Un podcast franco-chinois.
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Un grand merci à Upon avec qui j'ai passé un merveilleux moment d'enregistrement ensemble.
IV
Et puis, Dexter est revenu aussi. Ils m’en parlaient tous à m’en faire mal aux oreilles. Dexter habitait une des plus chics maisons du beau quartier de la ville. Ses parents restaient à New York, et lui séjournait toute l’année à Buckton, car il avait les poumons fragiles. Ils étaient originaires de Buckton, et c’est une ville où on peut étudier aussi bien qu’ailleurs. Je connaissais déjà la Packard de Dexter, ses clubs de golf, sa radio, sa cave et son bar comme si j’avais passé ma vie chez lui. Je n’ai pas été déçu en le voyant. C’était bien la sale petite crapule qu’il fallait que ce soit. Un type maigre, brun, un peu l’air indien, avec des yeux noirs sournois, des cheveux frisés, et une bouche mince sous un grand nez courbe. Il avait des mains horribles, de grands battoirs avec des ongles ras et comme plantés en travers, plus larges que longs et boursouflés comme les ongles de quelqu’un de mal portant.
Ils étaient tous après Dexter comme des chiens sur un morceau de foie. Je perdis un peu de mon importance en tant que pourvoyeur d’alcool, mais il me restait la guitare, et je leur réservais quelques petits tours aux claquettes dont ils n’avaient pas la moindre idée. J’avais le temps. Il me fallait un gros morceau, et, dans la bande à Dexter, je trouverais sûrement ce que j’espérais depuis que je rêvais du gosse toutes les nuits. Je crois que j’ai plu à Dexter. Il devait me détester à cause de mes muscles et de ma taille, et aussi de ma guitare, mais cela l’attirait. J’avais tout ce qui lui manquait. Et lui, il détenait le fric. Nous étions faits pour nous entendre. Et puis il avait compris dès le début que j’étais prêt à pas mal de choses. Il ne se doutait pas de ce que je voulais ; non, il n’allait pas jusque-là ; comment y aurait-il pensé plus que les autres ? Il pensait simplement, je crois, qu’avec mon concours on allait pouvoir réussir quelques petites orgies particulièrement carabinées. En ce sens, il ne se trompait pas.
La ville était à peu près complète, maintenant ; je commençais à débiter des cours de sciences naturelles, de géologie, de physique, et des tas d’autres trucs dans le genre. Ils m’envoyaient tous leurs copains. Les filles étaient terribles. À quatorze ans, elles s’arrangeaient déjà pour se faire peloter, et, pourtant, il faut y mettre du sien pour trouver un prétexte à pelotage en achetant un livre. Mais, à tout coup, ça rendait : elles me faisaient tâter leurs biceps pour constater le résultat des vacances, et puis de fil en aiguille, on passait aux cuisses. Elles exagéraient. J’avais tout de même quelques clients sérieux et je ménageais ma situation. Mais à n’importe quelle heure du jour, ces gosses étaient chaudes comme des chèvres, et humides à dégouliner par terre. Sûr, ce n’est pas un travail de tout repos que d’être professeur dans une université, si c’est déjà facile à ce point-là pour un marchand de bouquins. Quand les cours ont repris, j’ai été un peu plus tranquille. Elles ne venaient que l’après-midi. Ce qui est terrible, c’est que les garçons m’aimaient tous aussi. Ni mâles ni femelles, ces êtres-là ; sauf quelques-uns déjà bâtis comme des hommes, tous les autres avaient autant de plaisir que les filles à se fourrer dans mes pattes. Et toujours leur manie de danser sur place. Je ne me rappelle pas en avoir vu cinq ensemble sans qu’ils commencent à fredonner une rengaine quelconque et à s’agiter en mesure. Ça, ça me faisait du bien. C’est quelque chose qui venait de chez nous.
Je n’avais plus guère d’inquiétudes quant à mon physique. Je crois que c’était impossible à soupçonner. Dexter m’a fait peur à l’occasion d’une des dernières baignades. J’étais en train de faire l’imbécile, à poil, avec une des filles, que je lançais en l’air en la faisant rouler sur mes bras, comme un poupon. Il nous observait, derrière moi à plat ventre. Vilain spectacle que celui de ce gringalet avec ses cicatrices de ponction sur le dos ; il avait eu des pleurésies par deux fois. Il me regardait en dessous, et il m’a dit :
– Vous n’êtes pas bâti comme tout le monde, Lee, vous avez les épaules tombantes comme un boxeur noir.
J’ai laissé tomber la fille et je me suis mis en garde, et j’ai dansé autour de lui en chantant des paroles de ma composition, et ils ont tous ri, mais j’étais embêté. Dexter ne riait pas. Il continuait à me regarder.
Le soir, je me suis regardé dans la glace au-dessus de mon lavabo, et je me suis mis à rire à mon tour. Avec ces cheveux blonds et cette peau rose et blanche, vraiment, je ne risquais rien. Je les aurai. Dexter, c’est la jalousie qui le faisait parler. Et puis j’avais vraiment les épaules tombantes. Quoi de mal à ça ? J’ai rarement si bien dormi que cette nuit-là. Deux jours après, ils organisaient une party chez Dexter pour le week-end. Tenue de soirée. J’ai été louer un smoking et le marchand me l’a arrangé en vitesse ; le type qui le portait avant moi devait être à peu près de ma taille, et ça ne clochait pas du tout.
