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Il y a cinq ans, si on vous avait dit qu'un type qui filme des leçons de morale dans son garage californien allait chambouler l'industrie télévisuelle mondiale, vous auriez ri. Aujourd'hui, Dhar Mann brasse 45 millions de dollars par an et lance sa propre chaîne télé. Cette révolution silencieuse redessine les contours des médias, et la France regarde passer le train.
L'homme qui a cassé les codes
Dhar Mann avait 34 ans quand sa vie a basculé. Après avoir fait faillite en 2008 avec son empire immobilier, puis échoué dans plusieurs ventures du cannabis au courtage hypothécaire, cet entrepreneur né refuse de baisser les bras. En 2018, depuis un studio improvisé à Los Angeles, il filme sa première vidéo : une petite fable moderne sur l'importance de la gentillesse.
Cinq ans plus tard, l'homme au slogan "Nous ne racontons pas seulement des histoires, nous changeons des vies" cumule plus d'abonnés que la population du Japon : 124 millions de followers répartis sur toutes les plateformes. Ses courts métrages moralisateurs de 10 à 25 minutes ont généré 17 milliards de vues et transformé ce serial entrepreneur en magnat des médias.
La recette paraît pourtant d'une simplicité déconcertante : des situations du quotidien, des acteurs récurrents, une morale explicite, et toujours le même décor de salon bourgeois californien. "Quand il filme sa 1000ème vidéo dans le même salon, Dhar Mann sait qu'il a trouvé sa formule magique", confie un proche du studio.
Cette apparente simplicité cache une machine industrielle redoutable. Dhar Mann Studios produit 5 épisodes scénarisés par semaine dans ses installations de Burbank - plus de contenu que France 2 n'en diffuse en prime time dans l'année. Cette cadence, impensable pour la télévision traditionnelle, nourrit constamment les algorithmes tout en étant localisée dans 9 langues : du français au turc, de l'arabe à l'indonésien.
Le modèle qui change tout
Les chiffres donnent le vertige et révèlent une transformation profonde de l'économie audiovisuelle. Ses 311 millions de vues mensuelles sur YouTube génèrent entre 78 000 et 1,2 million de dollars par mois selon Social Blade - soit potentiellement plus que les revenus publicitaires de certaines chaînes de télévision française.
Mais réduire l'empire Dhar Mann à YouTube serait passer à côté de l'essentiel. L'homme a anticipé la diversification avant même que le terme ne devienne un mantra dans la Silicon Valley. Sa boutique en ligne transforme les répliques cultes de ses vidéos ("So You See...") en produits dérivés rentables. Son application mobile, devenue numéro 1 mondial sur l'Apple Store, propose un modèle freemium qui génère des revenus récurrents via les abonnements premium.
Plus malin encore, il a créé la 5th Quarter Agency, dirigée par Sean Atkins, ancien cadre de Jellysmack et MTV. Cette agence monétise son expertise en accompagnant d'autres créateurs comme les Stokes Twins ou Rebecca Zamolo, transformant son savoir-faire en service B2B lucratif. "On ne vend plus seulement du contenu, on vend une méthode", résume un analyste du secteur.
Cette diversification culmine avec les tournées live annoncées pour 2025, produites par Live Nation. Des packages VIP aux auditions en direct, Dhar Mann transforme sa communauté digitale en audience payante physique - la boucle est bouclée.
Anatomie d'un CPM : pourquoi la télé rapporte plus
Mais la vraie révolution se joue sur un terrain que peu observent : les chaînes FAST (Free Ad-supported Streaming TV). Son partenariat avec Samsung TV Plus n'est pas un simple élargissement de distribution, c'est un changement de paradigme économique.
Les analyses sectorielles montrent des écarts de monétisation significatifs entre plateformes, justifiant cette migration stratégique vers les chaînes FAST qui offrent des CPM publicitaires nettement supérieurs à YouTube.
Cette hiérarchie des CPM explique pourquoi Samsung annonce fièrement que les "drames familiaux de Dhar Mann abordent des vérités humaines universelles", parfaitement adaptés au visionnage familial sur grand écran. En transposant ses 311 millions de vues mensuelles YouTube vers une chaîne FAST, Dhar Mann pourrait théoriquement multiplier ses revenus publicitaires par trois à cinq - sans produire une seule vidéo supplémentaire.
Cette transition révèle aussi les limites du modèle YouTube. Les contraintes algorithmiques, la volatilité des revenus, la dépendance aux changements de politique des plateformes poussent les créateurs les plus avisés vers de nouveaux territoires. Les chaînes FAST offrent stabilité, prévisibilité et surtout, autonomie éditoriale.
