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Or
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
Sur le quai, elle observe une femme qui gémit contre un pilier, se lamente. Sa plainte irradie autour du pilier, dessine des cercles concentriques. Un enfant prend le visage sale de la femme dans ses mains, le tient, veut obliger la femme à le regarder. L'enfant aussi est sale, visage souillé, noirci, vêtements tachés, défraîchis. La femme ne regarde pas l'enfant, malgré les petites mains, le petit visage qui veulent s'imposer à elle. Ses yeux regardent ailleurs, par-delà les jambes des voyageurs, par-delà les quais et les couloirs de métro. L'enfant ne dit rien.
L remarque que quand elle marche le figuier retrousse ses racines.
à remplir
sur le sol, L retrouve une lettre qui manque à son nom
L regarde longtemps le T sur le sol ; près de lui, l'ombre de L est plus sombre encore, d'un gris plus dense, presque noir ; le T semble flotter au-dessus d'elle – l'ombre de la poussette n'est pas dans l'image, la poussette est plus loin, elle n'est pas concernée par cette lettre retrouvée ;
L ne sait pas quoi faire à présent, elle ne sait pas comment récupérer ce T, comment l'incorporer à nouveau ; le T est là, il appartient au sol à présent, s'est fondu en lui, le T se détache du sol dans l'oeil de L mais sous les doigts rien ne le distingue du reste du trottoir, même granulosité, même épaisseur, même humidité : le sol a mangé le T, l'a fait sien, le T n'est plus à L mais au sol à présent ; le T et l'ombre de L se regardent depuis l'intérieur du sol, L les regarde depuis la surface – l'ombre est encore celle de L mais le T ne lui appartient plus, il ne la suivra pas lorsqu'elle partira, il faut lui dire au revoir ; L lui dit au revoir du bout des doigts et lui demande si le sol a mangé les autres lettres, où sont-elles ? le T ne répond pas ; L se relève, se remet à marcher, se met à chercher ;
ici un repentir, lignes effacées, peinture noire sur peinture blanche, épaisseurs mates couchées l'une sur l'autre, mais pas de lettre – ici une empreinte, des coussinets, des pattes félines figées dans le sol mou, mais pas de lettre – ici le sol fendu, fissure, entaille, brèche, peau pelée, coutures, sutures, pavés, poussière, touffes d'herbe, lignes jaunes bleues roses violettes, fouillis fluo chiffré codé annoté, usages, informations, limites mais pas de lettre – ici une plaine lisse, traces sombres et grasses, migration des plastifiants, plaques de métaux lourds, bouches, grilles, regards, bordures béton, chaussures de cuir noir, canne, chaussures de toile bleue, roulettes, pneus aux motifs variés, bottines de daim clair mais pas de lettre – ici les ombres des grillages barrières clôtures, des frontières dressées sur les frontières couchées, ombres des arbres, branches tendues, feuilles dansantes, balayant les lettres perdues mais pas les papiers, pas les rats crevés, les petits sachets de mayonnaise vides, les mégots, capsules, cannettes, chewing-gums, les lambeaux de plastique de toutes les couleurs – ici un oiseau a voulu rejoindre son ombre, se fondre dans le sol, une voiture a voulu écrire un oiseau sur le sol, l'oiseau a voulu écrire le poids de la voiture sur le sol, l'oiseau est tout plat à présent, est-il encore oiseau ? est-il devenu sol ? est-il plus sol que oiseau ? on lui voit le dedans, l'oiseau est autant le dehors que le dedans ; la lumière s'accroche aux plumes douces, le sang a bruni autour, ici un peu rouge encore sous le petit tas de plumes os rachis calamus tiges blanches chair bouillie, mais pas de lettre
