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By Isabelle Kortian
The podcast currently has 150 episodes available.
Gérard Chaliand est un voyageur dont le goût pour les récits d’aventure l’a conduit depuis ses 18 ans de l’Algérie à l’Inde, du Vieux Monde au Nouveau Monde, de l’Occident au Moyen Orient.
L’observateur des relations internationales et le spécialiste des conflits notamment asymétriques, est aussi un poète.
Belkacem Meziane nous invite à remonter le temps dans l’anthologie musicale qu’il publie et présente à nos auditeurs et auditrices. Rhythm’n’blues retrace en effet vingt ans de musique, allant de 1942 à 1945, qui donneront naissance à deux nouveaux courants : la soul et le funk.
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le public noir américain se passionne pour le jump blues, un genre musical nouveau, à la croisée du swing, du blues, du boogie woogie et du gospel.
En 1949, le magazine Billboard crée le top rhythm’n’blues, un terme qui sera désormais adopté par toute l’industrie musicale pour qualifier une diversité de courants allant du boogie woogie de Louis Jordan au doo-wop de The Clovers en passant par la fusion blues/gospel de Ray Charles et le blues survolté de Chuck Berry.
Le rhythm’n’blues propulse alors le marché de la musique populaire noire à l’échelle nationale jusqu’au milieu des années soixante.
Bonne écoute et bel été !
ET :
Hamit Bozarslan, historien et sociologue du fait politique, spécialiste du Moyen-Orient, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), publie Le double aveuglement, aux éditions du CNRS.
L’effet de sidération provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, dans la nuit du 24 février 2022, est une conséquence de l’aveuglement des pays européens et des États-Unis vis-à-vis de la nature du régime de Poutine. Jusqu’au passage à l’acte, personne ou presque ne croyait (possible) que Poutine, bien qu’ayant massé des troupes sur les frontières de l’Ukraine, envahirait ce pays. Tel est le premier type d’aveuglement dont Hamit Bozarslan fait l’analyse. Avec la chute du Mur de Berlin, l’implosion de l’Union soviétique, la fin de la Guerre froide, les démocraties bourgeoises libérales ont cru à l’avènement de la fin de l’histoire, pensant qu’elles avaient gagné la guerre contre le bloc soviétique et que le temps des passions était désormais révolu. Aveuglées, elles se sont trompées, elles n’ont pas voulu voir tout ce qui pourrait remettre en cause leur conviction, oubliant le rôle que les passions et l’irrationnel pouvaient jouer dans la décision de déclencher une guerre. Elles n’ont aussi par leur inaction (en 2008 en Géorgie), leur démission en 2015 (en Syrie avec la fameuse ligne rouge qui n’en était pas une), leur silence, leur lâcheté, posé aucune limite au projet expansionniste et révisionniste de la Russie poutinienne et à la dérive autoritaire du régime.
Qu’en est-il de l’aveuglement du côté de Poutine et de son régime ? le dirigeant russe est mu par la volonté de reconstituer l’Union soviétique, il se projette dans une vision néo-impériale de la Russie sans comprendre le changement stratégique d’époque qui fait de la Russie d’aujourd’hui un Etat post-impérial. Vouloir reconstruire l’Empire est une forme d’aveuglement, une mission impossible car il manque à la Russie les éléments fondamentaux pour le faire tels qu’analysés au XVIème siècle par Ibn Khaldoun, penseur érudit musulman. Il faut une solidarité égalitaire interne (asabiyya), une idée universelle (da’wa) et un projet d’élévation (avec un esprit de sacrifice) pour construire un empire. Poutine n’a aucune de ses trois cartes en main et sa volonté de reconstituer l’Union soviétique est par conséquent vouée à l’échec. Les théoriciens et idéologues qui l’entourent se trompent en se pensant dans un temps historique de fondation d’empire. L’Empire russe s’est effondré une première fois en 1917 et une seconde en 1990.
Si donc l’Union soviétique est bien morte, si nous ne sommes pass non plus au temps de Catherine II, il convient dès lors de penser la guerre actuelle en Ukraine comme un affrontement entre forces démocratiques et forces antidémocratiques. Si les régimes démocratiques ne sont pas belliqueux, bellicistes, revanchards, et s’ils ne peuvent gagner que les combats menés en leur sein pour davantage de démocratie libérale et davantage de démocratie sociale, ils ne doivent pas pour autant faire preuve de lâcheté et démissionner face à leurs responsabilités nationales et internationales, comme ils l’ont fait durant la guerre d’Espagne, souligne Hamit Bozarslan, en n’aidant pas, au nom de la neutralité, la jeune République espagnole attaquée par les troupes de Franco qui furent sans scrupule aidées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.
ET
Bayram Balci, chercheur au CERI- Sciences Po Paris et ancien directeur de l’Institut français des études anatoliennes à Istanbul (IFEA) de 2017 à 2022.
Le 28 mai 2023, à l’issue d’un second tour de scrutin aux élections présidentielles, Recep Tayyib Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat à la tête de l’État turc.
L’opposition, créditée à tort d’une avance dans les sondages d’opinion à la veille du premier tour de scrutin, n’est donc pas parvenue à renverser la donne et mettre fin aux vingt années de pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan. Les électeurs qui se sont massivement rendus aux urnes (87 et 85% de taux de participation) ont confirmé au second tour ce qu’ils avaient déjà signifié lors du premier tour, à la coalition d’opposition dirigée par Kemal Kiliçdaroglu : ils doutaient de sa capacité à gouverner sans blocages, avec efficience, le pays confronté à une grave crise économique, dans un environnement international tendu, souligne le chercheur Bayram Balci.