L'adaptation présente ses défis : contraintes de programmation remplaçant la logique algorithmique, régulation publicitaire plus stricte, standards techniques broadcast obligatoires. Mais pour un créateur qui maîtrise déjà la production industrielle comme Dhar Mann, ces obstacles deviennent des avantages concurrentiels face aux nouveaux entrants.
La vague mondiale qui déferle
Cette stratégie fait école et révèle l'émergence d'une nouvelle génération de moguls des médias. Samsung TV Plus a multiplié les partenariats avec les stars de YouTube, créant un mouvement de fond qui dépasse le seul cas Dhar Mann et touche désormais l'Europe et l'Asie.
Aux États-Unis, Mark Rober incarne parfaitement cette évolution. L'ex-ingénieur de la NASA transpose son contenu STEM éducatif sur grand écran tout en continuant de générer 30 millions de dollars annuels avec CrunchLabs, sa société de kits éducatifs par abonnement. The Try Guys complètent leur plateforme "2nd Try" par abonnement avec une présence FAST gratuite, créant un modèle de freemium télévisuel innovant.
En Europe, la révolution prend des contours spécifiques. Les Sidemen, collectif britannique mené par KSI et comptant plus de 155 millions d'abonnés cumulés, représentent le plus grand groupe YouTube du continent. Classés 2ème créateurs UK en 2022 derrière MrBeast, ils ont déjà franchi le pas vers Netflix avec leur série "Inside" et génèrent des revenus estimés à 50 millions de livres sterling via leurs multiples ventures (restaurants Sides, boisson Prime, vêtements).
L'écosystème FAST européen explose : Pluto TV compte 200 chaînes en Allemagne, Samsung TV Plus 167 au Royaume-Uni. La croissance des impressions publicitaires atteint 501% en Italie, 312% en France, signalant une adoption massive. Même la BBC s'y met avec des chaînes dédiées (BBC Food, BBC History) sur Samsung dans quatre pays européens.
En Asie, les géants comme HikakinTV au Japon (10+ millions d'abonnés), Carry Minati en Inde (34+ millions), ou Atta Halilintar en Indonésie (31+ millions) possèdent les audiences pour justifier des chaînes FAST dédiées. Le marché asiatique représente 3 des 5 pays utilisateurs YouTube les plus importants (Inde, Japon, Corée), avec des créateurs maîtrisant parfaitement la production industrielle et la monétisation diversifiée.
En Amérique latine, l'écosystème FAST connaît une expansion rapide avec Pluto TV présent dans 17 pays hispanophones et au Brésil depuis 2020. Luisito Comunica, YouTubeur mexicain avec plus de 40 millions d'abonnés et considéré comme le créateur le plus célèbre d'Amérique latine, possède déjà un modèle économique diversifié : chaîne de restaurants Fasfu, entreprise télécom PilloFon, marque de tequila Gran Malo. Son contenu voyage multilingue serait parfait pour une chaîne FAST internationale.
En Afrique, l'émergence de créateurs comme Mark Angel Comedy (5,7+ millions d'abonnés, plus d'1 milliard de vues) au Nigeria, ou Caspar Lee (7,5+ millions) en Afrique du Sud révèle un potentiel énorme. Le continent compte 45+ millions d'utilisateurs YouTube en Égypte, 28 millions au Nigeria, 25 millions en Afrique du Sud, mais manque encore d'infrastructure FAST structurée - une opportunité pour les pionneurs.
Ces pionniers mondiaux partagent une vision commune qui redéfinit l'économie des créateurs : utiliser le contenu gratuit comme acquisition client pour vendre des produits ou services premium, tout en diversifiant les canaux de distribution pour réduire la dépendance aux algorithmes des géants technologiques. De l'Amérique latine à l'Afrique en passant par l'Asie et l'Europe, tous rattrapent leur retard à vitesse grand V.
CPM français : le grand rattrapage face à l'Europe
Transposons cette révolution économique au marché français, qui accuse désormais un retard face à ses voisins européens. L'Allemagne compte 200 chaînes FAST sur Pluto TV, le Royaume-Uni 167 sur Samsung TV Plus, tandis que la France peine à structurer son écosystème. Si Squeezie appliquait la stratégie Dhar Mann en transférant ses vues mensuelles YouTube estimées vers une chaîne FAST, il pourrait théoriquement quintupler ses revenus publicitaires sans créer de contenu supplémentaire.