L imagine une expérience : il faudrait attacher l'enfant, l'enfant apprendrait à marcher, se traînerait à quatre pattes dans un périmètre restreint par la chaîne, la corde, le lien qui astreint à un territoire, qui circonscrit ; l'enfant façonnerait son monde, un monde à sa mesure, sur mesure, fait par et pour son corps – le bitume peut fondre s'il atteint une température suffisamment élevée, il peut retrouver un état antérieur, liquide – au bout de sa corde, l'enfant chaufferait le bitume par la simple force de son corps, passant et repassant, le ferait fondre, lui rendrait sa mollesse, sa tendresse, y imprimerait son corps, lui donnant forme ; l'enfant et le sol ne faisant qu'un, se fondant l'un dans l'autre, éradiquant le plat, le lisse, creusant un gouffre, une cavité inédite, faite de chair, révélant les strates secrètes, les couches empilées, tous les sols amoncelés les uns sur les autres, remontant le temps ; L regarderait, immobile, L ne ferait que regarder le sol se défaire et se faire sous le corps de l'enfant, patiente, enracinée enfin, paisible, apercevant l'enfant à travers les branches du figuier – il n'y aurait rien d'autre à faire que de regarder – l'enfant à force de chauffer le bitume pourrait enflammer le monde et ne persisterait que le sol, le sol et rien d'autre, le sol et L et l'enfant pour y cheminer, le monde calciné autour, l'odeur de brûlé, les cendres du figuier – les empreintes examinées révéleraient des trajectoires, des cadences, des démarches à une deux trois quatre pattes, des écritures fuyantes ;
aujourd'hui les chaussures ne sont plus du tout blanches, elles sont d'une couleur indéfinie, sans nom, mais c'est le mot blanc qui reste pour les nommer, bien que les chaussures aient déserté ce mot
[ 15 : 11 : 00 ] - Une femme avec une poussette provenant de la rue Henri IV est arrêtée au niveau du passage piétons [ elle porte un manteau marron large, un pantalon sombre, des chaussures claires, ses cheveux sont attachés]. Elle ne traverse pas lorsque le feu passe au vert piéton. Elle regarde par terre et frotte les pieds contre le sol.
[ M. BELATAR a déclaré que l'enfant semblait dormir dans la poussette ]
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
Sur le quai, elle observe une femme qui gémit contre un pilier, se lamente. Sa plainte irradie autour du pilier, dessine des cercles concentriques. Un enfant prend le visage sale de la femme dans ses mains, le tient, veut obliger la femme à le regarder. L'enfant aussi est sale, visage souillé, noirci, vêtements tachés, défraîchis. La femme ne regarde pas l'enfant, malgré les petites mains, le petit visage qui veulent s'imposer à elle. Ses yeux regardent ailleurs, par-delà les jambes des voyageurs, par-delà les quais et les couloirs de métro. L'enfant ne dit rien.
L remarque que quand elle marche le figuier retrousse ses racines.
à remplir
sur le sol, L retrouve une lettre qui manque à son nom
L regarde longtemps le T sur le sol ; près de lui, l'ombre de L est plus sombre encore, d'un gris plus dense, presque noir ; le T semble flotter au-dessus d'elle – l'ombre de la poussette n'est pas dans l'image, la poussette est plus loin, elle n'est pas concernée par cette lettre retrouvée ;
L ne sait pas quoi faire à présent, elle ne sait pas comment récupérer ce T, comment l'incorporer à nouveau ; le T est là, il appartient au sol à présent, s'est fondu en lui, le T se détache du sol dans l'oeil de L mais sous les doigts rien ne le distingue du reste du trottoir, même granulosité, même épaisseur, même humidité : le sol a mangé le T, l'a fait sien, le T n'est plus à L mais au sol à présent ; le T et l'ombre de L se regardent depuis l'intérieur du sol, L les regarde depuis la surface – l'ombre est encore celle de L mais le T ne lui appartient plus, il ne la suivra pas lorsqu'elle partira, il faut lui dire au revoir ; L lui dit au revoir du bout des doigts et lui demande si le sol a mangé les autres lettres, où sont-elles ? le T ne répond pas ; L se relève, se remet à marcher, se met à chercher ;