J’ai encore pensé au gosse cette nuit-là.
III
Cela a continué comme ça jusqu’en septembre. Il y avait, dans leur bande cinq ou six autres gosses, filles et garçons : B. J., celle à qui appartenait la guitare, assez mal faite, mais dont la peau avait une odeur extraordinaire, Susie Ann, une autre blonde, mais plus ronde que Jicky, et une fille châtain insignifiante, qui dansait d’un bout de la journée à l’autre. Les garçons étaient aussi bêtes que je pouvais le souhaiter. Je n’avais pas recommencé la blague de partir en ville avec eux : j’aurais vite été coulé dans la région. Nous nous retrouvions près de la rivière, et ils gardaient le secret sur nos rencontres, parce que j’étais une source de bourbon et de gin commode.
J’avais toutes les filles les unes après les autres, mais c’était trop simple, un peu écœurant. Elles faisaient ça aussi facilement qu’on se lave les dents, presque par hygiène. Ils se conduisaient comme une bande de singes, débraillés, gourmands, bruyants et vicieux ; ça faisait mon affaire pour le moment.
Je jouais souvent de la guitare ; rien que ça aurait suffi, même si je n’avais pas été capable de donner la fessée à tous ces garçons-là en même temps, et d’une seule main. Ils m’apprenaient le jitterbug et le jive ; il ne me fallait guère de peine pour y arriver mieux qu’eux. Ce n’était pas leur faute.
Cependant, je pensais de nouveau au gosse et je dormais mal. J’avais revu Tom deux fois. Il arrivait à tenir. On ne parlait plus de l’histoire là-bas. Les gens laissaient Tom tranquille dans son école, et moi, ils ne m’avaient jamais beaucoup vu. Le père d’Anne Moran avait envoyé sa fille à l’université du comté ; il continuait avec son fils. Tom me demanda si tout marchait bien pour moi, et je lui dis que mon compte en banque s’élevait déjà à cent vingt dollars. Je rognais sur tout, sauf sur l’alcool, et la vente des livres restait bonne. Je comptais sur un accroissement vers la fin de l’été. Il me recommanda de ne pas négliger mes devoirs religieux. Ça c’était une chose dont j’avais pu me débarrasser, mais je m’arrangeais pour qu’on ne s’en aperçoive pas plus que du reste. Tom croyait en Dieu. Moi, j’allais à l’office du dimanche, comme Hansen, mais je crois qu’on ne peut pas rester lucide et croire en Dieu, et il fallait que je sois lucide.
En sortant du temple, nous nous retrouvions à la rivière et nous nous repassions les filles avec la même pudeur qu’une sacrée bande de singes en rut ; vraiment c’est ce que nous étions, je vous le dis. Et puis l’été s’est terminé sans qu’on le sente, et les pluies ont commencé.
Je suis retourné plus souvent chez Ricardo. Je passais de temps en temps au drugstore pour tailler une carpette avec les chats du coin ; réellement, je commençais à parler le jive mieux qu’eux, et j’avais des dispositions naturelles pour ça aussi. Il a commencé à rentrer de vacances toute une floppée des types les plus à l’aise de Buckton, ils revenaient de Floride ou de Santa Monica, que sais-je encore. Tous bien bronzés, bien blonds, mais pas plus que nous qui étions restés près de la rivière. Le magasin est devenu un de leurs lieux de rendez-vous.
Ceux-là ne me connaissaient pas encore, mais j’avais le temps qu’il fallait, et je ne me pressais pas.
II
Je crois que j’étais là depuis déjà quinze jours lorsque j’ai commencé à m’embêter. Je n’avais pas quitté le magasin pendant tout ce temps. La vente marchait bien. Les livres s’enlevaient bien, et pour la publicité, tout était fait d’avance. La maison envoyait, chaque semaine, avec le paquet de livres en dépôt, des feuilles illustrées et des dépliants à mettre en bonne place à l’étalage, sous le livre correspondant, bien en vue. Les trois quarts du temps, il me suffisait de lire le résumé commercial, et d’ouvrir le livre à quatre ou cinq pages différentes pour avoir une idée très suffisante de son contenu – très suffisante, en tout cas, pour pouvoir donner la réplique au malheureux qui se laissait prendre à ces artifices : la couverture illustrée, le dépliant et la photo de l’auteur avec la petite notice biographique. Les livres sont très chers, et tout cela y est pour quelque chose ; c’est bien la preuve que les gens se soucient peu d’acheter de la bonne littérature ; ils veulent avoir lu le livre recommandé par leur club, celui dont on parle, et ils se moquent bien de ce qu’il y a dedans.
