Rami Abou Jamous, journaliste palestinien basé à Gaza, fondateur de Gaza Press, auteur de Gaza, Vie : l’histoire d’un père et de son fils, aux éditions le Seuil. Il est l'invité de RFI ce 12 août. Après la mort de six journalistes lors d'une frappe dans la bande de Gaza, il dénonce « l'impunité totale » de l'armée israélienne. Il appelle à la protection des journalistes dans l'enclave.
RFI : L'ONU et l'Union européenne parlent de « meurtre » après la mort de six journalistes le 10 août dans la bande de Gaza. Ils ont été tués, ciblés par une frappe israélienne délibérée. En tant que journaliste correspondant à Gaza pour plusieurs médias français, comment accueillez-vous ces condamnations qui sont venues de l'étranger ?
Rami Abou Jamous : C'est déjà bien qu'il y ait eu des condamnations, parce que depuis le premier jour de la guerre, on n'a pas entendu de condamnations. Donc c'est bien d'entendre ce genre de condamnations, mais ce n'est pas suffisant. Il faut arrêter la guerre, protéger les civils et surtout les journalistes à Gaza.
Il y a plus de 200 journalistes qui ont été tués pendant cette guerre-là et malheureusement, c'est l'impunité totale. Ils font de l'incitation sur Anas al-Sharif, ils disent « on va le tuer », et ils le tuent.
Anas al-Sharif est l'une des victimes, correspondant connu de la chaîne Al Jazeera. L’armée israélienne dit ouvertement l'avoir pris pour cible et le qualifie de « terroriste du Hamas » qui se faisait passer pour un journaliste. Qu'est-ce que ça suscite comme commentaire chez vous ?
Ça ne me surprend pas parce que pour nous, on est tous des terroristes aux yeux des Israéliens et surtout de l'armée d'occupation. Et toute personne qui est visée pour être tuée, on dit que c'est un terroriste. Pour justifier les massacres et les tueries, on est des terroristes. Toujours l'épouvantail du Hamas et ce n’est pas nouveau.
Ils disent qu’il était le responsable de lancement de roquettes, alors qu’Anas al-Sharif, 24h sur 24, était devant la caméra d’Al Jazeera en train de faire des lives, des reportages et comment il a le temps de lancer des roquettes ou quoi que ce soit ? Pourquoi ne l’ont-ils pas ciblé quand il lançait des roquettes ?
Malheureusement, c'est toujours ce prétexte-là. Le mot le plus facile pour justifier les massacres, c'est « terroriste » et c'est le bouclier qu'utilisent les Israéliens quand il s'agit des Palestiniens. Et pour justifier tout ce qui est critique de la part de l'étranger, c'est l'antisémitisme. Donc c'est leur façon de se protéger et justifier leurs massacres.
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On a vu, lundi 11 août, circuler des photos d'Anas al-Sharif avec des responsables du Hamas. Israël veut présenter ces photos comme des preuves de son implication.
J'ai des photos de beaucoup de journalistes français qui ont des selfies avec les mêmes personnes qui étaient avec Anas al-Sharif. Est-ce qu'ils sont des terroristes ou est-ce qu'ils sont du Hamas ? Et pareil, il y a des journalistes qui prennent des selfies avec Netanyahu. Netanyahu est un criminel de guerre. Il a un mandat d'arrêt à la Cour pénale internationale (CPI). C'est vraiment l'inversion des rôles. Mais on n'a pas vu [Anas al-Sharif, NDLR] avec une kalash ou avec une mitrailleuse, ou avec une roquette sur le dos.
Est-ce que tous les journalistes sont aujourd'hui des cibles de l'armée israélienne à Gaza ?
Oui, bien sûr. Mais justement, cette armée d'occupation veut faire ses crimes sans témoins. Et pour preuve : elle ne veut pas que les journalistes étrangers entrent à Gaza. Et pour les journalistes qui sont à Gaza, il faut les enterrer parce qu'avec leur enterrement, c'est l'enterrement de la vérité, de la réalité, de l'image, de la voix, de la plume.
Ce n'est pas nouveau, ça a commencé même en Cisjordanie avec Shireen Abu Akleh. Elle n’appartenait pas au Hamas. Ce n’était pas une terroriste. Mais c'est juste parce qu’elle était très connue à Al Jazeera et que c'était la voix de la population palestinienne en Cisjordanie. Donc, on l'a tuée.
Est-ce qu'il est encore possible d'être journaliste et de travailler dans la bande de Gaza ?