Si les Turcs ont pensé sanctionner dans les urnes le pouvoir en place pour l’inflation, la récession économique, la gestion calamiteuse des secours après l’effroyable séisme du 6 février dernier, pour le recul des libertés politiques et civiles et avec elles celui de l’État de droit, ils ne l’ont finalement pas fait, faute d’accorder suffisamment de confiance à l’opposition hétéroclite pour restaurer l’État de droit, reconstruire dans les régions sinistrées, et améliorer leur situation économique.
Plus grave encore, note Bayram Balci, l’opposition qui entendait incarner face à une pratique et dérive autoritaires du pouvoir, le retour à la démocratie et à ses valeurs, s’est discréditée dans l’entre-deux-tours en se lançant dans une surenchère nationaliste, xénophobe, vis-à-vis notamment des réfugiés syriens installés en Turquie. Elle s’est décrédibilisée, fragilisant notamment le récit d’une refonte et modernisation du CHP (le parti fondé par Kemal Atatürk), à mettre au crédit de son leader, Kemal Kiliçdaroglu, à la tête du CHP, depuis 13 ans.
Pour la gauche turque dans son ensemble, l’heure est critique. Si elle veut à nouveau compter et peser sur la scène politique, ne doit-elle pas commencer par poser un certain regard critique sur elle-même ? Si le pays est clivé entre pro et anti- Erdoğan, ne convient-il pas aussi de constater que les élites intellectuelles, urbaines, sécularisées qui incarnaient ça et là la Turquie moderne et occidentalisée, le faisaient à l’exclusion de tous les autres citoyens du pays, jusqu’à l’arrivée d’Erdoğan et de l’AKP au pouvoir ? La fracture est-elle réparée ? Sont-elles aujourd’hui moins coupées de l’immense majorité des gens ? L’électorat de l’AKP et d’Erdoğan, se sent-il davantage considéré par elles, vingt ans plus tard, malgré l’usure du pouvoir et ses dérives ?
L’heure du bilan a aussi sonné pour le mouvement national kurde. Ces dernières élections ont montré que le HDP ne joue plus le rôle de troisième force politique qu’il avait récemment acquis. Certes, la répression qui frappe ce parti, ses élus et ses maires y a contribué, mais l’absence de clarification sur des questions ultra sensibles pour la société (et pas seulement pour les forces de sécurité), fait problème. Le clip du PKK pendant la campagne électorale n’a pas facilité la tâche des uns et des autres.
Recep Tayyib Erdogan a choisi pour former son gouvernement une équipe de technocrates, libérale sur le plan économique et conservatrice sur le plan sociétal. Il esquive ainsi les reproches faits précédemment d’avoir préféré la loyauté aux compétences. La nomination de Mehmet Simsek, bénéficiant d’une notoriété internationale dans le monde de la finance, au poste de ministre du trésor et des finances, et partisan d’un retour à des politiques orthodoxes pour redresser les finances du pays, est de nature à rassurer les investisseurs étrangers et les marchés. L’enjeu est de taille dans un pays où l’inflation a atteint en 2022, selon les estimations, entre 64 % et 140 %, et où la devise a perdu 78 % de sa valeur face au dollar, depuis 2018. La nomination à la tête de la Banque centrale d’Hafize Gaye Erkan, une ancienne cadre de Goldman Sachs recommandée par Mehmet Simsek, renforce pour l’heure l’hypothèse que ce dernier est l’un des deux piliers de ce nouveau gouvernement.
Hakan Fidan, jusqu’alors chef des renseignements turcs (MIT), nommé au poste de ministre des affaires étrangères en remplacement de Mevlüt Çavusoglu, sera le deuxième pilier du gouvernement. Restée discrète jusqu’ici, cette figure incontournable de l’histoire récente du pays sort aujourd’hui de l’ombre. L’homme est connu pour avoir mené des négociations secrètes, non abouties, avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée, classée terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux). Il a aussi joué un rôle dans la mise en échec de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Sans connaître de revirement majeur, notamment en ce qui concerne les relations avec la Syrie, la politique étrangère de la Turquie s’attachera probablement à réparer les liens avec ses voisins et avec les Occidentaux.
Enfin, dernière observation à propos de la formation de ce gouvernement, la présence de cinq personnalités kurdes, dont le vice-président, fut peu commentée. Ce fait n’est pourtant pas anodin. Il pourrait être un signe de la volonté présidentielle de poursuivre dans la voie initiée par Turgut Ozal et tenter une véritable normalisation des relations avec les Kurdes de Turquie.
ET :
Luba Jurgenson, Vice-présidente de l’association Mémorial-France, écrivain, professeur de littérature russe à Sorbonne-Université au département des études slaves, directrice du Centre Eur’Orbem (cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane). Traductrice de Vassili Grossman (Pour une juste cause et plus récemment Souvenirs et Correspondance, Calmann-Lévy, 2023) elle publie Sortir de chez soi aux éditions La Contre-Allée et Quand nous nous sommes réveillés – Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine aux éditions Verdier.
Écrivaine et spécialiste de littérature russe, Luba Jurgenson présente Souvenirs et Correspondance, un recueil de textes inédits de Vassili Grossman (1905-1964) dont elle vient d’achever la traduction. Du même auteur, elle avait précédemment traduit Pour une juste cause, un roman qui restitué dans son intégralité, sans les ciseaux de la censure, grâce à Robert Chandler, le traducteur anglais de Vassili Grossman, forme manifestement avec Vie et Destin un vrai diptyque, les deux volets d’une fresque sur la bataille de Stalingrad. Rappelons que Vie et destin, le roman où l’auteur est au sommet de son art, fut confisqué par le KGB et publié en russe seulement en 1989 à la faveur de la Glasnost.
