Dans un entretien à RFI, le dirigeant druze libanais Walid Joumblatt dit voir dans les affrontements qui ont ensanglanté la ville de Soueïda, dans le Sud syrien, la volonté d'Israël de diviser le pays.
L'armée syrienne s'est retirée de Soueïda, dans le sud du pays, après l'accord de cessez-le-feu proclamé mercredi 16 juillet. En vertu de cet accord, le maintien de la sécurité est officiellement transféré aux factions locales, a déclaré Ahmed al-Charaa. Le président syrien par intérim assure dans une allocution télévisée diffusée ce jeudi vouloir donner la priorité « à l'intérêt des Syriens plutôt qu'au chaos et à la destruction ». Le retrait de l'armée syrienne intervient après quatre jours de combats meurtriers et d'exactions imputées à l'armée gouvernementale. Il intervient également après l'intervention militaire d'Israël, qui n'a pas hésité ce mercredi à bombarder Damas, au nom de la protection des druzes de Syrie. Entretien.
RFI : Un nouvel accord de cessez-le-feu a été donc conclu en Syrie. Le président par intérim, Ahmad al-Charaa, annonce ce matin que l'armée syrienne se retire de Soueïda. Est-ce que, selon vos informations, vos contacts sur place ce matin, ce cessez-le-feu est respecté ? Les combats ont-ils cessé à Soueïda ?
Walid Joumblatt : Pas par toutes les parties impliquées à Soueïda. Et la partie la plus importante qui s’oppose à la présence de l'armée syrienne est représentée par Cheikh Hikmat al-Hijri. Tout le monde n’a pas accepté l’accord signé avec le gouvernement syrien. Donc ce cessez-le-feu est très fragile.
Avec le retrait annoncé de l'armée syrienne, ne pensez-vous pas malgré tout que les combats devraient cesser, que les tensions devraient s'apaiser ?
Elles devraient s'apaiser, même si avec le temps il y aura seulement les éléments de la sécurité générale pour essayer de maintenir l'ordre à Soueïda. Mais il y a une faction qui est totalement opposée à la présence de l’État syrien, et qui va continuer à revendiquer que Soueïda devienne une région séparée de la Syrie. Donc c'est un enjeu stratégique, cela veut dire que ces gens-là cherchent à diviser la Syrie avec le soutien d’Israël.
Vous qui souhaitez que les Druzes syriens fassent partie intégrante de la Syrie, déplorez-vous donc cette attitude d'une partie de la population druze, et de ce dignitaire religieux, qui souhaitent ainsi séparer la communauté druze syrienne de la Syrie ?
C'est vrai, parce que ce dignitaire religieux a fait plusieurs fois appel à une protection internationale. Or, dans les circonstances actuelles, il n'y a pas de protection internationale à part Israël. Donc, c'est changer le cours de l'histoire des Druzes. L’histoire des Arabes patriotes druzes qui, en 1925, avaient refusé le plan de partition établi à l'époque par les Français et par le Général Gouraud. Maintenant, il semble qu'ils reprennent l'histoire à l'envers. Ces gens-là veulent séparer cette région-là de la Syrie, ce qui aurait des implications pour tout le Proche-Orient.
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Mais les Druzes de Soueïda qui étaient, eux, favorables à une intégration à la nouvelle Syrie peuvent-ils encore faire confiance au pouvoir central après les exactions dont ils ont été les témoins ces derniers jours ?
Les violences perpétrées par certains éléments de l'armée et de la police ont provoqué cette réaction de rejet. Mais il y a quelque part un plan qui date depuis quelques mois, quelques années, lorsque Israël a commencé à fomenter cette sécession des Druzes, d'une partie des Druzes de Syrie, ce qui aurait pour conséquence de provoquer un bouleversement total de la région. Je ne le souhaite pas, mais ce sera alors non plus une Syrie unie, mais une Syrie disloquée.
