Ne touche pas ! Combien de fois entendons-nous cette phrase lorsque nous sommes enfants. 

Il y a ce gâteau dans la vitrine du pâtissier avec une grosse fraise au milieu. Je n’en ai jamais vu de si grosse. Lulu dit que c’est une fausse. Moi je dis qu’elle est vraie. Je vais aller vérifier. J’entre. Je dis « une baguette, s’il vous plait ». Je paye et en sortant, sans hésiter une seconde, je la prends, je l’emporte. Ni vu ni connu. Lulu est épaté ! Il veut la toucher et la sentir. La négocier. Pas question. Je la mets dans ma poche. Le soir, je la pose dans la corbeille de fruits, au centre de la table devant mes parents intrigués. 

C’est samedi. J’accompagne ma mère en ville. Elle entre dans une boutique et passe une robe dans la cabine d’essayage. Je me cache sous un portant de tissus soyeux et colorés, comme dans une forêt exotique. J’aimerais rester là pour toujours. Il fait frais sous les jupes qui semblent tenir en l’air comme par enchantement. Je passe le bras dans la manche vaporeuse d’un chemisier. C’est décidé. Je serai couturier. Je parcourrai le monde pour toucher le tissu qui fera de moi le roi habilleur de princesses. Je les aimerai toutes mais je dormirai seul dans des draps aussi doux que la peau des pèches. J’enfouirai ma tête dans un oreiller de satin et je rêverai du manteau aérien que je me confectionnerai en cachette. Celui avec lequel je pourrai voler. Toucher les nuages et m’enrouler dedans. 

Chère Emma

Dans ta dernière lettre, tu me demandes si cette ville a une odeur…Je crois qu’elle diffère selon les quartiers. Comme chez nous, tu sais. 

Pourtant, il y a une rue où j’aime déambuler. On y sent des odeurs complexes. Un mélange indéfinissable qui me rappellera toujours ma vie d’étudiante : pain oriental, vieux livres, effluves de caniveaux, savon à la rose, soupe à l’oignon, pâte à crêpes, café moulu…oui. Tout cela à la fois. Et puis au numéro 30 de cette même rue, quand une porte s’ouvre, il y a ce parfum que j’aime plus que tout. Celui qui s’échappe des sièges de velours rouge. Ici, j’ai acheté un billet en passant, j’ai donné des rendez-vous, j’ai vu des chefs-d’œuvre, j’ai fui la chaleur étouffante de l’été, le froid mordant de l’hiver, la pluie battante, le vent qui décoiffe. 

Tu verras. Lorsqu’à ton tour, tu quitteras les tiens. Tu prendras la rue Saint-André-Des-Arts. Tu t’arrêteras devant les affiches. Tu pousseras cette porte et tu choisiras le fauteuil au troisième rang. Une fois les lumières éteintes, tu sentiras. Quelque chose. Le parfum d’une salle obscure. Le parfum d’une salle de cinéma. 

Comme l’odeur exacte de la vie.

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Elise collectionne les chaussures de femmes. Celles qu’elle préfère sont celles qui ont été déjà portées. Rien qu’en examinant la semelle, elle peut deviner de quelle façon sa propriétaire marchait, quelle était sa vie. Est-ce qu’elle courait souvent après un train ? Ou est-ce qu’elle ne se déplaçait qu’en voiture ? Est-ce que ces escarpins avaient vu la mer ? En les essayant, elle avait senti des petits grains de sable rouler sous la plante de ses pieds. Elle est aussi émue par les talons usés. Certains semblent avoir fait la guerre. Meurtris, déchirés, en lambeaux. Elle les répare avec le plus grand soin. Dans une botte de cavalière, un jour, elle a trouvé un billet plié en 4. Un billet de 100 francs. Elle n’en avait jamais vu. L’autre fois, elle a été séduite par de grosses chaussures de marche. Très laides mais qui sentaient le thym. Elle les a remplies de terre, a planté 3 graines de basilic à l’intérieur et les a accrochées à son balcon. Juste pour amuser les passants. Hier, quelqu’un a déposé une paire de bottines d’enfant devant sa porte. Avec un mot attaché aux lacets « Madame, ce serait gentil de votre part si vous pouviez garder mes chaussures. Ma mère veut absolument que je porte ces horribles trucs, moches et qui me font mal. Pouvez-vous les garder un an, jusqu’à ce que je grandisse des pieds et que ma soeur puisse les porter ? Je vous en serai très reconnaissante. Nina. Votre voisine. Chut ! »