Cette simple arithmétique révèle l'ampleur de l'opportunité manquée, surtout quand on observe que les impressions publicitaires FAST explosent partout en Europe selon les données sectorielles. Le marché français existe, mais manque de pionniers.
Inoxtag a d'ailleurs ouvert la voie avec "Kaizen", mais en empruntant le chemin traditionnel : diffusion TF1 puis acquisition Disney+. Son documentaire prouve que le public français suit ses créateurs sur de nouveaux supports, validant le potentiel d'audience. Reste à industrialiser le modèle comme l'ont fait Dhar Mann ou les Sidemen britanniques.
McFly et Carlito possèdent déjà l'expérience télévisuelle acquise via leurs passages radio et TV réguliers. Leur format duo, naturellement télégénique, se prêterait parfaitement à une programmation FAST cohérente. Leur audience transgénérationnelle correspond exactement à la cible des chaînes familiales gratuites.
Même les pionniers français comme Cyprien ou Amixem possèdent des catalogues de plus de dix années qui justifieraient largement une chaîne dédiée. Le défi n'est plus technique ou créatif - c'est stratégique et temporel, surtout face à une Europe qui avance à grands pas.
Car pendant que nous analysons le potentiel français, les Américains prennent cinq ans d'avance. Samsung TV Plus s'implante en Europe, Pluto TV débarque, et les créateurs français risquent de devenir spectateurs d'une révolution qu'ils auraient pu mener.
L'écosystème français présente pourtant tous les atouts : 15 millions de foyers équipés en TV connectée, des audiences familiales fidèles, une appétence réelle pour le contenu hexagonal, des créateurs établis avec une notoriété multigénérationnelle. L'infrastructure technologique existe, le savoir-faire aussi.
Manque la vision stratégique. Contrairement aux États-Unis où l'écosystème FAST mature rapidement, la France hésite entre ses réflexes de service public et les logiques commerciales. MyTF1 et 6play existent mais sans la masse critique nécessaire. Les annonceurs découvrent le format. La réglementation du CSA impose ses contraintes spécifiques.
Cette hésitation française face à l'innovation médiatique n'est pas nouvelle. En 2005, les médias hexagonaux avaient raté le train YouTube. En 2015, celui des influenceurs. En 2025, celui des chaînes FAST ?
L'histoire ne repasse pas les plats. La fenêtre d'opportunité se referme rapidement car les positions dominantes se cristallisent vite dans l'écosystème numérique. Dans 18 mois, il sera trop tard pour rattraper le train américain qui aura déjà conquis les audiences européennes.
Le cas Webedia : quand l'infrastructure existe mais hésite
Pourtant, l'exemple le plus frappant de cette hésitation française nous vient de Webedia Creators. Le groupe maîtrise parfaitement l'écosystème FAST avec ses 4 chaînes déjà lancées sur Samsung TV Plus : MGG (esport), Popcorn (talk-show), AlloCiné (cinéma) et Épicurieux (vulgarisation avec Jamy Gourmaud).
Webedia possède l'infrastructure, le savoir-faire technique, et surtout des créateurs aux audiences massives comme Joyca (16 millions d'abonnés toutes plateformes). La logique voudrait qu'une chaîne FAST dédiée à Joyca soit la suite naturelle de cette stratégie.
Mais comme l'annonce récemment Gregg Bywalski, Webedia vient de choisir une autre voie : un "partenariat structurant" avec RMC Découverte pour diffuser Joyca et Antoine S2S sur la télévision traditionnelle.
Cette décision illustre parfaitement le paradoxe français : quand on maîtrise les chaînes FAST autonomes, on préfère encore négocier une "case" sur un diffuseur traditionnel plutôt que de créer son propre canal dédié. C'est exactement l'inverse de la stratégie Dhar Mann qui a créé SA propre chaîne Samsung TV Plus.
Le contraste est saisissant :
* Stratégie américaine : autonomie, création de son propre canal, contrôle total
* Stratégie française : partenariat, négociation, dépendance aux grilles de programmation
Webedia prouve que la France a tous les atouts techniques et créatifs. Mais culturellement, nous restons dans une logique de "placement" plutôt que de "création" de médias.
Inoxtag a montré que c'était possible. Squeezie a les moyens. McFly & Carlito ont l'expérience. La révolution Dhar Mann n'attend pas. Soit les créateurs français la mènent, soit ils la subissent. Le choix leur appartient encore - mais plus pour longtemps.
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