Qui est Vassili Grossman, cet écrivain de langue russe, né dans une famille juive, à Berditchev, situé en Ukraine, dans la zone de résidence où, de 1791 à 1917, étaient confinés les Juifs qui vivaient dans l’Empire russe ? La mesure prise par l’impératrice Catherine II ne fut abolie qu’avec la Révolution d’Octobre 1917. Cette zone était composée de vingt-cinq provinces incluant l’Ukraine, la Lituanie, la Biélorussie, la Crimée et une partie de la Pologne (qui avait été partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche en 1772). Les Juifs étaient déclarés indésirables, en particulier, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, et forcés d’habiter dans la « zone de résidence ». Par la suite, ils ont été également expulsés des régions rurales situées à l’intérieur de la « zone » et obligés de vivre seulement dans des shtetls.
Vassili Grossman, qui a vingt-ans en 1925, put donc étudier à Kiev et fréquenter l’Université de Moscou ensuite. Il est d’une certaine façon un produit parfait de la culture soviétique nouvelle, adoubé du reste à ses débuts par Maxime Gorki. Mais, d’emblée, il est en décalage avec le réalisme socialiste et les canons en vigueur dans la littérature soviétique. Le différend s’articule sur la notion de vérité. Vassili Grossman, ingénieur de formation, ayant travaillé dans une mine du Donbass, et partagé le quotidien des ouvriers (le Prolétariat) est bien ou mieux placé que les écrivains qui n’y ont jamais mis les pieds, pour décrire la force de travail des ouvriers. Il décrit concrètement ce qu’il voit et observe, quand d’autres écrivent ce qui doit être, ou est supposé devenir, la vérité de demain. La lecture de Souvenirs et Correspondance illustre sa posture d’écriture. Ce volume retrace en effet les grandes étapes de sa vie et de l’histoire soviétique à travers ses lettres, ses carnets de guerre et le témoignage de Fiodor Guber, son fils adoptif, qui vécut à ses côtés de 1937 à sa mort, en 1964. Luba Jurgenson explique en quoi cet ouvrage inédit, aux échos très actuels, offre une vision personnelle et intimiste du romancier.
Avec ce livre, on entre dans le quotidien de l’écrivain, on découvre les lieux où il a vécu, sa table de travail, ses goûts culinaires, son goût du détail. On apprend par exemple qu’il aimait se promener dans le zoo de Moscou. Dans le récit Tiergarten – paru en 2006, dans Œuvres chez Robert Laffont, – Vassili Grossman décrit la Seconde Guerre mondiale à travers le regard d’un gardien de zoo berlinois. En lisant et traduisant Souvenirs et correspondance, Luba Jurgenson a compris qu’il s’est rendu au zoo de Berlin, en ce mois de mai 1945, parce qu’une promenade au zoo est une chose naturelle chez lui.
Son attention aux détails révèle l’expérience intime qu’il a du travail, de la guerre, de la vie partagée avec les soldats au front. Il parle d’eux plutôt que des généraux. Journaliste et reporter de guerre, il ne pouvait pas ne pas voir et ne pas parler des horreurs de la guerre et de la Shoah, et les désigner par leur nom ou les mentionner pour ce qu’elles sont. Il est ainsi pionnier dans la désignation des violences de masse et exterminatrices. Qu’il s’agisse de parler de la Shoah par balles dont sa mère restée à Berditchev sera victime, de la particularité de la famine en Ukraine, l’Holodomor, de l’extermination des Juifs dans les camps de la mort nazis (Treblinka), mais aussi des répressions staliniennes, du Goulag, des exactions commises par l’armée Rouge dans les pays libérés du nazisme. Il n’y a pas de sujet tabou dans son écriture. Ce qui donne à son œuvre une actualité particulière, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine en février 2024. Lire Grossman aujourd’hui, c’est revisiter, reconnaître les lieux qui subissent les bombardements et les massacres russes. C’est prendre non seulement la mesure de la succession des violences qui ont déferlé sur ces territoires, mais encore apprendre à déjouer le mensonge généralisé et la propagande d’hier et d’aujourd’hui, car il y a quelque chose de subversif dans son écriture cinématographique qui invite le lecteur et témoin de se temps à porter un regard autonome, à penser par soi. L’absence ou la présence d’un objet, suffit à dire ou restituer le contexte violent de l’époque vécue, malgré la censure.
Dans Sortir de chez soi, un très bel essai dans lequel Luba Jurgenson parle de son travail de traductrice, elle pointe un paradoxe. Traditionnellement, on traduit d’une langue étrangère dans sa langue maternelle. Or, le russe est sa langue maternelle dont elle s’exmatrie lorsqu’elle traduit du russe en français, pour s’empatrier dans une autre langue, le français qui au fil du temps est devenue sa langue d’écriture. Mais elle insiste sur l’inachèvement du processus : le roman dont elle vient d’achever la traduction en appelle une autre, une traduction en russe par exemple, car « traduire, c’est comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous ». Mais pourquoi traduire et écrire ? Quand on écrit, dit Luba Jurgenson, on invente sa langue. La traduction est en revanche une leçon d’humilité, il faut inventer la langue de l’autre, il faut pour cela sortir de chez soi et se faire passeur. Sortir de chez soi, non pas pour en rapporter quelque chose, mais pour ne jamais revenir. Le traducteur est un lecteur : il n’y pas de texte achevé ou de traduction achevée.
Dans le récit Quand nous nous sommes réveillés, Luba Jurgenson évoque l’effet de sidération provoquée par l’invasion de l’Ukraine dans la nuit du 24 février 2022 : le sentiment pour certains de se réveiller trente ans en arrière et pour d’autres une régression 70 ans en arrière. Le retour de la peur.
Pour elle, qui a quitté Moscou, sa ville natale, en 1975, c’est aussi existentiellement le retour sans détour d’une inquiétude, enfouie peut-être, qui ne l’avait jamais vraiment quittée. Quand est-elle retournée en Russie et en ex-Union soviétique, pour la première fois après l’implosion de cette dernière ? Quand a-t-elle compris à quelques signes avant-coureurs qu’à nouveau elle n’y retournerait pas de sitôt ? Comment son travail sur les violences de masse et la transmission de cette mémoire longtemps occultée, tendait, tend précisément à empêcher que tout cela, que la paix sur le continent européen ne soit qu’une parenthèse.