Pour certains bouquins, j’en recevais une floppée, avec une note recommandant d’en faire une vitrine, et des imprimés à distribuer. Je les mettais en pile, à côté de la caisse enregistreuse, et j’en fourrais un dans chaque paquet de livres. Personne ne refuse jamais un imprimé sur papier glacé, et les quelques phrases inscrites dessus sont bien ce qu’il faut raconter au genre de clientèle de cette ville. La maison mère utilisait ce système pour tous les bouquins un peu scandaleux – et ceux-là s’enlevaient dans l’après-midi de leur exposition.
À vrai dire, je ne m’embêtais pas réellement. Mais je commençais à me débrouiller mécaniquement dans la routine du commerce, et j’avais le temps de penser au reste. C’est ce qui me rendait nerveux. Cela marchait trop bien.
Il faisait beau. L’été finissait. La ville sentait la poussière. Du côté de la rivière, en bas, on devait être au frais sous les arbres. Je n’étais pas encore sorti depuis mon arrivée, et je ne connaissais rien de la campagne tout autour. J’éprouvais le besoin d’un peu d’air neuf. Mais j’éprouvais surtout un autre besoin qui me tracassait. Il me fallait des femmes.
En fermant le rideau de fer, à cinq heures, ce soir-là, je ne rentrai pas au magasin pour y travailler comme d’habitude à la lueur des tubes à mercure. Je pris mon chapeau, et, le veston sur le bras, j’allai directement au drugstore, en face. J’habitais juste au-dessus. Il y avait trois clients. Un gosse d’une quinzaine d’années et deux filles – le même âge à peu près. Ils me regardèrent d’un air absent et se replongèrent dans leurs verres de lait glacé. La vue seule de ce produit faillit me faire tourner de l’œil. Heureusement, l’antidote se trouvait dans la poche de ma veste.
Je m’assis devant le bar, à un siège de la plus grande des deux filles. La serveuse, une brune assez laide, leva vaguement la tête en me voyant.
– Qu’est-ce que vous avez sans lait ? dis-je.
– Citron ? proposa-t-elle. Grapefruit ? Tomate ? Coca-Cola ?
– Grapefruit, acquiesçai-je. Pas trop plein, le verre.
Je fouillai dans la veste et je débouchai mon flask.
– Pas d’alcool ici, protesta mollement la serveuse.
– Ça va, c’est mon médicament ! ricanai-je. Ne vous en faites pas pour votre licence…
Je lui tendis un dollar. J’avais touché mon chèque le matin. Quatre-vingt-dix dollars par semaine. Clem connaissait des gens. Elle me rendit la monnaie et je lui laissai un gros pourboire.
Le grapefruit avec du bourbon, ce n’est pas fameux, mais c’est mieux que sans rien en tout cas. Je me sentais mieux. J’en sortirais. J’en sortais. Les trois gosses me regardaient. Pour ces morveux-là, un type de vingt-six ans, c’est un vieux ; je fis un sourire à la petite gosse blonde ; elle avait un pull bleu ciel rayé de blanc, sans col, et les manches roulées au coude, et des petites chaussettes blanches dans des souliers à grosses semelles de crêpe. Elle était gentille. Très formée. Ça devait être ferme sous la main comme des prunes bien mûres. Elle ne portait pas de soutien-gorge, et les pointes se dessinaient à travers l’étoffe de laine. Elle me sourit aussi.
– Chaud, hein ? proposai-je.
– Mortel ! dit-elle en s’étirant.
Sous ses aisselles, on voyait deux taches d’humidité. Ça me fit quelque chose. Je me levai et je glissai cinq cents dans la fente du juke-box qui se trouvait là.
– Assez de courage pour danser ? dis-je en m’approchant d’elle.
– Oh ! vous allez me tuer ! dit-elle.
Elle se colla à moi si étroitement que j’en eus le souffle coupé. Elle avait une odeur de bébé propre. Elle était mince, et je pouvais atteindre son épaule droite avec ma main droite. Je remontai mon bras et je glissai mes doigts juste sous le sein. Les deux autres nous regardèrent et ils s’y mirent aussi. C’était une rengaine, Shoo Fly Pie, par Dinah Shore. Elle fredonnait l’air en même temps. La serveuse avait relevé le nez de son magazine en nous voyant danser, et elle s’y replongea au bout de quelques instants.
Elle n’avait rien sous son pull, ça se sentait tout de suite. J’aimais autant que le disque s’arrête, encore deux minutes et je n’étais plus présentable. Elle me lâcha, retourna à sa place et me regarda.
– Vous dansez pas mal pour un adulte, dit-elle.
– C’est mon grand-père qui m’a appris, dis-je.
– Ça se voit, railla-t-elle. Pas hep pour un sou, hein ?
– Vous me collerez sûrement sur le jive, mais je peux vous apprendre d’autres trucs.
Elle ferma ses yeux à moitié.
– Des trucs de grandes personnes ?
– Ça dépend si vous avez des dispositions.
– Vous, je vous vois venir… dit-elle.
– Vous ne me voyez sûrement pas venir. Est-ce que l’un de vous a une guitare ?
– Vous jouez de la guitare ? dit le garçon.
Il avait l’air de se réveiller, tout d’un coup.
– Je joue un peu de guitare, dis-je.
– Vous chantez aussi, alors, dit l’autre fille.
– Je chante un peu.
