Pierre Lévy, ex-ambassadeur de France en Russie (2020-2024), est l'invité international de RFI ce 27 mai. Il décrypte les dernières déclarations de Donald Trump et Friedrich Merz sur l'Ukraine. Le président américain a estimé que Vladimir Poutine était devenu « complètement fou ». Le chancelier allemand annonce que les principaux alliés de Kiev ont levé « toute limitation de la portée des armes livrées ».
RFI: Donald Trump dit que Vladimir Poutine est devenu « complètement fou », le chancelier allemand assure que les principaux alliés de Kiev ont levé « toute limitation de la portée des armes livrées », avez-vous le sentiment qu'on arrive à un tournant de ce conflit ?
Pierre Lévy: Je ne le crois pas. Je pense qu'il y a beaucoup de communication, beaucoup de mise en scène. À chaque fois, tout le monde est très attentif au prochain contact, au prochain petit mot. En réalité, quand on regarde comment les choses se passent, d'abord sur le terrain, il y a toujours un grignotage du terrain côté russe, parce que tout simplement, ils veulent être en position de force quand le moment des négociations viendra. Et puis autrement, mon sentiment est qu'on parle beaucoup de négociations, les négociations n'ont pas véritablement commencé.
C'est-à-dire ? On en est au stade pur du contact, mais pas plus, de votre point de vue de diplomate ?
Il est clair, et ça c'est incontestable, et on ne sait pas quelle en sera l'issue, que le dossier a connu une accélération spectaculaire depuis le 12 février, la date du premier coup de téléphone officiel entre Trump et Poutine. Ça, c'est clair. Les choses ont vraiment bougé, parfois de manière brutale. Je pense à la scène dans le bureau ovale avec Zelensky de manière aussi parfois tragique, parce que les États-Unis et la Russie ont voté ensemble au Conseil de sécurité à l'ONU une résolution. Et ça a traduit un alignement américain sur les positions russes le 24 février, mais autrement, ça bouge. Alors la question est de savoir dans quel sens est-ce que ça bouge. Et de ce point de vue-là, les dernières évolutions, je trouve, me conduisent à être plutôt pessimiste.
Pessimiste et prudent ?
Oui, parce que les Russes jouent plutôt bien. Vous avez vu donc cette reprise des contacts directs entre les Russes et les Ukrainiens à Istanbul, c'est une bonne chose et les Russes ont une délégation de poids, contrairement aux commentaires ici ou là, ce sont des gens qui connaissent leur affaire, qui ont la confiance du président Poutine et qui étaient les négociateurs en mars et en avril 2022. Donc l'approche russe est assez simple. Ils considèrent, c'est un discours qui tourne en boucle dans leur propagande, qu'il y a eu un accord. Il y a eu quasiment un accord en avril 2022, accord qui a été bloqué suite aux interventions américaines et britanniques. Et maintenant, il s'agit de reprendre cette discussion. Et cet accord, en fait, revient à une reddition de l'Ukraine. Et actuellement, les Russes sont en train de préparer le mémorandum, vous savez qui a été annoncé suite à l'appel téléphonique entre les deux présidents. Et il est vraisemblable que ce mémorandum reprendra la négociation là où elle a été laissée en février 2022, donc sur des bases très défavorables pour l'Ukraine.
La Russie a mené ces dernières nuits des attaques massives de drones et de missiles, et il y a donc ces déclarations du président américain parlant de Vladimir Poutine : « Il tue beaucoup de gens. Je ne sais pas ce qui lui arrive. Je suis surpris, très surpris. Il est devenu complètement fou ». Est-ce que Poutine a perdu le soutien de Trump ?
Vous savez, attendons...
Attendons le prochain revirement, si je vous entends ?
Attendons la prochaine déclaration. Mais je trouve que ce n'est pas une manière de procéder avec les Russes. Vous avez vu la réaction...
C’est une « mauvaise méthode » ? Vous dites « mauvaise méthode » parce que là, c'est l'insulte, évidemment ?
Oui, je trouve que c'est une mauvaise méthode. Mais, il y a eu dans le passé aussi, vous vous souvenez, quand en octobre 2023, le président Biden avait traité Poutine de dictateur… Et la réponse russe était : « C'est inacceptable, ce n'est pas convenable ».
