De nouvelles frappes israéliennes ont visé hier soir et cette nuit Téhéran, ainsi que des sites de stockage et de lancement de missiles en Iran. En riposte, des drones et des missiles iraniens ont de nouveau été lancés ces dernières heures. La guerre entre les deux pays, déclenchée par les attaques israéliennes sans précédent de vendredi dernier, se poursuit aujourd’hui. Chirinne Ardakani, avocate et militante pour les droits humains, fondatrice de l'association Iran justice, est l'invitée de RFI. Elle défend notamment la Prix Nobel de la Paix Narges Mohammadi, et Cécile Kohler, professeure de lettres française détenue en Iran. Elle est co-auteure de l’ouvrage Des Iraniennes. Femme, vie, liberté : 1979-2024, paru aux éditions des Femmes-Antoinette Fouque.
RFI : Cela fait donc une semaine qu'Israël a commencé à frapper l'Iran et il devient de plus en plus difficile aujourd'hui d'entendre les échos de ce qu'il se passe à l'intérieur du pays. Les Iraniens n'ont plus accès à l'internet mondial. À quand remontent les dernières nouvelles que vous avez reçues de vos proches ?
Chirinne Ardakani : Je n'ai plus de nouvelles de mes proches depuis à peu près 24h. Par contre, j'ai des nouvelles d'un certain nombre de dissidents politiques qui continuent de s'organiser malgré la répression du régime puisqu'aujourd'hui, le peuple iranien est pris en étau, littéralement, entre d'un côté la République islamique qui continue, alors qu'on est en guerre et que les bombes continuent de tomber, d'arrêter les dissidents et ceux qui sont critiques à l'encontre de la guerre, et de l'autre, fait face aux bombes de Netanyahu et de l'État d'Israël conduit par cet homme-là. Les dissidents continuent de s'organiser pour nous donner des nouvelles.
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Pour faire quoi ? Avec quels objectifs ?
Pour alerter la communauté internationale, pour nous dire : dites partout qu'il ne faut pas défendre cette guerre, que cette guerre est une infamie, que cette guerre est illégale, que le peuple iranien n'a pas à payer le prix de la politique de cette dictature sanguinaire contre laquelle il est engagé depuis longtemps, il se bat contre la République islamique et aujourd'hui c'est lui qui est sacrifié, littéralement. Donc voilà ce que nous disent les dissidents et les voix de la paix. Je rappelle que moi, je suis l'avocate d'un prix Nobel qui aujourd'hui se trouve sous les bombes. Quelle ironie ! Et cette communauté internationale qui parle de balistique, qui parle de frappes, qui parlent du nucléaire mais qui, à aucun moment, ne se pose la question de rentrer en dialogue avec cette société civile qui continue de résister... Il aurait été intéressant de faire cet effort-là.
Quel est le sentiment qui vous habite depuis vendredi dernier ?
Ecoutez, au départ, c'était la sidération. Dans les premiers jours, cette guerre est arrivée un peu par surprise, parce que la guerre arrive toujours par surprise. On ne s'y attend pas. Mais là, je crois que je suis rentrée dans un état d'esprit différent, à l'image des Iraniens. Je crois que je suis dans un état d'esprit de mobilisation parce que je crois que cette séquence, elle est quand même… Il faut comprendre ce qui se passe ! On a un État d'Israël dirigé par Netanyahu, visé par un mandat d'arrêt international pour crimes de guerre et contre l'humanité, qui va frapper au motif de la guerre préventive, de la guerre dite « propre » et chirurgicale. Nous savons que tout ça n'est absolument pas légitime et justifié. Mais qui frappe qui ? Un dictateur sanguinaire, [l'ayatollah] Khamenei.
