Paul travaillait au centre Jamaux

depuis cinq ans. Il en avait vu des cas. Des violents, des mutiques,

des délirants. Mais jamais une patiente comme Solange.

Elle

n’était pas dangereuse dans le sens habituel.

Elle était…

intense.

Trop sensible. Trop lucide, par moments. Trop perdue,

à d’autres.

Elle passait d’un état d’agitation

nerveuse à un calme déroutant. Elle refusait de parler aux

médecins, ignorait les autres patients. Mais chaque matin, à la

même heure, elle murmurait les mêmes prénoms :

— Romuald…

Stéphanie… Jaëlle… Cédric…

Elle les récitait comme

une prière. Comme une incantation.

Et chaque soir, elle

s’endormait en tenant contre sa poitrine une feuille blanche sur

laquelle elle avait griffonné ces quatre noms......

La maison semblait plus grande

maintenant.

Plus vide.

Plus froide.

Stéphanie avait

quitté les lieux. Pas en claquant la porte. Pas dans un éclat. Mais

dans un calme douloureux.

Elle avait pris les enfants,

quelques affaires, et une Bible.

Elle était retournée vivre chez

sa mère.

Elle avait dit à Romuald :

— J’ai besoin

de silence. Pour réfléchir. Pour guérir. Je ne sais pas si je

reviendrai.

Et elle était partie.

Les jours suivants

furent… silencieux.

Aucun rire d’enfant dans les

couloirs.

Aucune voix dans la cuisine.

Plus de chants bibliques

au réveil.

Plus de thé à deux.

Juste les pas de Romuald.

Solitaires. Mécaniques.....

Le palais de justice de Yaoundé était

plein à craquer ce matin-là.

Ce n’était pas une grande

affaire, pas un scandale national. Mais le nom de Romuald Nguelem

avait circulé. Et l’histoire avait filtré.

Un médecin

respecté.

Un mariage exemplaire.

Et une ancienne Miss

Cameroun devenue… folle d’amour.

Dans les couloirs, les

murmures fusaient.

— C’est elle, Solange Meka ?

— Il

paraît qu’elle parlait en langues, comme les fous…

— Elle

le suivait partout, même à l’église…

— Et sa femme ? Elle

est restée ?

— Non, elle a demandé à être entendue comme

témoin.....

Jamaux. Un nom qui résonnait comme une

sentence.

Centre psychiatrique fermé. Portes magnétiques.

Caméras de surveillance. Infirmiers en uniforme. Pas de visiteurs

sans autorisation.

Solange y avait été ramenée après sa

fugue. Mais quelque chose en elle avait changé.

Elle ne

criait plus.

Elle ne suppliait plus.

Elle

murmurait.

Elle répétait, assise sur le sol froid de sa

chambre, le dos contre.....

Le commissariat du centre-ville était

bondé ce jour-là. Des hommes et des femmes, mêlés dans le tumulte

des accusations, des plaintes, des cris étouffés.

Romuald y

entra en silence, accompagné de Stéphanie.

Main dans la

main, mais ce n’était pas un geste amoureux. C’était un geste

de solidarité, presque juridique. Ils étaient là pour une plainte,

pas pour se réconcilier.

Solange venait d’être placée

sous surveillance dans le centre psychiatrique Jamaux. Mais sa mère,

débordée, dépassée, refusait de croire à une maladie mentale.....

Solange ne dormait plus.

Ou

plutôt, elle ne dormait que d’un œil, d’un sommeil nerveux,

agité, haché de murmures. Dans son appartement, tout était propre.

Trop propre. L’ordre maniaque de ceux qui ne contrôlent plus rien

d’autre dans leur vie.

Des dizaines de carnets, posés ici

et là. Des pages noircies de phrases répétées :

“Romuald

est mon destin.”

“Stéphanie ne me comprend pas.”

“Ce

n’est pas un péché, c’est un appel.”

Elle parlait

seule.

Elle priait à haute voix.

Mais pas comme les

Témoins. Pas comme une croyante ordinaire.

Le dimanche suivant, la mère de

Stéphanie débarqua sans prévenir, accompagnée de son frère

aîné.

Le visage fermé, le ton calme, mais tranchant comme

une lame.

— Nous allons parler.

Romuald les fit

entrer, mal à l’aise. Il n’avait pas revu sa belle-famille

depuis des mois. Mais il savait que ce moment finirait par

arriver.

Stéphanie, elle, restait debout, droite, les bras

croisés, regard neutre.

— Il est temps que cette mascarade

cesse, lança le frère.

— Ce n’est pas une mascarade,

répondit Romuald. C’est une épreuve. Que nous traversons.

Il y a des prières qui montent au ciel

comme des flèches.

Et d’autres qui retombent au sol comme des

pierres.

C’est ainsi que Romuald et Stéphanie se sentaient.

Abandonnés. Comme si Dieu avait détourné les yeux.

Ils

priaient encore. Par réflexe. Par tradition. Par espoir. Mais plus

par foi.

Et cela, pour deux personnes aussi profondément

croyantes, était une douleur qu’aucune blessure physique n’aurait

pu égaler.

Un matin, alors que Romuald lisait un verset qu’il

connaissait par cœur, ses yeux s’arrêtèrent sur ces mots :

Romuald n’était plus que l’ombre

de lui-même.

Il allait au travail mécaniquement, soignait

ses patients comme on éteint des incendies.

Rapide. Efficace. Sans émotion.

La

nuit, il ne dormait presque plus. Il restait souvent éveillé dans

le salon, à fixer le plafond, à écouter le silence de la maison.

Parfois, il entendait Stéphanie pleurer dans la chambre des enfants.

Il n’allait jamais la voir. Il n’en avait pas le courage.

Il

vivait dans une tension constante. Une ligne de crête entre

culpabilité et… confusion.

Le lendemain matin, il n’y eut ni

prière familiale, ni petit déjeuner en commun. Pas de « bonne

journée », pas même un regard.

Stéphanie se leva tôt,

prépara les enfants, et quitta la maison comme un

automate.

Romuald, lui, resta assis dans la cuisine, une tasse

de thé froid entre les mains, les yeux rivés sur rien.

Quelque

chose était mort la veille.

Ce n’était pas l’amour. Non.

C’était pire.

C’était la confiance.....