ici un repentir, lignes effacées, peinture noire sur peinture blanche, épaisseurs mates couchées l'une sur l'autre, mais pas de lettre – ici une empreinte, des coussinets, des pattes félines figées dans le sol mou, mais pas de lettre – ici le sol fendu, fissure, entaille, brèche, peau pelée, coutures, sutures, pavés, poussière, touffes d'herbe, lignes jaunes bleues roses violettes, fouillis fluo chiffré codé annoté, usages, informations, limites mais pas de lettre – ici une plaine lisse, traces sombres et grasses, migration des plastifiants, plaques de métaux lourds, bouches, grilles, regards, bordures béton, chaussures de cuir noir, canne, chaussures de toile bleue, roulettes, pneus aux motifs variés, bottines de daim clair mais pas de lettre – ici les ombres des grillages barrières clôtures, des frontières dressées sur les frontières couchées, ombres des arbres, branches tendues, feuilles dansantes, balayant les lettres perdues mais pas les papiers, pas les rats crevés, les petits sachets de mayonnaise vides, les mégots, capsules, cannettes, chewing-gums, les lambeaux de plastique de toutes les couleurs – ici un oiseau a voulu rejoindre son ombre, se fondre dans le sol, une voiture a voulu écrire un oiseau sur le sol, l'oiseau a voulu écrire le poids de la voiture sur le sol, l'oiseau est tout plat à présent, est-il encore oiseau ? est-il devenu sol ? est-il plus sol que oiseau ? on lui voit le dedans, l'oiseau est autant le dehors que le dedans ; la lumière s'accroche aux plumes douces, le sang a bruni autour, ici un peu rouge encore sous le petit tas de plumes os rachis calamus tiges blanches chair bouillie, mais pas de lettre
L imagine une expérience : il faudrait attacher l'enfant, l'enfant apprendrait à marcher, se traînerait à quatre pattes dans un périmètre restreint par la chaîne, la corde, le lien qui astreint à un territoire, qui circonscrit ; l'enfant façonnerait son monde, un monde à sa mesure, sur mesure, fait par et pour son corps – le bitume peut fondre s'il atteint une température suffisamment élevée, il peut retrouver un état antérieur, liquide – au bout de sa corde, l'enfant chaufferait le bitume par la simple force de son corps, passant et repassant, le ferait fondre, lui rendrait sa mollesse, sa tendresse, y imprimerait son corps, lui donnant forme ; l'enfant et le sol ne faisant qu'un, se fondant l'un dans l'autre, éradiquant le plat, le lisse, creusant un gouffre, une cavité inédite, faite de chair, révélant les strates secrètes, les couches empilées, tous les sols amoncelés les uns sur les autres, remontant le temps ; L regarderait, immobile, L ne ferait que regarder le sol se défaire et se faire sous le corps de l'enfant, patiente, enracinée enfin, paisible, apercevant l'enfant à travers les branches du figuier – il n'y aurait rien d'autre à faire que de regarder – l'enfant à force de chauffer le bitume pourrait enflammer le monde et ne persisterait que le sol, le sol et rien d'autre, le sol et L et l'enfant pour y cheminer, le monde calciné autour, l'odeur de brûlé, les cendres du figuier – les empreintes examinées révéleraient des trajectoires, des cadences, des démarches à une deux trois quatre pattes, des écritures fuyantes ;
aujourd'hui les chaussures ne sont plus du tout blanches, elles sont d'une couleur indéfinie, sans nom, mais c'est le mot blanc qui reste pour les nommer, bien que les chaussures aient déserté ce mot
[ 15 : 11 : 00 ] - Une femme avec une poussette provenant de la rue Henri IV est arrêtée au niveau du passage piétons [ elle porte un manteau marron large, un pantalon sombre, des chaussures claires, ses cheveux sont attachés]. Elle ne traverse pas lorsque le feu passe au vert piéton. Elle regarde par terre et frotte les pieds contre le sol.
[ M. BELATAR a déclaré que l'enfant semblait dormir dans la poussette ]
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.