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 Il existe, parait-il, en Cappadoce, un potier collectionneur de cheveux de femmes. Il s’appelle Galip. Dans sa maison troglodyte pendent plus de 20 000 mèches de cheveux de femmes du monde entier. Offertes généreusement lors d’un passage dans la région… les donatrices y ont ajouté leur noms et leur adresse. L’endroit semble irréel. Une caverne à la fois rassurante et inquiétante où l’on déambule, intrigué. Les cheveux blonds, bruns, noirs, roux, blancs, colorés, forment un rideau derrière lequel on découvre une jarre, un vase…

J’ai repensé à cette nouvelle de Guy de Maupassant « la chevelure ». Le héros, fantasque, passionné d’objets et de meubles anciens, découvre dans un tiroir une longue mèche de cheveux de femme. Il en tombe éperdument amoureux, il ne peut plus s’en séparer, il dort avec elle. Il en deviendra fou.

Je me demande si le potier de Cappadoce a eu un jour un coup de foudre pour une chevelure ? Certaines exhalent des parfums mystérieux, envoûtants. Certaines sont douces comme de la soie. Mais leurs propriétaires s’en sont allées vers d’autres contrées. Est-ce que Galip, lui, comme le personnage de Maupassant, y laissera des plumes ? A suivre…

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La mère de Nora possède une collection dont elle est très fière. Elle conserve les étiquettes. Toutes les étiquettes. Celles sur les vêtements. Pure laine, pure coton, taille 42, lavable à 30°, ne pas repasser, séchage à plat, fabriqué en Bretagne, au Maroc, en Irlande. Celles sur les couvercles de fromage. Camembert moulé à la louche, fabriqué en Normandie, 21 % de matière grasse. Celles sur les bouteilles de vin, grand cru classé, mis en bouteille au château, médaille d’or Paris 2013. Entrer chez elle, c’est entrer dans un musée. Pas un seul petit coin de mur n’a été oublié. Vous commencez à lire, amusé…puis la tête vous tourne. 

Quelquefois, on sonne et c’est une voisine qui dépose un sac d’étiquettes devant sa porte. Elle en reçoit par courrier aussi des quatre coins de la France !

Je lui ai demandé pourquoi elle était si fascinée par ces petits bouts de papier ou de tissu ? Elle m’a confié ceci : quand je suis arrivée, je ne parlais pas un mot de français. Je ne comprenais rien. Pour acheter à manger, c’était difficile. Je me suis souvent trompée et ça a commencé à m'énerver d’acheter du sel alors que j’avais besoin de sucre ! Alors j’ai étudié les étiquettes. C’est comme ça que j’ai appris le Français ! Grâce à elles. Certaines sont très belles, d’ailleurs. Enfin, moi, je les trouve belles. Rondes, carrées, colorées…elles sont belles, non ?

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Lors d’une promenade, Sasha m’a parlé de sa collection :

Depuis un an, depuis la drôle d’histoire que nous vivons tous, j’ai l’idée de collectionner les regards. Dans les rues, dans les jardins, ils sont de plus en plus rares alors…quand j’en croise un…il m’attire…je ne les épingle pas dans mon esprit comme des papillons...non, Je ne les range pas dans un album. Je les garde en mémoire sur des rubans de couleur et je les conserve dans une boîte. Celui-là par exemple « regard émerveillé d’un jeune homme, 20 mars 2021, Square Colbert, Paris XIème. Ou celui-ci « regard perdu d’un homme en cravate », 5 mai 2020, Bld de Vanteaux, Limoges. « Regard transi d’une femme échevelée », 12 juillet 2021, Place Saint- Pierre, Nantes. Regard étonné d’un enfant, 7 octobre 2021, Baie de Saint-Florent. Le plus étonnant à ce jour ? Regard d’un vieil homme, 15 avril 2021, Côte Atlantique. Il ressemblait à Hemingway. Sur le moment, J’ai pensé que c’était lui. Alors, je l’ai appelé « Ernest ! » Il s’est tourné vers moi. Il m’a donné le plus beau regard de ma collection. Un regard à la fois triste et malicieux. Complexe. Comme je les aime.