On ne tourne pas une page de l’histoire comme on peut feuilleter un livre. Sans exhumation du passé, l’avenir reste compromis et avec lui la sortie de la violence et du mensonge.
ET :
Jean-François Lhuillier, ancien chef de poste de la DGSE à Tripoli (Lybie), en mission durant trois ans, de juillet 2009 à mars 2012, publie L’homme de Tripoli. Mémoires d’agent secret aux éditions Mareuil.
Après avoir servi dans l’armée, le lieutenant-colonel Jean-François Lhuillier formé au premier régiment de parachutistes d’infanterie de marine, a poursuivi sa carrière à la DGSE (direction générale de la Sécurité extérieure, créée en 1982). Durant 25 ans, il opéra en qualité d’agent secret. Il fut notamment chef de poste de la DGSE à Tripoli, de juillet 2009 à mars 2012, durant les années cruciales qui virent la chute de Mouammar Khadafi.
La DGSE, qui a succédé au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, fondé en 1945), est depuis sa création composée de civils et de militaires. Si ces derniers ne représentaient au début qu’un quart des effectifs, à la fin des années 1980, civils et militaires sont en proportion égale. Le terrain, la mission, comme le souci de l’État rassemblent ces deux populations aux cultures différentes. On constate au tournant du XXIème siècle que de plus en plus d’agents ou d’officiers traitant font partie du personnel d’une ambassade, bénéficiant d’un passeport diplomatique, mais d’autres continuent d’opérer seuls, sans couverture diplomatique.
Qu’est-ce qu’un chef de poste extérieur de recherche ? C’est un membre de la DGSE en mission de longue durée dans un pays étranger où, sous une couverture appropriée, il mène clandestinement, seul ou à la tête d’une équipe, des opérations de recueil de renseignements sur des objectifs définis par le Service, à l’aide de ressources humaines qu’il aura recrutées ou qui lui auront été transmises. Une fonction officielle de liaison auprès des services secrets du pays ou de la zone considérée est, de nos jours, le plus souvent ajoutée à ses missions, compliquant la préservation de la clandestinité de ses opérations extérieures. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, après les attentats du 11 septembre 2001, il était chargé d’une coopération avec les services secrets libyens, inquiets comme les services français de l’expansion d’Al-Qaïda au Maghreb et dans les États du Sahel. Il s’agissait d’endiguer la menace terroriste avec le plan Sahel et d’associer les Libyens au plan de lutte, ainsi que les États du Sahel.
Jean-François Lhuillier illustre ainsi à travers son expérience la place et le rôle de la DGSE dans la politique extérieure de la France.
Or, lorsqu’éclatent le 15 février 2011, à Benghazi, en Cyrénaïque, les premières manifestations pacifiques opposées au régime de Mouammar Kadhafi – 200 personnes protestant devant le siège de la police contre l’arrestation de l’activiste des droits de l’homme Fathi Tarbel – rien ne laissait supposer qu’il s’agissait du début de la fin du régime Khadafi. Violemment réprimée à Benghazi et al-Baïda, la contestation s’étend à d’autres villes. L’opposition appelle à un « jour de colère », le 17 février, contre le gouvernement de Kadhafi, lequel répond par la force aux insurgés. La situation semble échapper au contrôle et la contestation s’amplifier de la frontière égyptienne jusqu’à Ajdabiya. C’est du moins à l’étranger l’impression que donne la couverture des événements, alors que sur place le chef de poste de la DGSE et le personnel diplomatique de l’ambassade sont eux-mêmes surpris par la façon dont la chaîne de télévision satellitaire d’information en continu qatarienne Al Jazeera (qui revendique 25,23 millions de spectateurs dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord), couvre les événements en lui conférant une ampleur injustifiée aux yeux des observateurs sur place. Il est question d’insurgés, de révolution, d’opposition organisée. S’agissait-il vraiment d’une révolution ? On peut en douter, selon Jean-François Lhuillier. L’emballement des médias à la suite d’Al-Jazeera vaut-il emballement de l’histoire ?
Certes, la Cyrénaïque est réputée pour ses positions hostiles au pouvoir central de Tripoli, l’Est du territoire s’opposant à sa partie Ouest et à l’homme de l’Ouest qu’incarne Khadafi au pouvoir depuis 42 ans. Elle réclame une meilleure répartition entre l’Est et l’Ouest de l’argent du pétrole exploité au centre du pays. Mais les observateurs sur place n’ont pas vu de signes avant-coureurs d’une contestation ni ses prémisses révolutionnaires. Plus stupéfiante encore, la décision des autorités françaises, contre toute attente, d’évacuer dans la précipitation leurs ressortissants et de fermer la représentation diplomatique. C’est un événement rarissime ! En son sein, le poste de recherche extérieure de la DGSE cesse aussi ses activités et reçoit l’ordre de détruire ses matériels et archives, avant que les clés de l’ambassade ne soient remises aux Russes !
Les frappes de l’aviation française qui eurent lieu en mars 2011, ont apparemment été décidées et planifiées en haut lieu, dans le plus grand secret ? A quel moment exactement ? Pour quelles raisons cette précipitation inédite dans un contexte de printemps arabes ? Était-ce vraiment comme on l’a dit pour protéger la population ou plutôt l’occasion de se débarrasser d’un trublion de l’ordre international, rôle qu’endossa le Colonel libyen après la mort de l’égyptien Nasser, et qui passa au fil des ans du financement du terrorisme international dans les années 1970 au financement de la campagne électorale de l’ancien président Sarkozy en 2007 (cf. le réquisitoire du Parquet national financier dans l’affaire Sarkozy-Khadafi, signé le 10 mai 2023, demandant que Nicolas Sarkozy soit jugé pour « recel de détournement de fonds publics », « corruption passive », « financement illégal de campagne électorale » et « association de malfaiteurs » dans le dossier libyen ?
