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By Les Voix de la Culture, quelle politique culturelle pour Marseille ? Radio Grenouille
The podcast currently has 40 episodes available.
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Macha Makeïeff, metteuse en scène et directrice de La Criée et le témoin Baptiste Lanaspèze, éditeur.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Macha Makeïeff, vous êtes auteure, metteure en scène de théâtre, plasticienne, créatrice de décors et de costumes. Originaire de Marseille, vous êtes la directrice de La Criée, théâtre national de Marseille depuis 2011. Vous avez été la directrice artistique du théâtre de Nîmes de 2003 à 2008 et avez dirigé votre compagnie. Pendant trois ans, vous présidez le fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle au CNC. Au sein de La Criée, vous vous attachez à réunir autour d’une programmation théâtrale exigeante : musique, danse, cirque, image, arts plastiques…Vous avez créé à la Criée Les Apaches et Ali Baba en 2013, Les Âmes Offensées en 2014, Trissotin ou Les Femmes savantes en 2015, Lumières d’Odessa d’Isaac Babel et Ph. Fenwick, Les Guerriers Massaï en 2017 selon les carnets de l’ethnologue Philippe Geslin ou encore La Fuite ! de Mikhaïl Boulgakov en 2017, et dernièrement, Lewis Versus Alice créé au Festival d’Avignon le 14 juillet 2019. Vous avez mis en scène plus de 25 spectacles de théâtre et des opéras à Aix, au TCE, à Lyon, à Amsterdam, au Comique.... En tant que costumière, vous créez pour différentes productions, notamment pour Erismena mis en scène par Jean Bellorini, en 2017, au festival international d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence. Pour le cinéma, on vous connaît aussi pour Tam-tam avec Jérôme Deschamps d’après C’est Dimanche un des très nombreux spectacles que vous avez créés ensemble, avant de réaliser Les Deschiens, série culte, et le film d’animation La Véritable Histoire du chat botté. Vous êtes également plasticienne dans votre atelier, le 7bis, à Paris, et à la fabrique à la Criée. Vous exposez à la Fondation Cartier, au Musée des Arts Décoratifs de Paris, à Chaillot, au CNCS, à Carré d’Art, à La Grande Halle de la Villette etc. Vous intervenez comme scénographe pour plusieurs musées et expositions temporaires. En 2009, vous êtes commissaire et scénographe de l’exposition Jacques Tati, deux temps, trois mouvements, à la Cinémathèque française et récemment Éblouissante Venise au Grand-Palais, à Paris. En 2017-2018, vous étiez membre du conseil d’administration et du conseil d’orientation artistique de MP2018 Quel Amour ! Depuis des années, vous présidez le conseil scientifique du Pavillon Bosio, école d’art à Monaco. Vous avez récemment imaginé l’exposition Trouble Fête, Collection curieuses et Choses inquiètes à la Maison Jean Vilar, présentée jusqu’au 14 décembre 2019 et que vous réinventez pour le Musée des Tapisseries à Aix-en-Provence. Vous préparez les costumes pour Le Jeu des Ombres à la Cour d’honneur à Avignon et mettrez en scène le récital de la chanteuse Imany…
Fabrice Lextrait : Bonjour, Macha Makeïeff
Macha Makeïeff : Bonjour, Fabrice Lextrait
Fabrice Lextrait : Merci d’être avec nous ce matin pour conclure ce cycle de 40 voix de la culture, qui depuis un mois et demi, éclairent de leur projection les prochaines élections et puis surtout, le prochain mandat en termes de politiques culturelles. Macha Makeïeff, dans votre édito de saison, vous insistiez sur le fait que celle-ci avait « un contenu historique, politique, humain plus que jamais, c’est-à-dire poétique et qu’elle était proposée contre les conformismes froids, nébuleux et sûrs d’euxmêmes ». Vous pensiez bien sûr aux prochaines élections à venir ?