Un jour, quand je serai un vieux bonhomme, j’attacherai tous ces rubans ensemble. J’aurai des kilomètres de regards. Et si je ne vois plus rien, et bien...ce ne sera pas si grave !

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Lorsque j'ai demandé à Emma pourquoi elle s'obstinait à garder cette écharpe moche et défraîchie, elle m'a répondu : 

"parce que j'ai failli m'étrangler avec. 

J'ai cru qu'elle blaguait. 

"Non, j'te jure. Un jour, j'ai couru pour prendre un train, j'ai dévalé l'escalier de la rue Myrha. Tu te rappelles ce P....d'escalier qui n'en finissait pas et bein...l'écharpe s'est accrochée à la rambarde du 3ème. J'ai failli mourir étranglée. J'étais complètement sonnée. Je suis restée là, assise sur une marche à essayer de reprendre mon souffle. Du coup, j'ai raté mon train. Du coup, bein...j'ai jamais donné de nouvelles à celle que j'allais retrouver. Cette écharpe m'a rendu service au fond. Je lui en suis éternellement reconnaissante".

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C'était une veste bleue que tu ne quittais jamais. Tu disais :

- Cette veste elle sait tout de moi.

- Ah bon ?

Quand tu partais en Afrique, tu la roulais en boule et tu la mettais dans ta valise entre deux tubes bizarres.

- C'est quoi ?

- Des plans.

- Des plans de quoi ?

- Des plans pour s'évader de prison.

- N'importe quoi. Ta veste bleue, elle est au courant ?

- Oui.

Une fois tu l'as tachée avec un feutre qui avait fui dans une des poches. Tu as commencé à l'aimer moins. Une autre fois, c'est une manche que tu as déchirée.

Et puis, un jour, tu es revenue sans. Tu l'avais oubliée dans un aéroport.

-Il faut se méfier des vestes trop libres. Tu as dit.

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C'est l'histoire d'une robe rouge pendue dans l'armoire et qui attend son heure. 1994. Marc n'aime que les détails. Il note tout sur son carnet. La tache sur la cheville d'une fille qui passe. Une miette sur une paupière. Un trait de rouge à lèvres sur un verre. Un parfum qui s'évapore. Alice danse le mia. J'attends que la gloire vienne et Alice danse danse. Estelle est arrivée tard dans la nuit. Elle descend une bouteille de vodka sous prétexte qu'elle porte le vison de sa grand-mère. Je l'évite toute la soirée. Eric parle d'un escarpin oublié sous un canapé. Il veut que toutes les filles et les garçons l'essayent. Tout le monde se prête au jeu. Quelqu'un demande : mais où est le prince ? Et puis soudain, Nathan proclame : la princesse, c'est moi. C'est vrai que cette chaussure lui va à ravir. 1994. Finalement j'aurais dû mettre cette robe rouge. Quelle cruche !

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Tous les samedis soir, elle se couchait sur son lit pour remonter la fermeture éclair de son jean.

Il y avait toujours cette même chanson qui passait à la radio. "Kiss me as you love me. Ta cigarette m'énerve un peu". Elle se relevait et reprenait son souffle. Elle allait à la cuisine et ouvrait le frigo. Elle aurait bien bu une bière mais il n'y en avait pas. Alors elle attrapait un de ses sodas que son frère achetait et qu'il ne finissait jamais. Elle allait se planter devant le miroir de la salle à manger. Elle décrochait le téléphone, jouait avec le fil et embrassait le combiné. "Kiss me as you love me". Aujourd'hui, elle se rappelle de ce jean parfait. Juste parfait.