– Il a la voix de Cab Calloway, railla la première
.
Elle avait l’air vexée de voir les autres me parler. Je ferrai en douceur.
– Emmenez-moi dans un coin où il y ait une guitare, dis-je en la regardant, et je vous montrerai ce que je peux faire. Je ne tiens pas à passer pour W.-C. Handy, mais je peux jouer le blues.
Elle soutint mon regard.
– Bon, dit-elle, on va aller chez B.J.
– Il a une guitare ?
– Elle a une guitare, Betty Jane.
– Ça pouvait être Baruch Junior, raillai-je.
– Sûr, dit-elle. C’est ici qu’il habite. Venez.
– On y va tout de suite ? dit le garçon.
– Pourquoi pas ? dis-je. Elle a besoin d’être mouchée.
– O. K., dit le garçon. Je m’appelle Dick. Elle, c’est Jicky.
Il désigna celle avec qui j’avais dansé.
– Moi, dit l’autre fille, c’est Judy.
– Je suis Lee Anderson, dis-je. Je tiens la librairie en face.
– On le sait, dit Jicky. Il y a quinze jours qu’on le sait.
– Ça vous intéresse tant que ça ?
– Sûrement, dit Judy. Ça manque d’hommes, dans le coin.
Nous sortîmes tous les quatre pendant que Dick protestait. Ils avaient l’air assez excités. Il me restait encore suffisamment de bourbon pour les exciter un peu plus quand il faudrait.
– Je vous suis, dis-je une fois dehors.
Le roadster de Dick, une Chrysler vieux modèle, attendait à la porte. Il prit les deux filles devant, et je m’arrangeai avec le siège arrière.
– Qu’est-ce que vous faites dans le civil, jeunes gens ? demandai-je.
La voiture démarra net et Jicky s’agenouilla sur la banquette, la figure tournée vers moi pour me répondre.
– On travaille ! dit-elle.
– Études ? suggérai-je.
– Ça et d’autres choses…
– Si vous veniez par là, dis-je en forçant un peu la voix à cause du vent, cela serait plus commode pour parler.
– Plus souvent, murmura-t-elle.
Elle ferma encore les yeux à moitié. Elle avait dû prendre ce truc-là dans un film quelconque.
– Vous n’avez pas envie de vous compromettre, hein ?
– Ça va ! dit-elle.
Je l’empoignai par les épaules et la fis basculer par-dessus la séparation.
– Eh, vous autres, dit Judy en se retournant. Vous avez des façons de parler un peu spéciales…
J’étais en train de faire passer Jicky à ma gauche et je m’arrangeais pour l’attraper aux bons endroits. Cela se tenait vraiment pas mal. Elle avait l’air de comprendre la plaisanterie. Je l’assis sur le siège de cuir et je passai mon bras autour de son cou.
– Tranquille, maintenant, dis-je, ou je vous fiche une fessée.
– Qu’est-ce que vous avez dans cette bouteille ? dit-elle.
J’avais mon veston sur les genoux. Elle glissa la main sous l’étoffe, et je ne sais pas si elle le fit exprès, mais si oui, elle avait rudement bien visé.
– Bougez pas ! dis-je en retirant sa main. Je vous sers.
Je dévissai le bouchon nickelé et je lui tendis le flask. Elle en prit un bon coup.
– Pas tout ! protesta Dick.
Il nous surveillait dans le rétroviseur.
– Passez-m’en, Lee, vieux crocodile.
– N’ayez pas peur ! il y en a d’autre.
Il tint le volant d’une main et, de l’autre, battit l’air dans notre direction.
– Pas de blagues, hein, recommanda Judy. Ne nous fiche pas dans le décor.
– C’est vous la tête froide de la bande, lui lançai-je. Perdez jamais votre sang-froid.
– Jamais ! dit-elle.
Elle empoigna au vol le flacon au moment où Dick allait me le rendre. Quand elle me le tendit de nouveau, il était vide.
– Eh bien, approuvai-je, ça va mieux ?
– Oh !… C’est pas terrible…, dit-elle.
Je voyais des larmes dans ses yeux, mais elle tenait bien le coup. Sa voix était un peu étranglée.
– Avec ça, dit Jicky, il n’y en a plus pour moi.
– On ira en rechercher, proposai-je. Passons prendre cette guitare et puis on retournera chez Ricardo.
– Vous avez de la veine, dit le garçon. Personne ne veut nous en vendre.
– Voilà ce que c’est d’avoir l’air si jeunes, dis-je, me moquant d’eux.
– Pas si jeune que ça, grogna Jicky.
Elle se mit à grouiller et s’installa de telle façon que je n’avais plus qu’à refermer les doigts pour m’occuper. Le roadster s’arrêta tout à coup et je laissai pendre négligemment ma main le long de son bras.
– Je reviens, annonça Dick.
Il sortit et courut vers la maison. Celle-ci faisait partie d’une rangée visiblement construite par le même entrepreneur dans un lotissement. Dick réapparut sur le porche. Il tenait une guitare dans un étui verni. Il claqua la porte derrière lui et, en trois sauts, rejoignit la voiture.
