Midi Bascule

S3E22 Chronique de José - Mauvaises mines


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Salut à toi les sinistrés du XXIe siècle, et sache qu’en usant de cette épithète, je ne m’adresse pas par là à une petite communauté de niche, particulièrement dépressive ou pessimiste, mal lunée, ou à celles et ceux qui sont – que pitié leur soit faite - frappés par la guerre ou les catastrophes économiques ou environnementales, par la misère de vivre ou par l’extrême-droitisation des esprits dans leur pays, leur quartier, leurs médias, leur propre cervelle en surchauffe, mais bien à la grande cargaison de vivants embarqués par force mais aussi par consentement, avouons-le nous, dans les soutes mondialisées du capitalisme de prédation, dans ce grand cargo de la perdition commune.



Masses humaines, à la fois matérielles, combustible de la croissance et vulgaires munitions entassées les unes contre les autres, jusqu’à l’explosion, pâture d’industries mortifères et mensongères à terme obsolètes et dévastatrices. Et nous voguons, avachis la nuit devant des séries génériques, à la poursuite de l’impossible oubli du monde et de la vie, gorgés de simulacres pour solde de tout compte. Et le jour empêtrés dans des besoins consuméristes idiots, nababisés par la marchandise et la pacotille, la quincaille et le clinquant, la sape extravagante, les intelligences de remplacement serviles et les automobiles aux dimensions grotesques et pathétiques.



Quelle folie.



Si un article de loi prévoyait la non-assistance à espèces en danger, humaine, animale, végétale, insectoïdale, polypoïdale, tétrapoïdale, nous serions dedans jusqu’au cou. Toutes et tous autant que nous sommes. Au grand Nuremberg des imbéciles, des indigents de l’empathie, des abolitionnistes de l’avenir et du vivant.



Voyons, pourquoi tant de fougue, de rage si noire? Parce que la communication est devenue la forme d’effacement du réel, de la mise à la marge de la connaissance. Parce que la connaissance est devenue un domaine adverse aux intérêts en cours. Elle est pourtant là, à portée de clic. À portée de livres, la connaissance, comme par exemple ici, dans La Ruée minière au XXIème siècle, de Celia Izoard, récemment paru au Seuil.



Et que dit-elle, la connaissance? Que la transition vers les énergies décarbonées n’aura pas lieu. Parce que l’extraction des matières premières pour y parvenir, des métaux nécessaires pour passer à l’électrification du système énergétique mondial, à l’hyper-numérique, à l’éolienne, au solaire, à la décarbonation, est elle-même énergivore en énergie carbonée. Polluante. Chimique. Destructrice de l’environnement.



Parce que tout ce qui nous entoure vient déjà de l’extraction des sous-sols et voyez l’état du monde. Parce qu’en seulement 20 ans, les volumes de métaux extraits dans le monde ont doublé. Parce que dans les 20 années à venir, les entreprises minières veulent produire autant de métaux qu’on en a extraits au cours de toute l’Histoire de l’humanité. Parce que 99,6% de ce qui est extrait est du déchet. Parce que l’extraction dans une grande mine de cuivre, par exemple, nécessite 110'000 mètres cubes d’eau par jour. Parce que les alentours des trois quarts des sites miniers dans le monde sont désormais menacés de sécheresse.



Parce qu’en 2016, dans le Montana, il a littéralement plu des milliers d’oies sauvages mortes sur la ville pour avoir bu dans un lac, contaminé par une mine de cuivre à ciel ouvert. L’eau n’était pas de l’eau, c’était une mer d’acide pleine de calcium et d’arsenic. Parce que les enfants, là-bas, y développent des cancers du cerveau. Parce que la pollution minière est irréversible.



Parce que le modèle de la mine à ciel ouvert qui domine aujourd’hui a fait exploser la quantité de déchets. Parce que les pluies qui tombent sur ces déchets drainent des eaux acides et des métaux toxiques et empoisonnent la terre et l’eau. Parce que les mines d’extraction du Chili font fondre les glaciers de la Cordillère des Andes qui sont les châteaux d’eau de l’Amérique du Sud. Parce que les gisements miniers les plus riches sont situés dans les zones préservées de la biosphère.



Parce que pour électrifier le parc automobile d’un petit pays, comme par exemple l’Angleterre, il faudrait un an de production mondiale de cobalt.



Parce que les véhicules électriques de deux tonnes ont des batteries de 700 kilos dont 50 kilos de lithium. Parce que dans un smartphone, il faut plus de cinquante métaux. Parce que la mine et le colonialisme sont intimement liés depuis l’Antiquité. Parce que l’intelligence artificielle présentée comme le nouvel Eldorado de la performativité paresseuse nécessite des quantités phénoménales d’extraction minière pour garantir la puissance de calcul de ses data centers et de ses périphériques connectés. Parce que la facture énergétique des data centers est constituée pour ses deux tiers des données du marketing, de la publicité et de la pornographie. Parce que les droits humains sur les sites d’extraction minière sont piétinés avec la même intensité que leurs écosystèmes.



Au final, je me demande si ce que les médias appellent communément éco-anxiété ne mériterait pas plutôt d’être désigné par l’expression, bien plus appropriée et vitalisante, de bullshitophobie.



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Émission diffusée le 15 mars 2024 sur Radio Vostok, enregistrée au Service de la culture de Meyrin le 23 février 2023

Publiée le 18 mars 2024

Crédits photo: Anne Bouchard

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