Macha Makeïeff : Qui sait ? (rires). Il y a l’intuition puis il y a l’application. Les choses s’imposent à la pensée. C’est le fruit de conviction, d’espoir et de promesse. Ce que je soumettrais à la vie de ceux et celles qui nous écoutent, c’est l’idée d’une vision. Une vision, ce n’est pas simplement projeter un programme ou une pensée sur une ville et sur la mécanique culturelle de cette ville. C’est aussi en recevoir le reflet. C’est recevoir pour restituer et transmettre. Je pense qu’il y a dans notre ville un tel potentiel, une énergie magnifique et une puissance d’expressivité tout à fait rares. Je pense que Marseille a été longtemps retenue comme un cheval que l’on bride. Il y a de mauvaises digues. Il est temps pour une autre séquence. Une des premières choses à faire c’est proposer obstinément l’excellence, face à toutes les formes de la démagogie la plus ordinaire, la plus remuante ou la plus sournoise qui menacent.
Fabrice Lextrait : Dans l’éditorial de CRI-CRI numéro 2, la revue que vous avez initiée avec Hervé Castanet, il y a maintenant un peu plus d’un an, vous dîtes vous battre contre un désenchantement.
Macha Makeïeff : Oui, parce qu’il y a quelque chose dans l’air de cette mauvaise ritournelle… Comme la petite mélodie du cynisme qui serait de bon ton et qui est, pour moi, un empoisonnement de la jeunesse. On fait toujours circuler l’idée que c’est fini, foutu, que la planète est sans avenir, qu’il n’y a pas de futur, que les nouvelles générations sont bien moins éclairées, bien moins fortes, que ce qui les attend est terrible… Voilà, il y a quelque chose dans ce discours que je trouve criminel. Parce que désenchanter une jeunesse, de nouvelles générations, c’est vraiment une très mauvaise action. Aujourd’hui, avec toutes les difficultés qui nous attendent en Europe, en France et dans notre ville, je pense à ceux qui avaient seize ans, vingt ans en 1914, en 1939… Et je me dis que nous avons des choses à faire absolument magnifiques, des potentiels incroyables avec eux et pour eux. Que rien n’est fermé. Je pense qu’il faut aller contre le désenchantement, que c’est une éthique.
Fabrice Lextrait : À Marseille, il y a des singularités à ces désenchantements ?
Macha Makeïeff : Certainement! C’est l’histoire même de Marseille qui se dessine et que nous portons en nous. C’est un contrepoison à chacun de nos moments inaccomplis depuis plusieurs décennies. C’est clair, nous avons développé, comme à notre insu, un certain fatalisme. On se dit : après tout, c’est comme ça, un ordre des
choses… Allez, c’est quand-même un peu mieux qu’avant, quand on a débarqué des bateaux, génération après génération, arrivés d’ailleurs et sans rien. On a un peu construit, on a un petit quelque chose. Ce fatalisme, c’est évidemment une forme de la philosophie qui nous protège, qui fait que celui qui est à côté est moins dangereux que partout ailleurs. Mais une certaine culture de la misère est en revanche un poison. Vite, il faut aller au-delà et retrouver l’énergie qu’il y a dans chacun de nous et capter celle de l’autre. Je vois un milieu culturel et d’entreprises qui a donné de ce point de vue, depuis quelques années, un très bel exemple. On réfléchit vraiment ensemble, et il est rare de prendre des décisions sans échanger largement. Avec la capitale européenne de la culture en 2013, qui nous a donné la tonalité et le rythme, avec MP18, et à présent d’une façon continue, on avance ensemble. Quelque chose d’assez définitif s’est inventé là ! Une vraie pratique de l’échange et du collégial. Il s’agit de ne pas avoir une seule dimension à la fois, mais les deux échelles. D’un côté, une vraie proximité par exemple à l’échelle d’un quartier, dans l’utilisation des espaces publics (je pense qu’on peut aller plus loin, il y a beaucoup d’espaces publics qui sont fermés, sous-utilisés et que les gens ne s’approprient pas) et en même temps dans une vision large qui nous pose à l’intérieur d’un pays et en Europe. La conscience de cette échellelà nous donnera désormais une ambition et une force importantes. De même, il nous faut l’échelle du territoire et ce de qui s’y inscrit, mais aussi, la présence de l’État. Vous savez… je crois que la place qui est donnée aux artistes est celle de l’utopie. Je pense que cette utopie qui n’en est plus tout à fait une, va tôt ou tard s’inscrire dans l’Histoire. Marseille devra être la deuxième capitale de la France. Paris est comme asphyxié par lui-même, et je pense que nous serions une réponse historique formidable, méditerranéenne, européenne, jeune, diverse, avec les problématiques du XXIième siècle. On est assez prêt à être cette capitale-là ! Je vois mal la France sans un tel projet. Je pense que ce sera une nouvelle énergie, un nouveau dessein à notre pays qui culturellement a l’air de boiter parfois. Marseille doit aussi s’inscrire dans cette vision nationale.