– B. J. n’est pas là, annonça-t-il. Qu’est-ce qu’on fait ?
– On la lui rapportera, dis-je. Embarquez. Passez chez Ricardo, que je fasse remplir ce machin.
– Vous allez avoir une belle réputation ! dit Judy.
– Oh, assurai-je. On comprendra tout de suite que c’est vous qui m’avez entraîné dans vos sales orgies.
Nous refîmes en sens inverse le même trajet, mais la guitare me gênait. Je dis au garçon d’arrêter à quelque distance du bar et je descendis pour faire le plein. J’achetai un flask supplémentaire et je rejoignis le groupe. Dick et Judy, agenouillés sur le siège avant, discutaient énergiquement avec la blonde.
– Qu’est-ce que vous en pensez, Lee, demanda le garçon, on va se baigner ?
– D’accord, dis-je. Vous me prêtez un slip ? Je n’ai rien ici…
– Oh, on s’arrangera, dit-il.
Il embraya et nous sortîmes de la ville. Presque aussitôt, il prit un chemin de traverse, juste assez large pour la Chrysler, et horriblement mal entretenu. Pas entretenu du tout, en fait.
– On a un coin épatant pour se baigner, assura-t-il. Jamais personne ! et une eau !
– Rivière à truites ?
– Oui. Du gravier et du sable blanc. Personne n’y vient jamais. Nous sommes les seuls à prendre ce chemin.
– Ça se voit ! dis-je en soutenant ma mâchoire qui risquait de se décrocher à chaque cahot. Vous devriez changer le roadster contre un bulldozer.
– Ça fait partie de la rigolade, expliqua-t-il. Ça empêche les gens de venir fourrer leur vilain blase dans le quartier.
Il accéléra et je recommandai mes os au Créateur. Le chemin tourna brusquement, et, au bout de cent cinquante mètres, il s’arrêta. Il n’y avait plus que des fourrés. La Chrysler stoppa net devant un gros érable et Dick et Judy sautèrent à terre. Je descendis le premier, et j’attrapai Jicky au vol. Dick avait pris la guitare et fila devant. Je suivis bravement. Il y avait un étroit passage sous les branches et on découvrait tout d’un coup la rivière, fraîche et transparente comme un verre de gin. Le soleil était bas, mais la chaleur restait intense. Tout un côté de l’eau frissonnait dans l’ombre et l’autre brillait doucement sous les rayons obliques. Une herbe drue, sèche et poudreuse descendait jusqu’à l’eau.
– Pas mal, ce coin, approuvai-je. Vous avez trouvé ça tout seuls ?
– Nous ne sommes pas si noix que ça, dit Jicky, et je reçus sur le cou une grosse motte de terre sèche.
– Si vous n’êtes pas sage, menaçai-je, vous n’aurez plus de lolo.
Je tapai sur ma poche pour accentuer la portée de mes paroles.
– Oh, ne vous fâchez pas, vieux chanteur de blues, dit-elle. Montrez plutôt ce que vous savez faire.
– Ce slip ? demandai-je à Dick.
– Vous en faites pas, dit-il. Il n’y a personne.
Je me retournai. Judy avait déjà retiré son sweat-shirt. Elle ne portait certainement pas grand-chose en dessous. Sa jupe glissa le long de ses jambes, et, en un rien de temps, elle fit voler en l’air ses chaussures et ses socquettes. Elle s’étala dans l’herbe, complètement nue. Je dus avoir l’air assez stupide, car elle me rit au nez d’une façon si railleuse que je faillis perdre contenance. Dick et Jicky, dans la même tenue, vinrent s’écrouler à côté d’elle. Comble du ridicule, c’est moi qui paraissais gêné. Je notai, cependant, la maigreur du garçon, dont les côtes saillaient sous la peau tannée par le soleil.
– O. K., dis-je, je ne vois pas pourquoi je ferais des manières.
Je fis exprès de prendre mon temps. Je sais ce que je vaux à poil, et je vous assure qu’ils eurent le temps de s’en rendre compte pendant que je me déshabillais. Je fis craquer mes côtes en m’étirant un bon coup, et je m’assis près d’eux. Je n’étais pas encore calmé après mes petits accrochages avec Jicky, mais je ne fis rien pour dissimuler quoi que ce soit. Je suppose qu’ils attendaient que je me dégonfle.
J’empoignai la guitare. C’était une excellente Ediphone ; ce n’est pas très commode de jouer assis par terre, et je dis à Dick :
– Ça ne vous fait rien que j’aille chercher le coussin de la bagnole ?
– Je vais avec vous, dit Jicky, et elle fila comme une anguille à travers les branches.
Cela faisait un drôle d’effet de voir ce corps de gosse, sous cette tête de starlette, au milieu des buissons pleins d’ombres foncées. Je posai la guitare, et je la suivis. Elle avait de l’avance, et, quand j’atteignis la voiture, elle revenait déjà, chargée du lourd siège de cuir.
– Donnez ça ! dis-je.
– Laissez-moi tranquille, Tarzan ! cria-t-elle.