Et qui est là pour être le gardien et le gendarme et le médiateur ? Trump. Tout cela n'est absolument pas sérieux. Que j'entende des déclarations çà et là, « Je vais frapper, je ne vais pas frapper », cette hésitation, ce coup de poker, comme si tout cela était un jeu et le sort d'un certain nombre de civils israéliens comme iraniens, qui dépendaient de deux hommes forts dans le monde. Tout cela n'est absolument pas sérieux.
Justement, sur les civils, on parle déjà de plusieurs centaines de morts en Iran depuis vendredi dernier et de déplacés très nombreux. Avez-vous le sentiment qu'en France et globalement, dans les opinions, disons, occidentales, on prend suffisamment conscience de ce que subissent les civils aujourd'hui en Iran ?
C'est la première fois que j'ai dû éprouver, en faisant [le tour des] plateaux de télévision depuis une semaine, ce que ça voulait dire en fait d'être un « peuple du Moyen-Orient ». Vous savez, moi je suis née en France, j'ai grandi ici. Jamais je ne m'étais posé ces questions-là : sur le fait de savoir comment est-ce que, avec une certaine nonchalance, on explique qu'on va frapper un pays - on ne se pose même pas la question de la légalité.
Vous savez, on n'arrête pas de m'interroger : « croyez-vous au regime change ? » Mais qu'est-ce que ça veut dire, le regime change ? Cela veut dire en réalité imposer par la force un leader et faire fi du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Moi, je me fiche de savoir aujourd'hui quel va être le prochain leader d'un Iran démocratique s’il est imposé par la guerre, par la guerre illégale, si ce n'est pas le peuple iranien qui décide de son futur avenir.
Oui, on voit d'ailleurs que les États-Unis et Israël seraient intéressés par une arrivée au pouvoir du fils du dernier chah d'Iran, Reza Pahlavi…
C’est insupportable ce qui se passe ! Mais qui on est pour pouvoir dire qui va être le futur leader d'un Iran libre ? Les Iraniens n’ont pas attendu les États-Unis et Israël pour se révolter contre un ordre tyrannique, injuste, religieux. Une théocratie qui a massacré un certain nombre de civils. Mais ils auraient voulu un soutien d'alliés.
Quand les femmes allaient dans la rue en disant « Femmes, vie, liberté », qu'est-ce qu'on a fait pour [les] aider ? Alors évidemment, il y a eu des belles intentions. On a vu des bustes de Mahsa Jîna Amini [étudiante tuée par la police des mœurs en septembre 2022, NDLR] fleurir dans toutes les villes de France, mais ce n'est pas ça que voulaient les Iraniens. Ce qu'ils voulaient, c'était une plateforme pour pouvoir s'exprimer. Ce qu'ils voulaient, c'est qu'on place les Gardiens de la Révolution sur la liste des entités terroristes.
Nous, les militants des droits humains, nous avons réclamé cela pendant des années et des années. Que nous a répondu la Commission européenne ? Qu'il y avait des obstacles juridiques. Et qu’est-ce qui s'est passé ensuite ? Les Gardiens de la Révolution ont continué à mettre à feu et à sang l'ensemble du Moyen-Orient. Il y a eu le 7-Octobre avec les affidés des Gardiens de la Révolution qui était le Hamas. Donc voilà, il y a cette hypocrisie et cette contradiction absolue. Et aujourd'hui, on voit que tout le monde en paye le prix, et surtout les civils de tous les côtés, israéliens comme iraniens.
Et on voit que par réflexe ou par choix, plusieurs dirigeants européens ont choisi de ne pas condamner les frappes israéliennes sur l'Iran, voire de les soutenir. On a vu Friedrich Mertz, le chancelier allemand, parler de « sale boulot qu'Israël ferait pour nous tous ». Qu'est-ce que ça vous inspire ?
Ce que ça m'inspire, c'est que ce n'est pas à la hauteur des dirigeants de dire « sale boulot ». Et qu'est-ce que ça veut dire, « sale boulot » ? C'est « qui », le sale boulot ? Ce sont mes proches ? Ce sont les civils ? C'est comme ça qu'on parle des vies humaines ? C'est absolument inadmissible !