L’intervention militaire est lancée en toute hâte, sans avertissement préalable et sans avoir utilisé les canaux directs entretenus avec l’entourage de Sarkozy. Quelles en furent ses conséquences ? Jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ensuite le chef de poste est-il renvoyé sur le terrain, après les frappes françaises, pour prendre contact avec les forces de l’insurrection et jauger leurs capacités organisationnelles et aptitude à renverser Khadafi ? Ne savait-on donc rien à leur sujet jusque-là, avant les manifestations et avant les frappes ? Quand ces forces insurrectionnelles sont-elles apparues ? Pourquoi plus tard l’état-major et l’entourage du président Sarkozy s’impliquent-ils pour exfiltrer la famille de Bachir Saleh, le grand argentier du régime ?
Jean-François Lhuillier nous livre, chronologie à l’appui, un témoignage inédit sur les circonstances de la chute du Colonel Kadhafi et ses conséquences.
Jean-François Lhuillier, L’homme de Tripoli. Mémoires d’agent secret, Mareuil éditions
Philippe Mouche, romancier, dessinateur et journaliste. Il a travaillé notamment pour Libération, Le Monde, Terre Sauvage et l’AFP. Il est l’auteur de plusieurs romans dont La Place des Autres, lauréat du prix Une autre Terre en 2021, récompensant un roman pour son traitement de l’écologie. Il publie aux éditions Gaïa un roman d’espionnage intitulé Bons baisers d’Europe.
Vous n’en rêviez même pas, mais il l’a fait pour vous ! Fayez Barawi, rescapé du conflit irakien, polytraumatisé, devenu muet sous le fracas des bombes, a appris sur les routes de l’exil, au fil de sa longue errance de migrant (entre séjours réguliers et irréguliers, demandes d’asiles refusées, reconduite aux frontières, OQTF, etc.) les 24 langues officielles de l’Union européenne (UE). Peu bavard, il ne dira jamais ce qui fut le plus difficile dans cette expérience unique : apprendre les langues ou se faire accepter comme ressortissant européen, Schengen ou pas !
Vingt ans plus tard, sous le pseudonyme de Fergus Bond, il est devenu grâce à ce don aussi prodigieux qu’embarrassant, l’ambassadeur attitré d’une puissante organisation : le Multilinguisme. Si son nom est… Bond, il n’envoie pas ses bons baisers depuis la Russie, mais depuis l’Europe et à l’attention des Européens. Son arme secrète (ou pas), c’est le langage, le pouvoir des mots qu’il met au service d’une cause, l’Europe ! Il se bat apparemment sur le même terrain que ses adversaires, qui se servent aussi des mots pour détruire le projet européen, pour dresser des murs entre les peuples, pour intimider, menacer, faire peur, nous saturer de visions complotistes de l’histoire.
Comment Fergus Bond sortira-t-il vivant de cette impasse relativiste et mortifère qui neutralise tout effet de langage en renvoyant dos à dos les mots qui tuent et les mots qui émancipent avec tout ce qu’ils charrient en termes de passions tristes ou au contraire de passions joyeuses ? Son don lui suffira-t-il pour renverser la donne, lui qui est devenu le premier être humain au monde à parler les 24 langues officielles de l’UE et le seul à pouvoir les traduire entre ¬elles ¬selon les 552 combinaisons possibles ? La traduction fait-elle ou non partie du problème, lui qui veut toucher le cœur et les esprits en s’adressant directement aux gens dans leur langue « maternelle », en VO et sans sous-titre ? S’il est capable de retourner un tueur à gages, cela signifie-t-il pour autant qu’il sera capable de convaincre les sujets européens (qui n’en peuvent mais) et les faire adhérer à son projet ?
Peut-il vraiment compter sur la jeune équipe fantasque et cosmopolite qui le conseille ? Cette dernière succombera-t-elle aux sirènes bureaucratiques de Bruxelles ou Strasbourg ? Que faire quand son attachée de presse, Julia Chanéac, sort vivante mais amnésique d’un attentat ?
Philippe Mouche signe un roman d’espionnage loufoque et drôle, d’une acuité mordante. Il nous invite à dépasser crispations identitaires et inventer un nouveau récit européen, ambitieux car porteur d’espoir, reposant sur une autre approche de la notion de frontière et de la question migratoire. Mais laissons plutôt l’écrivain raconter !
Radio Cause commune, Le monde en questions, n° 104 et 110 (série polars géopolitiques)
François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, titulaire depuis 2017 de la chaire « Migrations et Sociétés ». A la tête de l’Institut Convergences Migrations, après avoir dirigé, pendant 10 ans, l’Institut national d’études démographiques (INED), il a co-dirigé la 4ème édition de Controlling immigration. A comparative perspective (Stanford, 2022) et publie Immigration : le grand déni aux éditions du Seuil.
C’est tout d’abord sur un étrange paradoxe que François Héran, spécialiste notamment des questions migratoires et du droit d’asile, appelle notre attention. Ceux qui s’imaginent que la France ferait face à un « tsunami » migratoire, par la faute des politiques, de l’Union européenne ou des juges, sont également convaincus que la migration est une anomalie dont la France pourrait se passer. Qu’en est-il ?