Fabrice Lextrait : Vous avez suivi à Marseille les cours au Conservatoire. Vous avez rencontré à cette époque-là Pierre Barbizet. Aujourd’hui, sur ce terrain de la formation initiale, il y a un tout nouveau directeur qui vient d’arriver…
Macha Makeïeff : Oui, formidable : Raphaël Imbert ! Il y a eu récemment d’excellentes nominations à Marseille : Xavier Rey pour les Musées, Stanislas Collodiet au Cirva, la Horde au BNM, et puis Raphaël !
Fabrice Lextrait : Un artiste assez singulier et remarquable… La situation réelle aujourd’hui de ce conservatoire, on ne peut pas dire qu’elle soit passionnante…
Macha Makeïeff : Oui, mais la maison est entre de bonnes mains, celle d’un artiste généreux et d’un grand directeur à coup sûr !
Fabrice Lextrait : Il n’y a que 1500 enfants qui suivent le conservatoire à Marseille, c’est l’équivalent d’une petite ville de province !
Macha Makeïeff : Voilà ! On met le doigt sur une anomalie. Vous voyez, je ne prêche pas pour ma paroisse, pour la présence du théâtre. Je vais pointer une chose qui me paraît une offense faite à la jeunesse et à l’art. J’ai quitté cette ville quand j’avais 18 ans, il n’y avait pas de grand lieu pour la musique (l’opéra ayant son propre public refermé) ; je suis revenue il y a huit ans maintenant. Toutes ces générations d’enfants, notamment dans les quartiers, n’ont jamais depuis entendu une note de musique classique. Ils n’ont jamais eu accès à quelque chose qui peut changer votre vie parce qu’elle change votre sensation et fait résonner vos capacités d’écoute, d’émotions et vous révèle. Voilà, la musique doit avoir sa citadelle. La deuxième ville de France devrait avoir un auditorium populaire et très beau et ouvert à tous les quartiers de Marseille. Plus un seul minot, une seule petite de Marseille qui n’entende chaque année et régulièrement de la musique dans un grand lieu d’architecture qui les accueillent! Avec aussi à mettre en place, dans chaque école, une chorale (voilà quelque chose qui ne coûte pas cher !) et des restitutions chaque année de toutes ces chorales. On a eu l’expérience de la mallette artistique qui est arrivée dans chaque classe, sur la table du maître ou de la maîtresse. Et les enfants ont appris et chanté un fragment d’opéra et danser tous ensemble. Voilà qui marque une classe d’âge ! Ce n’est pas si compliqué ! Il faut avoir la volonté politique de désigner des gens qui sont là et tout à fait compétents pour faire chanter, danser les enfants. Faire des chorales partout car s’entendre, s’écouter, chanter ensemble, est une expérience formidable et pour l’entente et pour la vie ! Et aussi venir entendre de grands musiciens. Le théâtre n’est pas loin, le théâtre musical tout près.