Je n’écoutai pas ses protestations, et je la saisis par derrière, comme une brute. Elle lâcha le coussin et se laissa faire. J’aurais pris une guenon. Elle dut s’en rendre compte et se débattit de son mieux. Je me mis à rire. J’aimais ça. L’herbe était haute, à cet endroit-là, et douce comme un matelas pneumatique. Elle glissa sur le sol et je l’y rejoignis. Nous luttions tous les deux comme des sauvages. Elle était bronzée jusqu’à la pointe des seins, sans ces marques de soutien-gorge qui défigurent tant de filles nues. Et lisse comme un abricot, nue comme une petite fille, mais quand je réussis à la tenir sous moi, je compris qu’elle en savait plus qu’une petite fille. Elle me donna le meilleur échantillon de technique que j’aie eu depuis bien des mois. Sous mes doigts, je sentais ses reins lisses et creusés, et plus bas, ses fesses, fermes comme des melons d’eau. Cela dura dix minutes à peine. Elle fit mine de s’endormir et, au moment où je me laissais aller à fond, elle me lâcha comme un ballot, et s’enfuit devant moi, vers la rivière. Je ramassai le coussin et je courus derrière elle. Au bord de l’eau, elle prit son élan et plongea sans une éclaboussure.
– Vous vous baignez déjà ?
C’était la voix de Judy. Elle mâchait un petit brin de saule, étendue sur le dos, la tête sous les mains. Dick, vautré à côté d’elle, lui caressait les cuisses. Un des deux flasks gisait à terre, renversé. Elle vit mon regard.
– Oui, il est vide !… Elle rit. On vous en a laissé un…
Jicky barbotait de l’autre côté de l’eau. Je fouillai dans la veste et je pris l’autre bouteille, et puis je plongeai. L’eau était tiède. Je me sentais merveilleusement en forme. Je sprintai à mort et je la rejoignis au milieu de la rivière. Il y avait peut-être deux mètres de fond et un courant presque insensible.
– Vous avez soif ? lui demandai-je en battant l’eau d’une seule main pour me tenir à la surface.
– Vous parlez ! assura-t-elle. Vous êtes esquintant avec vos façons de vainqueur du rodéo !
– Venez, dis-je. Faites la planche.
Elle se laissa aller sur le dos et je me glissai sous elle, un bras en travers de son torse. Je lui tendis le flask de l’autre main. Elle le saisit et je laissai descendre mes doigts le long de ses cuisses. J’écartai doucement ses jambes et, de nouveau, je la pris dans l’eau. Elle se laissait aller sur moi. Nous étions presque debout et nous bougions juste assez pour ne pas tomber au fond.
I
Personne ne me connaissait à Buckton. Clem avait choisi la ville à cause de cela ; et d’ailleurs, même si je m’étais dégonflé, il ne me restait pas assez d’essence pour continuer plus haut vers le Nord. À peine cinq litres. Avec mon dollar, la lettre de Clem, c’est tout ce que je possédais. Ma valise, n’en parlons pas. Pour ce qu’elle contenait. J’oublie : j’avais aussi dans le coffre de la voiture le petit revolver du gosse, un malheureux 6,35 bon marché ; il était encore dans sa poche quand le shérif était venu nous dire d’emporter le corps chez nous pour le faire enterrer. Je dois dire que je comptais sur la lettre de Clem plus que sur tout le reste. Cela devait marcher, il fallait que cela marche. Je regardais mes mains sur le volant, mes doigts, mes ongles. Vraiment personne ne pouvait trouver à y redire. Aucun risque de ce côté. Peut-être allais-je m’en sortir.
Mon frère Tom avait connu Clem à l’Université. Clem ne se comportait pas avec lui comme les autres étudiants. Il lui parlait volontiers ; ils buvaient ensemble, sortaient ensemble dans la Caddy de Clem. C’est à cause de Clem qu’on tolérait Tom. Quand il partit remplacer son père à la tête de la fabrique, Tom dut songer à s’en aller aussi. Il revint avec nous. Il avait beaucoup appris et n’eut pas de mal à être nommé instituteur de la nouvelle école. Et puis, l’histoire du gosse flanquait tout par terre. Moi, j’avais assez d’hypocrisie pour ne rien dire, mais pas le gosse. Il n’y voyait aucun mal. Le père et le frère de la fille s’étaient chargés de lui.
De là venait la lettre de mon frère à Clem. Je ne pouvais plus rester dans ce pays, et il demandait à Clem de me trouver quelque chose. Pas trop loin, pour qu’il puisse me voir de temps en temps, mais assez loin pour que personne ne nous connaisse. Il pensait qu’avec ma figure et mon caractère, nous ne risquions absolument rien. Il avait peut-être raison, mais je me rappelais tout de même le gosse.
Gérant de librairie à Buckton, voilà mon nouveau boulot. Je devais prendre contact avec l’ancien gérant et me mettre au courant en trois jours. Il changeait de gérance, montait en grade et voulait faire de la poussière sur son chemin.