Tout d’abord, de 2000 à 2020, selon les compilations de l’ONU, la part des immigrés dans la population mondiale a progressé de 62 %. Cette augmentation concerne aussi le continent européen (+ 60 %). Les régions d’Europe qui ont connu les plus fortes hausses relatives de populations immigrées depuis l’an 2000 sont l’Europe du Sud (+ 181 %), les pays nordiques (+ 121 %), le Royaume-Uni et l’Irlande (+ 100 %), l’Allemagne et l’Autriche (+ 75 %), suivies du reste de l’Europe de l’Ouest (hors la France) : + 58 %. En revanche, la hausse est faible en Europe centrale ex-communiste (+ 12 %). Dans ce tableau européen, la France occupe une position très inférieure à la moyenne : + 36 % d’immigrés en l’espace de vingt ans (avec ou sans l’outre-mer). Les immigrés représentent aujourd’hui chez nous 10,3 % de la population, selon l’Insee. La hausse a démarré en 2000, après la longue stagnation des années 1974-1999. On constate donc bien en France une évolution de l’immigration. Celle-ci est inscrite dans une dynamique mondiale qu’aucun président de la République n’a pu ni contrecarrer ni inverser.
Ensuite, en 2021, les préfectures ont délivré 272 000 premiers titres de séjour à des étrangers hors Union européenne. Si l’on enlève la migration saisonnière, cela fait 265 000, soit 0,4 % de population supplémentaire, dont il faut défalquer les départs et les décès. Nous sommes là encore sous la moyenne européenne et sous la moyenne de l’OCDE. Même chose pour les demandes d’asile : de 2014 à 2020, l’Union européenne élargie en a enregistré 5,6 millions. C’est impressionnant à première vue, mais pour un ensemble de 524 millions d’habitants, cela augmente la population de 1,1 % en sept ans, si l’on fait l’hypothèse que tous les déboutés restent. En France, la proportion est de 1 %. Rien à voir donc avec une « invasion » ou un « tsunami ».
Par conséquent, en faisant de l’immigration un sujet obsessionnel du débat politique, on la grossit pour mieux la dénier, à force de métaphores notamment aquatiques. La population immigrée a progressé en France depuis l’an 2000, mais moins que dans le reste de l’Europe. La France n’est donc pas si « attractive » qu’on le croit ou dit. La France est loin d’avoir pris sa part dans l’accueil des réfugiés eu égard à son population ou PIB. Nous ne sommes pas les « champions de l’asile ». Et la hausse migratoire vient d’abord de la migration estudiantine et économique, alors que la migration familiale a reculé.
La réalité ne commande-t-elle pas plutôt de fixer des objectifs réalistes et atteignables en ne surestimant pas le pouvoir politique sur l’immigration ? N’est-il pas salutaire de déconstruire les discours politiques en se demandant s’ils reposent sur des faits ou s’ils sont des jugements déconnectés de la réalité ?
A cet égard, François Héran observe dans l’enquête « Fractures françaises » de septembre 2020, menée après l’expérience du premier confinement, que la part des Français considérant que « les immigrés en général ne font pas d’efforts pour s’intégrer » a reculé pour la première fois depuis 2013, passant de 60 % à 50 %. Une partie du public s’est en effet rendu compte que les immigrés occupaient plus qu’à leur tour des emplois « essentiels » pour la continuité de la vie économique et sociale. Cela reste élevé, bien sûr, mais les résultats varient de 40 % pour les électeurs de gauche à 95 % pour les électeurs d’extrême droite. Les jugements sur la place des immigrés dans la société sont d’abord des jugements politiques. Cette étude est à mettre en relation avec les conclusions du rapport annuel sur la lutte contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme de la Commission nationale consultative sur les droits de l’homme (CNCH) qui indiquent sur la base de l’évolution globale de l’indice longitudinal de tolérance (ILT) que les Français sont globalement de plus en plus tolérants. Le rapport de 2019 (confirmé dans les éditions suivantes) mettait en effet en évidence le fait que plus de trois quarts des Français adhèrent à la lutte contre le racisme. L’indice longitudinal de tolérance (ILT), en hausse constante depuis 2013, se stabilise en 2019 après avoir atteint son plus haut point en 2018. Le renouvellement générationnel et une population de plus en plus diplômée sont des facteurs explicatifs de cette évolution de la société où les normes antiracistes, antisémites, anti-xénophobes prévalent de plus en plus, et plus à gauche qu’à droite. Les questions d’ordre économique et social sont les premières préoccupations des Français, loin devant les questions d’immigration, de racisme et d’intégrisme religieux, qui sont au plus bas.
Alors que commence l’examen de la loi Darmanin (la 23ème loi sur l’immigration et l’asile depuis 1990) et que sur les 22 précédentes lois votées, une seule était à l’initiative des députés, François Héran rétablit de façon salutaire les faits en montrant ce qui relève du fantasme et de l’obsession dans le discours politique. Il interroge la prétention de ce dernier à parler au nom de l’opinion publique lorsqu’il agite de façon anxiogène l’épouvantail de l’immigration, quand les préoccupations majeures des Françaises et des Français sont d’abord économiques et sociales.
ET :
Anne Andlauer, correspondante permanente pour de nombreux médias (Radio France, RFI, RTS, RTBF, Le Figaro, Le Temps, Le Soir), en Turquie où elle vit depuis douze ans et réalise des reportages depuis quinze ans, a publié La Turquie d’Erdoğan aux éditions du Rocher (2022).
L’élection présidentielle et les élections législatives se déroulaient en même temps le dimanche 14 mai 2023 en Turquie. Anne Andlaurer, correspondante permanente à Istanbul pour de nombreux médias européens, et qui a couvert plusieurs campagnes électorales dans ce pays, est frappée cette fois par la hauteur des enjeux dont a parfaitement conscience l’immense majorité des 64 millions d’électeurs et d’électrices (dont plus de 5 millions de primo-votants) appelés à élire au suffrage universel leur président et leurs députés dans un pays de 85 millions d’habitants. Quel que soit le candidat à la présidentielle élu, dès le premier tour au soir du 14 mai, ou au second tour le 28 mai prochain, il y a une conscience très forte qu’il s’agit d’un tournant et que c’est l’avenir du pays qui est en train de se jouer avec ce scrutin présidentiel.