Fabrice Lextrait : Quand vous parlez de musique classique par exemple, pour les 20,000 petits marseillais qui sont d’origine comorienne, comment est-ce qu’on fait résonner cette question ? Comment est-ce qu’on définit cette question de la musique classique ?
Macha Makeïeff : Je crois à l’universalité de l’art. Par l’excellence et par la générosité. Si on donne à voir la beauté, il n’y a plus aucune frontière. Bien sûr, des hybridations naturelles se feront. Il faut être au bon endroit. Quand je parlais de visions réciproques, je pense qu’il y a tant de richesses culturelles diversifiées dans notre ville, mais il faut encore dire et répéter : vous avez le droit, aussi, à ce qui n’est pas communautaire, et au meilleur. Autre exemple de la solution par la beauté, exemple qui est sous nos yeux : le Vieux-Port. J’ai la chance de prendre à pied le Quai de RiveNeuve pour aller de chez moi à La Criée. Je connaissais le Vieux-port avant que les urbanistes et les artistes dessinent quelque chose. Avant que Norman Foster fasse son ombrière, un geste artistique magnifique, puisque c’est un grand miroir et que désormais les gens qui passent sur le Vieux-Port se « considèrent », se regardent. Le fait de pouvoir se regarder, c’est être considéré. Quand les artistes agissent dans
l’espace public, ils considèrent la population, la célèbrent. Désormais, les gens sur ce Vieux-Port marchent différemment, ont une autre attitude, s’approprient cet espace public d’une façon à la fois digne et sensuelle. Avec la musique, on peut vraiment faire quelque chose de semblable. Chanter ensemble, c’est une expérience fondamentale. Jouer ensemble vient avec et juste après. C’est une chose qu’on pourrait mettre en place dans cette ville d’une façon assez simple et rapide. Et puis, parce qu’on est, ne l’oublions jamais, la deuxième ville de France, avoir cet auditorium où on entendrait toutes les musiques, notamment la philharmonique et les voix, avec des restitutions de ceux et celles qui la pratiquent, c’est incontournable et c’est urgent.
Fabrice Lextrait : Macha Makeïeff, vous parlez d’universalisme, d’excellence. Dans la programmation que vous menez depuis que vous êtes à la direction du théâtre, vous êtes également dans une diversité de programmation.
Macha Makeïeff : Oui, bien sûr ! Il faut proposer à l’intelligence des publics et surtout des plus jeunes - des esthétiques très variées, contrastées, et faire confiance à leur sensibilité pour passer d’une esthétique à l’autre. Cette ouverture d’esprit est réelle et nous la vérifions chaque soir, elle se travaille. Abandonner les préjugés envers les publics et la frilosité : non, non pas ça, ça va les bousculer… On a présenté Purge Baby Purge, de la compagnie Le Zerep qui a mis en pièce un vaudeville très connu. Des spectateurs m’ont dit : « mais on ne comprend pas, Macha, pourquoi vous faîtes venir ce genre de spectacle … ». On a discuté aux Grandes tables, pris le temps : vous savez, Sophie Perez est Prix de Rome, Xavier Boussiron est un grand musicien, et la déstructuration nous permet de mieux voir le théâtre ensuite. C’est tout sauf désinvolte, ce choix et cette esthétique de la cruauté. Le public accepte ces audaces, complétement. Il y avait plus de 35% de jeunes dans la salle. Eux qui ne connaissaient même pas Feydeau, ont accepté parce que ces artistes déploient une réelle virtuosité, une vraie insolence, un point de vue. Le public est intelligent. Là aussi, c’est affaire de considération et de temps, de transmission.
Fabrice Lextrait : Macha Makeïeff, dans ces voix de la culture, on écoute tous les jours un témoin. Aujourd’hui c’est Baptiste Lanaspeze. Il est éditeur et a fondé Wildproject à Marseille, qui vient par exemple d’éditer Murray Bookchin ou encore, Isabelle Stengers.