Il y avait du soleil. La rue s’appelait maintenant Pearl-Harbor Street. Clem ne le savait probablement pas. On lisait aussi l’ancien nom sur les plaques. Au 270, je vis le magasin et j’arrêtai la Nash devant la porte. Le gérant recopiait des chiffres sur des bordereaux, assis derrière sa caisse ; c’était un homme d’âge moyen, avec des yeux bleus durs et des cheveux blond pâle, comme je pus le voir en ouvrant la porte. Je lui dis bonjour.
– Bonjour. Vous désirez quelque chose ?
– J’ai cette lettre pour vous.
– Ah ! C’est vous que je dois mettre au courant. Faites voir cette lettre.
Il la prit, la lut, la retourna et me la rendit.
– Ce n’est pas compliqué, dit-il. Voilà le stock. (Il eut un geste circulaire). Les comptes seront terminés ce soir. Pour la vente, la publicité et le reste, suivez les indications des inspecteurs de la boîte et des papiers que vous recevrez.
– C’est un circuit ?
– Oui. Succursales.
– Bon, acquiesçai-je. Qu’est-ce qui se vend le plus ?
– Oh, romans. Mauvais romans, mais ça ne nous regarde pas. Livres religieux, pas mal, et livres d’école aussi. Pas beaucoup de livres d’enfants, ni de livres sérieux. Je n’ai jamais essayé de développer ce côté-là.
– Les livres religieux, pour vous, ce n’est pas sérieux.
Il se passa la langue sur les lèvres.
– Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.
Je ris de bon cœur.
– Ne prenez pas ça mal, je n’y crois pas beaucoup non plus.
– Eh bien, je vais vous donner un conseil. Ne le faites pas voir aux gens, et allez écouter le pasteur tous les dimanches, parce que, sans ça, ils auront vite fait de vous mettre à pied.
– Oh, ça va, dis-je. J’irai écouter le pasteur.
– Tenez, dit-il en me tendant une feuille. Vérifiez ça. C’est la comptabilité du mois dernier. C’est très simple. On reçoit tous les livres par la maison mère. Il n’y a qu’à tenir compte des entrées et des sorties, en triple exemplaire. Ils passent ramasser l’argent tous les quinze jours. Vous êtes payé par chèques, avec un petit pourcentage.
– Passez-moi ça, dis-je.
Je pris la feuille, et je m’assis sur un comptoir bas, encombré de livres sortis des rayons pour les clients, et qu’il n’avait probablement pas eu le temps de remettre en place.
– Qu’est-ce qu’il y a à faire dans ce pays ? lui demandai-je encore.
– Rien, dit-il. Il y a des filles au drugstore en face, et du bourbon chez Ricardo, à deux blocks.
Il n’était pas déplaisant, avec ses manières brusques.
– Combien de temps que vous êtes ici ?
– Cinq ans, dit-il. Encore cinq ans à tirer.
– Et puis ?
– Vous êtes curieux.
– C’est votre faute. Pourquoi dites-vous encore cinq ? Je ne vous ai rien demandé.
Sa bouche s’adoucit un peu et ses yeux se plissèrent.
– Vous avez raison. Eh bien encore cinq et je me retire de ce travail.
– Pour quoi faire ?
– Écrire, dit-il. Écrire des best-sellers. Rien que des best-sellers. Des romans historiques, des romans où des nègres coucheront avec des blanches et ne seront pas lynchés, des romans avec des jeunes filles pures qui réussiront à grandir intactes au milieu de la pègre sordide des faubourgs…
Il ricana.
– Des best-sellers, quoi ! Et puis des romans extrêmement audacieux et originaux. C’est facile d’être audacieux dans ce pays ; il n’y a qu’à dire ce que tout le monde peut voir en s’en donnant la peine.
– Vous y arriverez, dis-je.
– Sûrement, j’y arriverai. J’en ai déjà six de prêts.
– Vous n’avez jamais essayé de les placer ?
– Je ne suis pas l’ami ou l’amie de l’éditeur et je n’ai pas assez d’argent à y mettre.
– Alors ?
– Alors dans cinq ans, j’aurai assez d’argent.
– Vous y arriverez certainement, conclus-je.
Pendant les deux jours qui suivirent, le travail ne manqua pas, malgré la réelle simplicité de fonctionnement du magasin. Il fallut mettre à jour les listes de commande, et puis Hansen – c’était le nom du gérant – me donna divers tuyaux sur les clients dont un certain nombre passait régulièrement le voir pour discuter littérature. Ce qu’ils en savaient se bornait à ce qu’ils pouvaient en apprendre dans la Saturday Review ou la page littéraire du journal local qui tirait tout de même à soixante mille. Je me contentais, pour l’instant, de les écouter discuter avec Hansen, tâchant de retenir leurs noms, et de me rappeler leur figure, car, ce qui compte beaucoup en librairie, plus qu’ailleurs, c’est d’appeler l’acheteur par son nom dès qu’il met le pied dans la boutique.
Pour le logement, je m’étais arrangé avec lui. Je reprendrais les deux pièces qu’il occupait au-dessus du drugstore en face. Il m’avait avancé quelques dollars, en attendant, afin de me permettre de vivre trois jours à l’hôtel, et il eut l’attention de m’inviter à partager ses repas deux fois sur trois, m’évitant ainsi d’accroître ma dette envers lui. C’était un chic type. J’étais ennuyé pour lui de cette histoire de best-sellers ; on n’écrit pas un best-seller comme ça, même avec de l’argent. Il avait peut-être du talent. Je l’espérais pour lui.
