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Le masque de Hegel, de Thomas Hunkeler


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Thomas Hunkeler mène une enquête littéraire et historique sur le masque mortuaire du philosophe allemand qui est conservé aux Archives littéraires allemandes de Marbach, près de Stuttgart. À partir d'une lettre d'André Breton à Paul Éluard mentionnant son existence, il interroge son authenticité et sa signification. Thomas Hunkeler révèle la fascination pour ces objets funéraires, tout en proposant une histoire parallèle du surréalisme. Entre mythe et réalité, ce masque s'avère trace du défunt aussi bien que projection de ceux qui l'observent. Dans cette mise en récit d'un essai, entre érudition et esprit d'investigation, Thomas Hunkeler éclaire un pan méconnu du rapport des avant-gardes à la mort et à l'héritage des figures intellectuelles, tout en s'attachant à montrer la « dimension collective de la poétique du masque mortuaire ».

Le masque de Hegel, Thomas Hunkeler, Seuil, Collection Fiction & Cie, 2025.




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1.

Sa face a quelque chose de brut, de brutal presque : l'impression première est celle d'une masse épaisse et lourde. À peine visibles, ses traits sont comme estompés, gommés, à l'exception de la bouche qui semble vouloir exprimer une certaine fermeté, tout comme la lourde mâchoire. Les yeux que l'on devine à peine sont fermés, comme s'ils avaient sombré dans la masse du visage, sous les cernes ; seuls les sourcils, broussailleux, et le nez parfaitement droit donnent du relief à la figure. Le front, haut, porte la trace de quelques rares mèches de cheveux qui ressemblent étrangement à des rides verticales. Il y a quelque chose de fruste et de mal dégrossi dans cette figure. En allemand, j'utiliserais à ce propos le terme grobschlächtig, qui fait résonner, à côté de la notion de grossièreté, celle de schlagen, « battre », mais sous une forme désuète, schlächtig, que l'on retrouve de nos jours surtout dans l'appellation de celui qui abat les bêtes, le Schlachter. Serait-ce la face d'un boucher ?

Vu de côté, le visage change d'aspect. L'impression de brutalité disparaît, la lourdeur s'atténue dans la mesure même où les traits s'accentuent, au niveau des joues et du menton surtout. Ce qui de front apparaissait comme de la fermeté obtuse se présente désormais plutôt comme une sorte d'immersion en soi, de retrait. Pour caractériser cet effet, je serais presque tenté de convoquer la définition de la statuaire grecque classique proposée par Winckelmann, qui évoque une expression de « noble simplicité et grandeur tranquille ». Ce n'est plus du tout un visage de boucher qui se dégage, mais celui d'un sage qui repose, tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change.
Cet effet n'est pas le fruit du hasard. Il est au contraire recherché car nous sommes devant un masque mortuaire en plâtre censé conserver l'aspect du dernier visage d'un homme - beaucoup plus rarement d'une femme tel qu'il se présente au moment du décès, ainsi celui de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, mort en 1831 (ill. 1 et 2). Son empreinte est précieusement gardée, en deux exemplaires, aux Archives littéraires allemandes de Marbach, près de Stuttgart, qui possèdent une importante collection de masques mortuaires, principalement d'écrivains, de musiciens et de philosophes allemands. Quand ils ne sont pas exposés, et ils le sont de plus en plus rarement, ces masques se trouvent rangés dans des étagères au sous-sol du bâtiment, abrités de la poussière par des rideaux. Notre époque semble avoir perdu l'intérêt pour ces représentations de morts célèbres. Ce qui naguère paraissait digne d'être collectionné et exposé, dans des contextes privés autant que publics, nous semble désormais relever d'un goût déplacé pour le macabre mâtiné de fétichisme. Ces masques, tout comme les derniers portraits ou photographies de personnes décédées, risquent fort, aujourd'hui, de choquer le public qui leur a substitué des photos gardant le souvenir des personnes défuntes lorsqu'elles étaient encore vivantes : comme si elles étaient toujours vivantes. Le memento mori est devenu, pour nous, un impératif désincarné, presque un appel à la jouissance, un quasi-synonyme du carpe diem.
Pourquoi, dans ces conditions, s'intéresser aux masques mortuaires, et en particulier à celui de Hegel ? Ce qui est certain, c'est que le masque de Hegel n'est pas un objet anodin, un simple bibelot appartenant à une époque désormais révolue. Comme nous le verrons, ce masque relate certes un chapitre du culte que le xix et le début du XXe siècle croyaient devoir à leurs grands hommes après leur mort, de la « piété nécrophile » (l'expression est de Jankélévitch) qui fut celle de nos sociétés jusqu'à une période récente ; mais il raconte surtout l'histoire des vivants qui ont cherché à s'approprier l'héritage, le capital et l'énergie dont ce masque était à la fois l'emblème et la trace tangible.