Baptiste Lanaspeze : Je suis fondateur des éditions Wildproject. J’ai l’impression qu’on patauge un petit peu en ce moment. On n’est plus porté par l’excitation qu’on avait en 1995-96-97. À cette époque, quelque chose de nouveau se passait à Marseille, il y avait une émergence puissante. On n’est plus dans l’émulation de la capitale de la culture de 2013. On est dans un truc qui flotte un peu. Je ne sais pas si c’est ma situation, mon âge… Je n’en sais rien mais je ressens ça. J’ai l’impression que ce qui nous manque collectivement et politiquement maintenant à Marseille, et là ça va déborder la question proprement culturelle, c’est une idée directrice, un projet qui
fasse qu’on puisse faire de la politique digne de ce nom et non pas une espèce d’arrangements avec des opportunités qui passent : ramasser America’s cup par ci, ramasser un DJ set à 400 000 euros par là, faire un stade vélodrome qui ne sert à rien, faire des séries de coût qui plombent le budget et qui nous amènent nulle part. J’ai l’impression qu’aujourd’hui l’avenir des métropoles est cruciale et je me demande s’il n’y a pas un coup à jouer… Que la ville grâce à son retard, et au fait qu’elle vienne à peine d’avoir son boulevard périphérique – alors que Paris l’a eu en 1960 – que la ville est peut-être prête pour… autre chose. On arrête tout et on met les deux pieds sur le frein. On arrête tout le développement XXIe siècle : béton, croissance, développement, asphalte. On se met en ordre pour un autre agenda qui est selon moi celui du XXIe siècle, qui est ce qu’on appelle la descente énergétique. On arrête la gabegie énergétique. Cela implique que l’on relocalise toutes les problématiques alimentaires, gouvernance, transports ; on relocalise tout. On arrête le transport express, on arrête la bagnole à tous crins. Cela veut dire aussi que l’on pose la question de la souveraineté. On est dans une ville qui adore se dire indépendante, qui a des pulsions d’insoumissions qui sont culturelles et fortes auxquelles je participe. J’aime ici le sentiment que l’on n’est pas tout à fait dans l’espace national. Mais ces pulsions d’indépendances ne correspondent pas à la réalité. Une proportion colossale des actifs de Marseille dépend de la fonction publique, donc plus ou moins indirectement, de l’état et les collectivités territoriales. Pour des gens férus d’indépendance qui sont hors de l’espace national, c’est quand-même un petit peu un paradoxe. La souveraineté se pose aussi d’un point de vue alimentaire. 95% de la nourriture qu’on consomme ici vient d’hors de la métropole. 95% de ce qu’on fabrique ici s’en va hors de la métropole. Donc on est quand-même dans une série de flux aberrants. Donc, une pensée politique comme celle du bio-régionalisme, qui est un mouvement né en Californie dans les années 1970 dans le prolongement de la contre-culture et du mouvement hippie, donne je trouve une belle ligne directrice pour inventer un avenir à Marseille. De se dire qu’on relocalise tout, on recherche la souveraineté au maximum. C’est-à-dire qu’on ne recherche pas l’enrichissement. Les politiques qui ont été menées depuis 20 ou 30 ans par Gaudin, c’est l’enrichissement. Qu’est-ce qui va bien faire augmenter le PIB de la ville ? Et encore, ils ne l’ont pas très bien fait… À mon avis, ce n’est pas la bonne question. Parce que sinon on se met en compétition avec des villes comme Barcelone. Barcelone, c’est 171 milliards de PIB. Nous sommes à 30 milliards. Imaginez une ville ici qui soit pétrie d’agriculture urbaine ! On est juste à côté de la Cité de l’Agriculture qui fait un boulot remarquable pour unir pleins d’acteurs de réseau. Il y aurait un autre chantier fascinant : faire disparaître la voiture. Si on commence à faire disparaître la voiture du centre-ville de Marseille - on se donne 10 ou 20 ans pour le faire - cela peut devenir une ville assez paradisiaque. Cela peut être un truc de fou furieux s’il n’y a plus de bagnoles à Marseille et qu’on se gare tous Porte d’Aix au maximum, au bout de l’autoroute et au vélodrome, au Parc Chanot. Cela peut être un truc de fou qui nous oblige à ressusciter le réseau de trams de Marseille de 1910 qui était merveilleux. C’est 30 ans de chantier devant nous mais pour le coup, c’est un investissement qui a du sens et qui aurait peut-être eu autant de sens que de
faire Euromed avec du tertiaire… Faire un transport public digne de ce nom ici, ça ne serait pas rien. Ainsi, on commencerait à absorber la question du choc énergétique qu’on va tous connaître normalement dans les décennies qui viennent. Au lieu de le subir de plein fouet dans 20 ans, Marseille serait prête à absorber ce choc. Et ce sera une ville où viendront des gens intelligents pour faire des trucs intelligents. Cela ne deviendra pas une ville qui attire des carriéristes qui veulent caracoler en haut du CAC 40 mais une ville qui attire des gens qui veulent vivre autrement et préparer la société de demain.