Oui, il y a toujours des journalistes palestiniens. C'est vrai qu'on a peur depuis le premier jour de la guerre, parce que la peur, c'est quelque chose d’humain, parce qu'on est ciblé, parce qu'on fait partie de cette population qui subit ces massacres et ce nettoyage ethnique. Mais en même temps, le fait de perdre des collègues, ça nous donne plus de volonté de continuer ce qu’eux ont commencé, malgré le risque. On sait très bien qu'on est une cible, qu'on peut perdre la vie. On sait très bien que chacun de nous va être tué un jour ou l'autre, et on ne sait pas de quelle façon : bombardé, calciné ou enterré vivant. Mais il faut continuer de travailler, que le monde sache ce qu’on est en train de vivre, que ce soit en Palestine et surtout à Gaza.
« Chacun de nous va être tué un jour ou l'autre », selon vous. Ça veut dire que vous n'avez pas de doute sur le fait que votre mort sera violente ?
Oui, depuis le premier jour de la guerre, je l'ai dit et répété, surtout à mes collègues français et francophones en général. J'ai couvert plusieurs guerres pendant ma petite expérience en tant que journaliste et j'ai toujours couvert l'info. Mais cette fois-ci, l'info, c'est moi. Et quand je dis « c'est moi », ce n’est pas que moi, Rami Abou Jamous, mais ce sont les journalistes palestiniens en général. On a vu comment les journalistes sont ciblés et on sait très bien qu’on va être ciblés parce qu’ils veulent enterrer la vérité et la réalité, et enterrer les crimes et faire leur crime sans témoins. Et nous, on est les témoins.
Israël annonce son intention de prendre le contrôle de la bande de Gaza pour vaincre le Hamas. Et le chef d'état-major israélien disait, hier lundi, « nous sommes à l'aube d'une nouvelle phase de combat ». Est-ce que c'est un motif supplémentaire d'inquiétude ?
Oui bien sûr, parce qu'on sait très bien de quoi cette armée d'occupation est capable. Et on a vu l'incursion des villes et surtout à Gaza. Quand il y a une incursion terrestre, c'est des massacres partout, c'est ce qu'on appelle « la terre brûlée », c'est la destruction totale. C’est ce qui s’est passé à Rafah par exemple. Ou dans le nord de la bande de Gaza à Beit Hanoun. On a vu les images avec les avions de largage qui ont été prises pour la première fois. Au nord et au sud, ce ne sont que des terrains vagues, parce que c'est la destruction totale.
Il y a aussi la menace de « famine généralisée », redisaient encore les Nations unies il y a quelques jours. Est-ce que vous voyez de l'aide humanitaire entrer aujourd'hui dans la bande de Gaza ?
Oui, il y a de l'aide humanitaire qui entre, mais ce n’est pas du tout suffisant. On parle à peu près de 70 camions, parfois 100 camions par jour. C'est rien du tout. La majorité des camions se font attaquer par les affamés, malheureusement.
70 camions, alors que les ONG disent qu'il faudrait autour de 600 camions par jour pour pouvoir permettre un approvisionnement correct.
Même pas correct, c'est un approvisionnement d'urgence, parce que correct, il en faudrait plus. Pour secourir la population de Gaza de la famine, il faut au moins 600 camions pendant un mois et après, il en faudrait plus pour reprendre « la vie normale » pour n'importe quel citoyen dans le monde, pour manger et boire. On est en train de vivre la mort. C'est la mort partout, la mort par les bombardements, par les déplacements, par la famine, par le manque de médicaments et la mort psychologique. Parce que le fait de sentir qu'on est ciblé ou mourir à n'importe quel moment, c'est aussi une mort qu'on est en train de vivre tous les jours. Psychologiquement, on n'est pas bien du tout.
Chaque matin, sur le fil WhatsApp que vous avez baptisé « Gaza.Vie », vous écrivez « toujours vivant », comme si c'était un miracle quotidien.
C'est vraiment un miracle. Vivre un génocide, un nettoyage ethnique et se réveiller le matin toujours vivants, moi et ma famille, c'est un miracle. Et c'est pour ça que, chaque matin, je commence toujours mes salutations à mes amis: « Salut les amis. On est toujours vivants. » C'est vraiment un miracle parce que vous ne pouvez pas comprendre l'ampleur des massacres qu'on est en train de vivre, parce que vous n'êtes pas avec nous, mais le fait de se réveiller et être en vie, c'est vraiment un grand miracle pour moi et pour ceux qui sont toujours vivants comme moi.
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