Vous-même avez dit par le passé, à plusieurs reprises, qu'Israël n'avait pas l'intention de protéger les Druzes, mais de les utiliser. C'est encore le cas aujourd'hui ?
Israël veut utiliser les Druzes comme garde-frontières et je maintiens cette opinion. Le bombardement d'hier à Damas était aussi stratégique parce que le bâtiment principal de l'armée syrienne du ministère de la Défense, bâtiment historique connu, construit dans les années 50, a été totalement détruit. Ce qui veut dire qu'Israël veut détruire ce qui reste comme vestiges de l'armée syrienne. Et là, les conséquences seront désastreuses.
C'est d'ailleurs à l'encontre de ce que souhaitent les États-Unis. Mais pourquoi selon vous Israël cherche à affaiblir à ce point les nouvelles autorités qui sont issues de la chute de Bachar el-Assad ?
Depuis des décennies, Israël a l'intention de faire sauter en l'air ce qui restait encore des accords de Sykes-Picot, c'est-à-dire la Syrie, l'Irak et le reste. Eh bien maintenant, il semble malheureusement que le nouveau rapport de forces est en leur faveur. Et nous voyons que la politique américaine dans la région est très hésitante. Nous voyons en tout cas ce qui se passe à Gaza : on avait dit que Trump allait imposer un cessez-le-feu. Mais il semble que ni Trump, ni personne aux États-Unis ne soit capable d'affronter la volonté de Netanyahu et de ses alliés.
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Il y a désormais au sein de la communauté druze, c'est une évidence, une très grande réticence à l'égard du nouveau pouvoir à Damas après ce qui s'est passé. Estimez-vous qu'il soit possible de parler avec Ahmed al-Charaa ? Vous l'avez d'ailleurs à plusieurs reprises rencontré personnellement en allant à Damas…
Je l'ai rencontré deux fois. J'étais le premier arabe et occidental à aller là-bas. J’étais la première personne à lui avoir rendu visite. Je l'ai rencontré deux fois. J'ai essayé par mes contacts de soulager la population de Soueïda des exactions de l'armée syrienne. Je les ai dénoncées plus tard, violemment. Mais ceci est un prétexte, quand on voit le dessin israélien en Syrie, et peut-être plus tard en Irak.
Mais le problème fondamental pour Ahmed al-Charaa, pour cette nouvelle Syrie qu'il essaye de construire, n'est-il pas cette incapacité à contenir les violences et les exactions qui sont perpétrées par les forces gouvernementales ? Qu'ils interviennent d'ailleurs dans le pays alaouite ou à Soueïda…
C’est vrai pour une partie des forces gouvernementales. C’est parce qu’il est en train de recruter, il a une nouvelle armée. Et l’ancienne armée syrienne a disparu, s'est effondrée. Il a fait une nouvelle armée. Ce sont des éléments indisciplinés, oui, mais en même temps, n'oublions pas qu’il y a une nouvelle donne qui consiste à utiliser les minorités : aujourd'hui les Druzes, hier les Alaouites, demain les Kurdes, etc. Ça, c'est une nouvelle donne, qui implique malheureusement tout un changement stratégique de la situation en Syrie.
Un mot enfin de ce qui a provoqué cette crise : les conflits entre les tribus bédouines et la population druze. Comment résoudre sur le long terme ces conflits et éviter que ces tensions ne viennent remettre le feu aux poudres ?
Une partie des Bédouins habitent Soueïda et il y a eu toujours des conflits localisés à cause des disputes pour l'eau. Mais entre les Arabes, les Druzes, les Bédouins, il y avait toujours la tradition de régler ces conflits à l'amiable. Aujourd’hui, il y a des Bédouins étrangers à la région qui sont venus appuyer leurs frères, qui il est vrai ont été très maltraités. Il ne faut pas oublier que le quartier bédouin de Soueïda a été très maltraité. Donc, il y a eu des exactions de la part de certains Druzes contre les Bédouins. Réaction, contre-réaction… On est là dans une situation qui ne peut pas garantir le maintien d’un cessez-le-feu.