure autant qu'elle effritait le crédit dont mon imaginaire avait doté plus avantageusement les hommes que les femmes. En plantant une paire de ciseaux dans la jugulaire de ceux qui prétendent générer du suspense elle me rendait plus que jamais disponible à celles à qui l'action se refuse mais dont la vie est faite d'actes.
La gaieté me sidère, Clarisse Michaux, Hourra, 2024.
La gaieté me sidère, Clarisse Michaux, Hourra, 2024.
J'ai été voir un film au cinéma alors que je n'avais pas envie de le voir. Je n'avais pas envie de le voir parce que j'étais persuadée qu'il était bien et même qu'il était parfait. Je savais que ce film était une œuvre d'art et que je serais obligée d'en convenir. Oui c'est une œuvre d'art ce film est parfait. Il est très bien parce qu'il ne s'y passe rien. C'est une idée. Filmer une femme qui pèle des pommes de terre et qui les cuit sans jamais couper la scène c'est une très bonne idée. Il fallait le faire maintenant c'est fait maintenant qu'est-ce qu'on fera d'autre au cinéma on se le demande. Il y a des gens qui se le demandent moi ça ne m'intéresse pas. Qu'est-ce qu'on peut faire encore après ce film ce n'est pas une question que je me pose. C'est une question interne au cinéma qui ne me regarde pas. Ce n'est pas une question que je juge ni que je méprise. C'est plutôt une question qui m'ennuie. Voilà pourquoi je ne voulais pas aller voir ce film. À cause de la question et de l'idée. Je me disais que ce film tenait en une idée et qu'il suffirait de l'énoncer pour y avoir accès. Les gestes banals d'une femme au foyer sont filmés du début jusqu'à la fin sans suspense. Une fois que l'idée est dite ça ne change rien d'aller voir le film ou de ne pas le voir. Je savais aussi qu'elle se prostituait et qu'elle finissait par tuer un de ses clients. Mais je savais que ça aussi ce n'était pas un événement et que c'était comme tout le reste. C'est-à-dire que comme tout le reste c'était soumis à cette idée. Tout sur un même plan la vie filmée toute plate et voilà tout. Puis j'ai quand même été le voir. Par orgueil pour dire je l'ai vu. Soit pour dire je l'ai vu et c'est un grand film. Soit pour dire tout l'inverse et dire par orgueil je l'ai vu mais franchement on en fait un peu trop autour de ce film. Je m'étais préparée mentalement à m'ennuyer mais je me suis rendue compte qu'on n'est jamais préparée face à l'ennui. C'était dur et c'était pénible. Au bout de trois heures vraiment c'était dur. J'ai fait comme je faisais petite quand je m'accrochais au bras de ma mère pour partir et qu'elle continuait à parler avec d'autres personnes et que je n'avais pas de téléphone ni de jouet. J'ai accroché mon œil à des détails le cordon du rideau un défaut dans le papier peint. J'ai trouvé des occupations très circonscrites très localisées. J'ai regardé encore cette femme nettoyer des choses qui n'avaient pas besoin d'être nettoyées. Puis je l'ai vue s'affaler dans son canapé. Et là il s'est passé une chose grandiose. Une chose qui n'a rien à voir avec une idée. Cinq minutes auparavant j'étais excédée j'aurais voulu sortir de la salle de cinéma pour prendre l'air. Mais à ce moment-là c'était terminé j'étais conquise. J'aurais parlé je serais passé pour une illuminée. Je ne sais pas le dire autrement. Cette femme m'a infligé une durée que je ne connaissais pas. Pourquoi étais-je restée ? J'étais restée juste pour voir. En même temps il y avait si peu à voir. En dix minutes on a tout vu. J'étais restée pour voir et j'avais vu une chose qui m'a ensuite forcée à écrire. Pendant des jours je suis restée hantée par Jeanne Dielman. Et il n'est pas un jour qui se passe sans que je ne pense à elle. Jeanne Dielman est un problème