Et puis j'entendais encore ce matin ou hier, je crois que c'était la porte-parole du gouvernement [français] qui disait « oui, mais nous ne sommes pas contre des frappes sur des installations qui seraient des installations nucléaires »... Mais qu'est-ce que ça veut dire ça, « nous ne sommes pas contre les frappes » ? On ne peut pas être à géométrie variable. On ne peut pas dire : « On est complaisant avec une partie des frappes, mais on n'est pas complaisant avec les autres. »
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Vous auriez espéré des mots plus clairs en faveur du droit international contre la guerre de la part de la France ?
Mais moi, j'aurais voulu qu'on respecte le droit international, tout simplement. Si vous voulez, soit on respecte toutes les règles, soit on n'en respecte aucune. Moi, la question que je me pose, c'est comment ça se fait que quelqu'un comme Ali Khamenei, à aucun moment, n'ait été poursuivi par aucune juridiction internationale ? On va venir me dire « oui, mais ils n'ont pas ratifié les traités, etc. » Mais il y a la compétence universelle des juridictions ! On aurait pu émettre des mandats contre Ali Khamenei, [pour] les massacres de civils pendant plus de deux ans et demi, mais en réalité pendant plus de 46 ans - ils sont documentés.
Pourquoi est-ce que Netanyahu, aujourd'hui, est encore en liberté ? Il a traversé le sol, il est passé par l'espace aérien, il est même arrivé en Europe. Comment ça se fait qu'il n'ait pas été arrêté ce monsieur-là ? Et bien aujourd'hui, on vient nous expliquer « qu'on ne peut rien face à la guerre ». Mais il faut poursuivre et arrêter les criminels de guerre contre l'humanité.
Donc aujourd'hui, ce que disent les militants des droits humains, c'est qu'il n'y a aucune différence objective entre quelqu'un comme Khamenei et Netanyahu. Les deux massacres des civils, pour des raisons qui leur sont propres. L’un dit, c'est la loi de Dieu, l'autre dit c'est la raison d'État existentielle. Tout cela n'est pas sérieux et nous, ce qu'on demande à nos dirigeants, c'est qu'ils condamnent avec la même force quiconque s'extrait du droit international.
Et face à cette menace, on voit aussi, et vous avez commencé à l'évoquer, que le régime iranien resserre la vis avec cette coupure d'internet dont on a parlé, mais aussi des dizaines d'arrestations ces derniers jours, notamment de personnes accusées d'espionnage ou d'actions contre le régime, pour avoir relayé de simples informations sur la situation. Le risque aujourd'hui, c'est qu'en plus de payer le prix des frappes en morts et en blessés, les civils payent aussi le prix fort de cette offensive par la répression accrue ?
Mais bien sûr, c'est le principe de la double guerre. L'ennemi extérieur justifie la traque des prétendus ennemis intérieurs. Ça a toujours été comme ça. Regardez comme la guerre en Ukraine a permis à Vladimir Poutine de resserrer la vis sur l'opposition. En Iran, Toomaj Salehi, ce rappeur qui avait été condamné à mort, qui avait mené une grande mobilisation pour sa libération, a été arrêté hier, puis relâché après des interrogatoires. Qu'est-ce que ça veut dire ça ? C'est un message à l'adresse de la population iranienne qui vise à réprimer en disant « attention, tous ceux qui critiqueront la guerre, en réalité, seront les ennemis de la République islamique d'Iran ». Donc ceux qui viennent nous expliquer qu'ils vont libérer par les bombes, et bien non seulement c'est une faute morale, c'est une faute politique, mais en plus c'est un mensonge, parce que le fait de permettre à la République islamique de venir durcir encore le sort des dissidents, et bien ce n’est pas ça qui va permettre la démocratie pacifique.