Le troisième jour, il m’emmena chez Ricardo boire un coup avant le déjeuner. Il était dix heures, il devait partir l’après-midi.
C’était le dernier repas que nous prendrions ensemble. Après, je resterais seul en face des clients, en face de la ville. Il fallait que je tienne. Déjà, quel coup de chance d’avoir trouvé Hansen. Avec mon dollar, j’aurais pu vivre trois jours en vendant des bricoles mais comme cela j’étais retapé à bloc. Je repartais du bon pied.
Chez Ricardo, c’était l’endroit habituel, propre, moche. Cela sentait l’oignon frit et le doughnut. Un type quelconque, derrière le comptoir, lisait un journal distraitement.
– Qu’est-ce qu’on vous sert ? demanda-t-il.
– Deux bourbons, commanda Hansen en m’interrogeant du regard.
J’acquiesçai.
Le garçon nous le donna dans de grands verres, avec de la glace et des pailles.
– Je le prends toujours comme ça, expliqua Hansen. Ne vous croyez pas forcé.
– Ça va, dis-je.
– Si vous n’avez jamais bu de bourbon glacé avec une paille, vous ne pouvez pas savoir l’effet que cela produit. C’est comme un jet de feu qui vous arrive sur le palais. Du feu doux. C’est terrible.
– Fameux ! approuvai-je.
Mes yeux tombèrent sur ma figure dans une glace. J’avais l’air complètement sonné. Je ne buvais plus depuis déjà un certain temps. Hansen se mit à rire.
– Vous en faites pas, dit-il. On s’habitue vite, malheureusement. Allons, continua-t-il, il faudra que j’apprenne mes manies au garçon du prochain bistrot où je m’abreuverai.
– Je regrette que vous partiez, dis-je.
Il rit.
– Si je restais, c’est vous qui ne seriez pas là !… Non, continua-t-il, il vaut mieux que je m’en aille. Plus que cinq ans, sacré nom !
Il termina son verre d’une seule aspiration et en commanda un second.
– Oh, vous vous y ferez vite. Il me regardait de haut en bas. Vous êtes sympathique. Il y a quelque chose en vous qu’on ne comprend pas bien. Votre voix.
Je souris sans répondre. Ce type était infernal.
– Vous avez une voix trop pleine. Vous n’êtes pas chanteur ?
– Oh, je chante quelquefois pour me distraire.
Je ne chantais plus maintenant. Avant, oui, avant l’histoire du gosse. Je chantais et je m’accompagnais à la guitare. Je chantais les blues de Handy et les vieux refrains de La Nouvelle-Orléans, et d’autres que je composais sur la guitare, mais je n’avais plus envie de jouer de la guitare. Il me fallait de l’argent. Beaucoup. Pour avoir le reste.
– Vous aurez toutes les femmes, avec cette voix-là, dit Hansen.
Je haussai les épaules.
– Ça ne vous intéresse pas ?
Il me lança une claque dans le dos.
– Allez faire un tour du côté du drugstore. Vous les trouverez toutes là. Elles ont un club dans la ville. Un club de bobbysoxers. Vous savez, les jeunes qui mettent des chaussettes rouges et un chandail à raies, et qui écrivent à Frankie Sinatra. C’est leur G.Q.G., le drugstore. Vous avez dû en voir déjà ? Non, c’est vrai, vous êtes resté au magasin presque tous les jours.
Je repris un autre bourbon à mon tour. Cela circulait à fond dans mes bras, dans mes jambes, dans tout mon corps. Là-bas, nous manquions de bobby-soxers. J’en voulais bien. Des petites de quinze seize ans, avec des seins bien pointus sous des chandails collants, elles le font exprès, les garces, elles le savent bien. Et les chaussettes. Des chaussettes jaune vif ou vert vif, bien droites dans des souliers plats ; et des jupes amples, des genoux ronds ; et toujours assises par terre, avec les jambes écartées sur des slips blancs. Oui, j’aimais ça, les bobby-soxers.
Hansen me regardait.
– Elles marchent toutes, dit-il. Vous ne risquez pas grand-chose. Elles ont des tas d’endroits où elles peuvent vous emmener.
– Ne me prenez pas pour un porc, dis-je.
– Oh ! non, dit-il. Je voulais dire, vous emmener danser et boire.
Il sourit. J’avais l’air intéressé, sans doute.
– Elles sont drôles, dit-il. Elles viendront vous voir au magasin.
– Qu’est-ce qu’elles peuvent y faire ?
– Elles vous achètent des photos d’acteurs, et, comme par hasard, tous les livres de psychanalyse. Livres médicaux, je veux dire. Elles font toutes leurs études de médecine.
– Bon, maugréai-je. On verra bien.
Je dus feindre assez bien l’indifférence, cette fois, car Hansen se mit à parler d’autre chose. Et puis, nous avons déjeuné, et il est parti vers deux heures de l’après-midi. Je suis resté seul devant la boutique.
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