de durée. C'est une chose qui dure et qui vous rend malade. Elle vous empoisonne de durée. Au point que la solution du problème devient la durée elle-même. Je devine bien ce que l'on peut penser depuis un point de vue extérieur. Une vie ne change pas à cause d'un film. Mais il y a eu cette autre chose sans rapport en apparence avec Jeanne Dielman et qui m'incline à penser le contraire. Cette autre chose s'est mise en lien avec Jeanne Dielman parce qu'elle a coïncidé avec une même séquence de vie. Peu de temps après avoir vu Jeanne Dielman au cinéma je suis partie en vacances dans le Sud. J'ai logé chez un homme avec lequel j'entretenais une relation platonique. Très vite ce qui devait constituer une bouffée d'oxygène s'est transformé en sensation d'enfermement. J'ai compris que cet homme me désirait dans le corps et que pour une raison qui m'échappait je m'alignerais sur son désir. Tout m'invitait à m'éloigner de cet homme que je n'étais pas certaine de désirer. Tout m'invitait à fuir à partir en courant. Je suis restée en dépit du climat de violence qui s'instituait entre nous et en dépit du danger que je courais peut-être à demeurer dans sa maison. Je ne me suis pas expliqué tout de suite la raison pour laquelle j'ai persévéré dans l'inconfort. Une fois tirée de situation la chose m'est apparue dans une évidence crue. J'étais restée en vertu d'un principe aussi simple qu'insensé. J'étais restée pour voir. De façon confuse c'était la leçon de Jeanne Dielman que je m'appliquais à restituer : rester. Rester même quand on sait ce qui va se passer. Mais cette analogie est délirante et j'en ai conscience. Elle est source de plus d'interrogations que de réponses. Jeanne Dielman ne comporte aucun danger. Tout ce qui nous guette en sa compagnie c'est l'ennui. Avec Jeanne on sait qu'il ne se passera rien car on sait d'avance qu'elle ne fait que peler des pommes de terre. On sait aussi qu'on est au cinéma et qu'on n'y risque pas notre intégrité physique. Chez cet homme c'était l'inverse. Je pressentais de l'aventure et je pressentais de l'action. En un sens narratologique c'est tout l'inverse. C'est même l'opposé de Jeanne Dielman. Les jours passés chez lui se déploient comme une histoire avec un début et un climax. C'est plein de suspense et de rebondissements. Il y a de la tension et suffisamment pour construire un récit. C'est d'ailleurs tout ce qui m'a toujours fait vibrer. C'est ici que Jeanne Dielman a changé ma vie. Jeanne Dielman a mis un point à cette certitude. À la lumière de Jeanne Dielman le temps structuré par l'action a perdu de son relief. Il a cessé de constituer le point culminant de ma curiosité. Le temps structuré par l'action me parait désormais limité à un niveau de sens étriqué : celui de l'événement. La vie de Jeanne est toute autre. Pas une seule action. Que des actes. Laver le carrelage = une unité. Épousseter les bibelots = une unité. Cirer des souliers = une unité. Rabattre le couvre-lit = une unité. Rendre un service sexuel = une unité. Nouer une écharpe = une unité. Tuer le danger = une unité. Jeanne Dielman ouvrait donc le champ pour un autre cinéma. Un cinéma par-delà l'événement ou par-delà le danger. De cette manière elle posait une question qui ne devait plus concerner le cinéma seul : elle assassinait mon obsession pour l'aventure autant qu'elle effritait le crédit dont mon imaginaire avait doté plus avantageusement les hommes que les femmes. En plantant une paire de ciseaux dans la jugulaire de ceux qui prétendent générer du suspense elle me rendait plus que jamais disponible à celles à qui l'action se refuse mais dont la vie est faite d'actes.
La gaieté me sidère, Clarisse Michaux, Hourra, 2024.