2.

C'est en parcourant la correspondance d'André Breton et Paul Éluard que j'ai découvert l'existence du masque mortuaire de Hegel. On y apprend qu'en janvier 1929, au moment où il vient de repartir de Paris à Arosa, dans les Grisons suisses, pour soigner sa santé, Éluard s'arrête à Bâle, ville frontière, pour envoyer à Breton un ouvrage qu'il vient de découvrir dans une librairie le « Totenmasken », comme il l'écrit. Il s'agit du livre de l'historien de l'art allemand Ernst Benkard, Das ewige Antlitz. Eine Sammlung von Totenmasken (La Face éternelle. Une collection de masques mortuaires), paru pour la première fois en 1926 à Berlin. Enchanté, André Breton accuse réception de l'envoi le 5 février 1929 : « Mon cher Paul, j'ai reçu avant-hier l'admirable livre dont tu m'avais parlé (Swift, Hegel, l'Inconnue de la Seine). Merci de tout mon cœur. »

La fascination des surréalistes pour le masque de l'Inconnue de la Seine, cette jeune femme prétendument noyée dans le fleuve et dont le visage aurait été moulé par un employé de la morgue, est bien connue (ill. 3). Depuis son évocation par Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, au tout début du XXe siècle, le sourire énigmatique de cette prétendue « Joconde du suicide » hante la littérature européenne, de Horvath à Nabokov et de Supervielle à Didier Blonde. Les surréalistes l'idolâtrent : pensons à Aurélien d'Aragon et aux célèbres photos du masque de l'Inconnue par Man Ray. Dans la lettre de Breton, le contexte immédiat dans lequel l'Inconnue apparaît a pourtant de quoi nous surprendre : Swift d'un côté, Hegel de l'autre.
Dans l'intention de mieux comprendre ce qui a pu fasciner Breton dans le livre de Benkard, je décidai d'en commander un exemplaire chez un antiquaire. À la réception de l'ouvrage, ma surprise fut cependant grande, obligé que j'étais de constater que si les masques de Swift et de l'Inconnue y étaient bel et bien reproduits, celui de Hegel n'y figurait pas. Je découvris rapidement que ce masque n'avait été ajouté qu'à la troisième édition augmentée de Das ewige Antlitz datant des premiers jours de 1929, laquelle venait de sortir des presses lorsque Éluard l'acheta à Bâle. Manifestement, c'est à cette occasion seulement que Benkard a pu intégrer les deux photographies, de face et de profil, du masque de Hegel. Le moulage était alors en mains privées, comme l'historien l'explique dans ses annotations : « L'exemplaire reproduit est en la possession de M. Wolfgang Grözinger (Munich), qui l'a acquis auprès du mouleur viennois Antonopulo. »
S'il n'est pas rare qu'on (re)découvre des masques mortuaires quelques années après la mort des personnes qu'ils représentent, l'apparition soudaine du masque de Hegel, deux ans seulement avant les commémorations du centenaire de sa mort, me parut bien curieuse. Ce masque avait-il vraiment été conservé depuis 1831 sans que le public en ait eu connaissance, et surtout sans que les proches, les élèves, les biographes du philosophe en évoquent même l'existence ? Que savons-nous de celui qui était alors son propriétaire ? Qui était celui qui le lui avait vendu ? À quel moment avait-on produit ce masque qu'aucun des biographes de Hegel ne semble avoir cru nécessaire d'évoquer ?

3.

Berlin, automne 1831. Depuis treize ans, Hegel est professeur à la Friedrich-Wilhelms-Universität, qui porte aujourd'hui le nom des frères Humboldt. C'est le couronnement d'une carrière académique qui l'a mené successivement de Tübingen, où il a fait ses études, à Iéna, Heidelberg et enfin à Berlin où il est nommé, à quarante-huit ans, à la chaire prestigieuse de philosophie, auparavant occupée par Johann Gottlieb Fichte. Sa renommée lui attire désormais de nombreux étudiants, en dépit de ses piètres qualités d'orateur. L'un de ses disciples, Heinrich Gustav Hotho, qui participera plus tard à l'édition posthume des œuvres complètes en éditant ses Leçons sur l'esthétique, se souvient de la rencontre avec le maître : « Je n'oublierai jamais la première impression donnée par son visage. Tous ses traits, pâles et mous, pendaient comme s'ils étaient morts ; ils ne reflétaient aucune passion dévastatrice, mais tout le passé d'une pensée silencieusement active nuit et jour. [...] Quelle dignité dans cette tête, quelle noblesse dans ce nez, dans ce front haut et voûté, dans ce menton calme. » En revanche, Hotho apprécie moins la façon dont Hegel donne ses cours : « Épuisé, la mine morose, il se tenait assis la tête baissée, replié sur lui-même, feuilletant constamment ses cahiers tout en discourant, cherchant sans arrêt, dans un sens puis dans l'autre, de haut en bas. » En 1829, Hegel devint cependant recteur de l'université, pour une année, comme c'était l'usage.

