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Le ciel est celui d'un petit matin frais et brumeux. La grande ville aux façades grises semble encore sommeiller. Une atmosphère pesante règne cependant sur la place où je marche, tel un automate, sans savoir pourquoi ni vers où. En face de moi, un long bâtiment aux murs hauts et austères me fait songer à une forteresse. Une énorme porte de bois, déjà ternie par le temps, en barre l'entrée.
De quoi s'agit-il ? D'une prison ? D'une place forte ? D'une caserne ? Je ne m'en soucie pas. Je continue mon chemin, étonné et inquiet d'un tel calme. Où mes jambes me mènent-elles? Ma volonté semble impuissante à intervenir sur le déroulement des gestes que j'accomplis, telle une marionnette dont on tire les fils.
Sur ma droite, au fond de la place, un énorme pont de pierres, grises elles aussi, jette ses formes lourdes au-dessus d'un large fleuve. Comme un éclair, un nom traverse mon esprit : Iénisséï. Soudain, faisant éclater le silence, un coup de feu retentit. Son écho se répercute sur les façades sans vie de la grande place. Mes jambes ont décidé de s'arrêter .. .
J'ai l'impression d'être là, seul, comme un cerf aux abois. De l'autre côté de la rue qui me sépare de la forteresse, je distingue une colonne d'hommes, revêtus de vagues uniformes,
se précipiter vers je ne sais où en longeant les murs, le fusil sous le bras.
Maintenant, le feu crépite de toutes parts et il me semble que chacune des fenêtres de la grande place s'est animée brusquement d'une vie d'enfer. Pétrifié, je ne sais que faire. Mon
regard tente d'accomplir un tour d'horizon. Là-bas, une troupe d'hommes surgit d'une petite rue. Je cours, je cours de toutes mes forces vers le pont qui me paraît représenter, sans que je sache pourquoi, mon seul espoir. Plus que vingt mètres, plus que dix mètres ! Des balles sifflent à mes oreilles.
Mais, qu'ai-je donc fait ? Est-ce moi qu'ils veulent tuer ?
Enfin ! Le pont est sous moi. Sans que ma volonté intervienne, j'ai franchi le parapet et je plonge tête baissée dans les eaux du fleuve. Une oppression au niveau du diaphragme éveille alors en moi un souvenir imprécis ... J'ai sauté dans un trou noir où l'eau ne me paraît pas froide. À vrai dire, je ne la sens pas. Je sais seulement qu'elle est partout autour de moi et que je dois attendre de remonter à sa surface, tel un flotteur. Le temps, lui, semble s'arrêter et je perds quelque peu la conscience de ce qui m'arrive. Soudain, je parviens à l'air libre. Je me mets à nager frénétiquement. .. Vite, là-bas, l'autre rive !
Le même mot me traverse toujours l'esprit : Iénisseï ! Iénisseï ! Nager ne m'est pas un effort. Mes membres, que je ne dirige toujours pas, sont-ils sous l'effet d'un anesthésiant ?
L'eau ne résiste pas à mon avance. La berge est là à portée de bras et je m'y agrippe. Je vois mes mains saigner, coupées par la pierre, mais je ne ressens aucune douleur.
Des coups de feu retentissent encore à mes oreilles, cependant, ils se sont faits plus éloignés.
Dans un dernier élan, je m'engouffre maintenant dans une ruelle. Là mon corps me paraît se traîner, à bout de souffle.
Mon allure se ralentit, je marche en rasant les murs, à la manière d'un coupable ou d'un homme épuisé.
Insensiblement, à l'extrémité de la petite rue, un chant s'élève, monotone et profond, tel une psalmodie. Un petit groupe d'hommes en robes noires défile lentement en se dirigeant
vers moi. Je m'arrête, comme rassuré par leur présence. Je vois que l'être qui marche à leur tête est un pope. Son visage de patriarche achève de me tranquilliser. Ses mains portent
une coupe.
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