Et là, la réponse de la bouche de Dmitri Peskov c’est : « Réponse émotionnelle aux événements »...
Surcharge émotionnelle. Voilà. Et ça, c'est pire parce que j'ai entendu des commentaires disant selon lesquels les Russes essayent de ménager Trump. Je trouve que c'est pire.
Vous qui lisez le Kremlin dans le texte Pierre Lévy, qu'est-ce que ça veut dire surcharge émotionnelle, on se moque de lui ?
Alors, je vais essayer de traduire. D'abord, dans l'esprit russe, un chef domine et se domine. Donc, il n'a pas d'humeurs.
Donc il n'a pas d'émotion, il n'a pas à avoir de « surcharge émotionnelle »...
Il n'a pas à avoir de surcharge émotionnelle. Et la surcharge émotionnelle, c'est un signe de faiblesse. Ça, je l'ai observé à plusieurs reprises dans mes contacts. Dans l'approche russe, c'est absolument clair. Donc, je trouve que c'est une approche assez méprisante finalement. Et vous avez ce contraste entre d'un côté une espèce d'impatience tactique côté Trump, et de l'autre côté, une patience stratégique côté russe avec une froide détermination. Donc absolument aucune humeur.
À propos des déclarations de Friedrich Merz, le chancelier allemand qui annonce que les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne « ont levé toute limitation de la portée des armes livrées ». Ce qui veut dire que l'Ukraine peut attaquer des positions militaires en Russie. Changement de doctrine militaire de façon évidente et là encore, Dmitri Peskov, le porte-parole de la présidence russe, parle de « décision assez dangereuse ». Je comprends « menace ». Est-ce que je comprends bien ?
Dans la séquence que nous vivons, on voit bien que chaque protagoniste essaye de gagner du terrain. Et il s'agit à travers cette déclaration d'essayer d'instaurer un rapport de force avec la possibilité de frapper des cibles militaires. J'insiste sur ce point si ces éléments sont confirmés, de frapper des cibles militaires avec tous les centres de logistique qui sont près de la frontière avec l'Ukraine, qui sont côté russe. Les centres de regroupement de force. Enfin, tout ça d'un point de vue strictement militaire européenne. Voilà, c'est l'intention ukrainienne tout ça. Tout ça fait sens parce qu'il ne s'agit absolument pas de faire en sorte que l'Ukraine s'effondre. Je trouve que l'Ukraine résiste très bien. Vous avez vu qu'il a fallu quasiment neuf mois à la Russie pour reprendre la poche de Koursk.
Et quand Peskov dit que la levée de cette limitation de la portée des armes serait absolument contraire à notre aspiration à parvenir à un compromis politique, ça veut dire que la Russie a vraiment l'intention de trouver une issue politique ?
Là aussi, je veux dire, il y a un fossé, il y a un abîme entre les mots et la réalité. Mon analyse est que le président Poutine n'a pas dévié de ses objectifs initiaux, c'est-à-dire casser la souveraineté de l'Ukraine, aller jusqu'au bout de ses objectifs. Simplement, dans son équation, il doit faire attention à ne pas se mettre le président Trump à dos complètement. Alors, il peut l'user. Faire en sorte qu'il soit là. Et à un moment, il passe à autre chose...
Ce qui n'est pas impossible...
Ce qui n'est pas impossible. Mais là aussi, qu'est-ce que ça veut dire concrètement ensuite pour l'Ukraine, en termes de soutien, qu'est-ce que ça veut dire pour les Européens en termes d'engagement ? Tout ça est à voir.
Quel type de pression pourrait être utile, efficace auprès des Russes ? À quoi le président russe peut-il être sensible ou est-ce qu'il ne déviera pas, comme vous le dites ?
Moi, je crois qu'il y a une pression qui peut jouer et qui peut jouer côté américain, parce que le rêve russe, c'est le duopole. On règle les problèmes entre Washington et Moscou. Et donc si les Américains disent, on va normaliser, si on arrive à un accord de paix, ça, ça peut jouer, mais c'est pas du tout ce qui est en train de se faire.
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