Lorsque le choléra, cette « hydre asiatique » comme on l'appelle alors, atteint la Prusse en mai 1831, puis la ville de Berlin en plein été, Hegel, qui est conscient de sa santé fragile, quitte sa maison Am Kupfergraben, sise directement à côté de l'université, pour se réfugier dans une maison de campagne qu'il loue depuis l'année précédente à Kreuzberg, un village situé à l'époque hors de la ville proprement dite. Contrairement aux métropoles de Paris et Londres qui ont lancé dès le début du XIXe siècle de grands travaux d'aménagement pour augmenter les ressources en eau potable, la situation hygiénique de Berlin est à l'époque encore rudimentaire peu de rues sont pavées et on continue de vider les eaux usées directement dans les rivières et les canaux. Les mesures de quarantaine et les cordons sanitaires rapidement mis en place par les autorités militaires ne suffisent pas à enrayer l'épidémie, qui fera en six mois un peu plus de 1 400 morts dans la capitale prussienne.
Dans une lettre à sa mère, Marie Hegel se réjouit cependant le 6 novembre 1831, après le retour de la famille en ville, du séjour à la campagne qui aurait fait du bien à son mari : « Hegel fait surtout l'éloge du bon air pur si sain de là-bas. De retour en ville, il affirme se sentir comme un poisson qu'on aurait transporté de l'eau de source dans une eau stagnante. » Le philosophe ne croit pas si bien dire. Quelques jours plus tard, le jeudi 10 novembre, il reprend ses cours à l'université, consacrés cette année-là à l'histoire de la philosophie et à la philosophie du droit ; le samedi, il fait passer quelques examens. Mais le dimanche, il a un malaise après le petit déjeuner, qui empire brutalement. Le lendemain, peu après cinq heures de l'après-midi, Hegel meurt, probablement d'une attaque foudroyante de choléra. C'est du moins l'avis des deux médecins traitants et par conséquent des autorités qui décident immédiatement de faire sceller puis de désinfecter la pièce où le philosophe est mort. « Ces sages messieurs ont tout désinfecté, écrit Marie Hegel, car telle est la loi, ils ont emporté mes lits et ne m'ont rien rendu de ce qui se trouvait dans la chambre. » Si l'on ne juge pas nécessaire d'isoler la femme de Hegel qui l'a pourtant soigné pendant ces deux jours, « sans doute parce que personne ne croit à cette histoire de contagion », pense-t-elle, une intervention ferme de l'influent conseiller ministériel Johannes Schulze sera nécessaire auprès des autorités pour éviter au philosophe un enterrement hâtif et nocturne au nouveau cimetière établi hors de la ville et réservé aux victimes de l'épidémie. Le 16 novembre, Hegel sera enterré, après une cérémonie à l'université, au Dorotheenstädtischer Friedhof de Berlin Mitte, à côté de Johann Gottlieb Fichte.
Vu les conditions dramatiques de la mort de Hegel en pleine période épidémique, on voit difficilement comment un mouleur aurait pu procéder au prélèvement d'un masque mortuaire. Dans aucune des lettres qui retracent les derniers instants du philosophe, et elles sont assez nombreuses, il n'est d'ailleurs fait mention d'une telle action qui, de toute évidence, aurait été illégale. Le principal souci de la famille et des proches de Hegel était alors de lui permettre un enterrement digne, et non de procéder au moulage d'un masque mortuaire. Cela dit, il aurait été tout à fait possible, et sans doute probable dans le contexte de l'époque, d'envisager la production d'un masque mortuaire du philosophe si les conditions sanitaires ne l'avaient pas expressément interdit. Au moment de sa mort, Hegel était en Allemagne une figure publique importante, ce dont témoignent les nombreux tableaux, dessins et médaillons sur lesquels il est alors représenté. Rappelons aussi qu'avant l'invention de la photographie, les masques mortuaires servaient souvent de patron aux bustes que l'on aimait fabriquer, habituellement en transformant la face du mort, avec ses yeux clos, en un portrait in vivo sur lequel il était représenté les yeux ouverts.

Le masque de Hegel, Thomas Hunkeler, Seuil, Collection Fiction & Cie, 2025.

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