Parmi les quatre, puis désormais trois candidats en lice, après le retrait à 3 jours du scrutin de Muharrem Ince, deux dominent les sondages. D’un côté, le président sortant, Recep Tayyip Erdoğan, qui aligne les mandats depuis 2003, d’abord en tant que Premier ministre, puis comme président depuis 2014 et l’instauration du suffrage universel direct pour l’élection présidentielle. Ce conservateur religieux et nationaliste, à la tête du Parti de la justice et du développement (AKP), a opéré un virage autoritaire au fil des années. Il a réduit les droits des femmes, la liberté de la presse, répondu par la violence aux mouvements contestataires (Gezi) et, après avoir initié des négociations secrètes avec le PKK, en vue de trouver un règlement à la question des Kurdes en Turquie, il mène une répression dans les régions kurdes du pays, interdit ou menace d’interdire des formations politiques, emprisonne les dirigeants et les députés kurdes. Pour cette élection, Erdoğan fait alliance avec le MHP, un parti nationaliste d’extrême droite sans lequel il n’avait pas de majorité absolue à l’Assemblée depuis 2015, et forment ensemble l’Alliance populaire.
Le dernier candidat en lice est l’ancien député d’extrême droite (MHP) Sinan Ogan, qui dirige une coalition de cinq groupes ultranationalistes, dénommée Alliance des ancêtres.
En effet, jusqu’à jeudi 11 mai, Muharrem Ince, instituteur de 59 ans, était dans la course à la présidence. Mais à trois jours du scrutin, il a annoncé le retrait de sa candidature. Une décision justifiée par la peur de voir l’opposition “rejeter toute la faute sur lui” si elle venait à perdre. Autrefois candidat du CHP, il portait cette fois-ci les couleurs de son propre mouvement, le Parti de la nation (Memleket).
Malgré une campagne inéquitable où le président en fonction et bon nombre de ses ministres, candidats aux élections législatives à un seul tour, ont utilisé tous les moyens et facilités à leur disposition pour mener campagne, les instituts de sondage sérieux prévoyaient un scrutin très serré et une légère avance au candidat de l’opposition. Pour la première fois depuis 20 ans qu’il est au pouvoir, la victoire d’Erdoğan n’est donc pas assurée. Pour la première fois depuis 2014 un second tour pourrait avoir lieu. La situation économique du pays qui s’est fortement dégradée avec une inflation record pesant sur son électorat populaire peut jouer en sa défaveur. Les violents séismes du 6 février dernier en Turquie et en Syrie, avec ce qu’ils ont révélé depuis les lenteurs des secours dans les provinces touchées et la corruption endémique ayant pour conséquence le non-respect des normes antisismiques dans des régions à risque, ont fait douté une partie de son électorat des performances de son leader. Pourtant, l’actuel président a perdu beaucoup moins de sa popularité et assise électorale que prévu par certains analystes.
Le parti HDP (qui avait fait un score de 10% aux dernières législatives), en crise depuis l’emprisonnement de son président, n’a pas présenté de candidat et soutient le candidat Kemal Kiliçdaroglu.
Quel rôle joue la politique étrangère dans ce scrutin ? L’actuel président est crédité d’avoir durant ces 20 années de pouvoir affirmé la puissance géopolitique de la Turquie, membre de l’OTAN, mais jouant sa partition, en bloquant l’adhésion de la Suède à l’OTAN ou achetant des missiles à la Russie, en discutant avec Poutine et vendant ses drones Bayraktar à l’Ukraine, en condamnant l’agression russe, mais n’appliquant pas les sanctions internationales contre la Russie, en intervenant en Syrie. L’actuel président sera-t-il considéré par les électeurs comme celui qui fait respecter la Turquie sur la scène internationale, ou bien son challenger, Kemal Kiliçdaroglu sera-t-il plus convaincant en promettant un jeu moins disruptif dans les relations internationales, plus prévisible, tout en annonçant qu’il renverrait chez eux les réfugiés syriens de moins en moins tolérés en Turquie ?
Enfin, quel que soit le résultat, sera-t-il accepté par les candidats et leur électorat respectifs ou bien fera-t-il l’objet d’une contestation ? Erdoğan reconnaîtra-t-il sa défaite ? L’opposition reconnaitra-t-elle sa défaite, elle qui a été échaudée lors de l’annulation de l’élection du maire d’Istanbul Ikrem Imamoglu qui parvint néanmoins à l’emporter dans un nouveau scrutin mettant fin au long règne de l’AKP sur la ville ? Quel sera le nouveau visage de l’Assemblée au lendemain des législative dans un pays dont la Constitution a été modifiée en 2017 par Erdoğan en faveur d’un régime présidentiel ?
Pour la première fois, depuis 2014, il y aura un second tour à l’élection présidentielle, qui opposera le 28 mai Erdoğan et Kiliçdaroglu. L’AKP et le MHP ont d’ores et déjà la majorité parlementaire et Erdoğan une avance confortable. Si le premier tour s’est déroulé sans incident notable et avec une très forte participation, dans quelles conditions se déroulera la campagne pour le second tour ? Sur qui se reporteront les 5,3 % des voix accordés à Sinan Ogan ? Évitera-t-on la polarisation sur la question des 3,6 millions de réfugiés syriens et surtout sur la question kurde (et notamment l’exclusion du HDP du système politique turc) ? L’alliance des six qui avait reçu au premier tour le soutien du HDP, et qui ne peut pas s’en priver au second tour ni se priver d’un report de voix des électeurs de Sinan Ogan, déçue par son score, peut-elle imploser du fait de cette polarisation du débat ? Les deux candidats qui s’affronteront lors du second tour, Recep Tayyip Erdoğan et Kemal Kiliçdaroglu, seront-ils en mesure d’imposer d’autres thèmes de campagne que ceux de Sinan Ogan ? Que signifie la montée de l’extrême droite nationaliste qui traverse tous les courants politiques présente dans les alliances de tous les candidats?
Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po (Paris), après avoir enseigné dans les universités américaines de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Depuis 2015, il tient une chronique hebdomadaire, dans le journal Le Monde, en lien avec la région dont il est un des grands spécialistes contemporains. L’auteur du Milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours (Le Seuil, 2021) publie aujourd’hui Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, pouvoir et société aux éditions du Seuil.
La révélation de scandales liés aux stupéfiants alimente régulièrement l’actualité moyen-orientale. Ainsi, apprenait-on le 8 mai dernier que le plus grand narcotrafiquant du Moyen-Orient, Maraiî al-Ramthan, 47 ans, surnommé l’Escobar syrien, ou encore le parrain du captagon, avait été tué par un raid jordanien en Syrie. Il inondait la Jordanie et les pays du Golfe de cette drogue chimique qu’est le captagon, une amphétamine dérivée d’un médicament censé traiter la narcolepsie et les troubles de l’attention, et fabriquée dans des usines clandestines situées dans la région désertique de Soueida, au sud de la Syrie. Mais comment mettre en perspective l’actualité brûlante ?
Dans Stupéfiant Moyen-Orient, Jean-Pierre Filiu a pour ambition de remonter la trame historique du Moyen-Orient sous l’angle de la production et de la consommation des stupéfiants. L’historien nous fait voyager à travers les siècles, de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, en passant par les Abbassides et les Mamelouks, l’Empire ottoman, l’expédition d’Égypte, l’Afghanistan des Talibans, la Syrie de Bachar Al-Assad.
Quelle place occupent les drogues dans l’histoire du Moyen-Orient, de l’Egypte à l’Afghanistan ? Ont-elles joué ou non un rôle majeur dans la région ? S’agissant de l’Antiquité, nous avons peu d’informations sur la production, consommation et circulation des psychotropes, ce qui laisse penser qu’il n’y pas alors d’usage large des stupéfiants et que leur utilisation est réservée à des fins liturgiques ou pharmacologiques à la période pré-islamique. Seconde constatation : alors que l’usage de l’alcool est progressivement proscrit en terre d’Islam en raison de l’ivresse qu’il provoque et qui trouble l’esprit des fidèles, le silence du Coran sur les stupéfiants est à noter. Et jusqu’à ce jour, il n’y a pas de position ferme en Islam en la matière. Dès le XIIIème siècle, on observe des thèses contrastées sur la licéité ou la prohibition ainsi que des tensions sur le sujet : faut-il ou non légaliser l’usage des stupéfiants, la légalisation étant une source de revenus pour le pouvoir en place ? Les partisans de la prohibition soutiennent que la drogue, au même titre que l’alcool, provoque une forme d’ivresse ou dérèglement des sens chez les croyants, elle est donc impure, illicite. Mais, le théologien égyptien Alameddine Ibn Shukr, mort en 1289, écrivait quant à lui en se fondant sur le silence du Coran : « Il est interdit d’interdire ce qui ne l’est ». A ces tensions, s’ajoute aussi une dimension sociale, mise en évidence par la tradition soufie, qui oppose la consommation d’alcool, chez les élites Mameloukes, à celle de la drogue (dite l’herbe des pauvres), l’alcool par sa cherté restant inaccessible à une population arabe privée de pouvoir. L’Empire ottoman, puissance sunnite montante au XVIème siècle, verra se répandre la consommation de stupéfiants dans les espaces publics avec le développement des cafés où l’on fume le narguilé. La drogue n’est plus alors mastiquée, mais fumée depuis l’apparition du tabac. Dans l’Empire chiite des Safavides, l’usage de la drogue se répand également. En revanche, la consommation de stupéfiants n’atteindra jamais dans l’Empire ottoman et la Turquie moderne les proportions qu’elle a atteintes en Perse puis en Iran depuis un demi-millénaire.
A l’époque contemporaine, deux théocraties (la République islamique d’Iran et l’Arabie Saoudite) sont confrontées à des phénomènes d’addiction et de consommation endémique de stupéfiants, un fléau que les deux régimes ont pour ainsi dire renoncé à véritablement combattre en termes de santé publique. La répression (exécutions par voie de pendaison) est cependant forte et il n’est pas rare d’accuser de consommation ou de trafic de stupéfiants des opposants politiques. Le phénomène d’addiction est plus récent en Arabie saoudite qu’en Iran.
Aujourd’hui, deux pays au Moyen-Orient sont des narco États : l’Afghanistan et la Syrie de Bachar Al Assad (un narco-régime) qui a trouvé comment contourner les restrictions et sanctions internationales auquel il est soumis depuis la répression des manifestations pacifiques de 2011 et la guerre civile qui s’ensuivit. Avant de devenir le principal producteur mondial de captagon, le régime Assad a longtemps joué un rôle névralgique dans les réseaux mondiaux d’héroïne, à partir des raffineries installées sous son contrôle au Liban.
Si donc le prisme religieux est peu pertinent, l’étude de Jean-Pierre Filiu montre qu’il existe des affinités entre un territoire et le stupéfiant de prédilection de son peuple : l’Egypte et le cannabis, la Perse et l’opium, l’Iran et la drogue de synthèse qu’est la méthamphétamine (en écho à l’haoma des prêtres zoroastriens), le Yémen où l’usage répandu du qat depuis un siècle est peut-être désormais la seule chose qui fasse consensus national au nord comme au sud du pays. Ensuite, note Jean-Pierre Filiu, la centralité géopolitique du Moyen-Orient (le « milieu des mondes), ne peut qu’affecter les circuits de production et de commercialisation des stupéfiants. Du Croissant fertile au Croissant d’or, les crises du Moyen-Orient reconfigurent les routes de la drogue qui sont aussi les routes de l’immigration illégale, et celles qu’empruntent toutes sortes de trafics. Enfin, partout au Moyen-Orient se vérifie l’adage selon lequel « plus la répression est dure et plus les drogues le sont ».
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