Macha Makeïeff : Ce qui se dit là par la bouche de ce jeune homme…
Fabrice Lextrait : Il a 40 ans !
Macha Makeïeff : Oui, mais aujourd’hui à 40 ans, on est très jeune, il paraît ! Le sujet c’est la décélération. C’est une chose qui s’impose. On ne peut pas tourner le dos à ça. Baptiste a raison, et c’est quelque chose que l’on ressent tous. C’est une forme d’intuition vitale de savoir ne pas courir droit dans le mur. La décélération, il faut la faire intelligemment. Dans notre ville, il y a des gens si pauvres que si vous leur dîtes que vous allez décélérer, ça va leur paraître rude à juste titre ! Il faut rééquilibrer les choses. Cette philosophie s’impose à nos esprits. Il faut la mettre en œuvre avec beaucoup de délicatesse à l’égard de ceux qui ont peu ou qui sont sur le côté. Et avec le regard sur le fait que notre ville est un port. Il faut voir l’ouverture vers le monde et ce mouvement de l’industrie, du commerce qu’on ne peut pas ignorer. L’idée de souveraineté pourquoi pas, mais attention ! Parce qu’on a toujours la tentation à Marseille de se replier sur soi, de tourner le dos. Je crois que l’échange perpétuel est essentiel. Donc oui pour la décélération, mais toujours plus d’art et de culture !
Fabrice Lextrait : Vous avez travaillé et vous traversez plusieurs territoires. Comment est-ce que vous identifierez en termes de politiques culturelles les atouts de cette ville ?
Macha Makeïeff : Je pense qu’il y a ici le génie de l’oralité : on pense les choses et on les parle immédiatement. La façon de parler est comme une expérimentation de la pensée. Ça fait avancer les choses et leur représentation très concrètement. Ça fait exister l’autre en face de soi. De ce point de vue, nous sommes des penseurs très pragmatiques. Je rejoins Baptiste Lanaspeze sur ce qu’on pourrait appeler un « retard » qui peut, en effet, être une chance, une opportunité. Je crois qu’il y a aussi dans l’histoire de cette ville quelque chose qui s’est inventé dans l’acceptation de l’autre tel qu’il est. Dans un café, autour d’une table, si quelqu’un vient s’assoir à côté de vous, il n’y a pas immédiatement ce jugement à mots couverts. Il y a encore une porosité sociale très forte. Nous le vivons chaque jour et c’est une philosophie vivante. Je pense qu’il faut donner simplement plus de lisibilité à cette éthique de l’empathie.
Fabrice Lextrait : Les retards justement, les défaillances, vous avez donné l’exemple de l’absence d’un auditorium de qualité. Sur quels autres registres faudrait-il que la prochaine municipalité s’engage ?
Macha Makeïeff : Sur la circulation ! dans tous les sens du terme. La circulation des richesses culturelles évidemment mais avant toute chose celle des gens, pouvoir bouger dans cette ville, la traverser facilement du nord au sud ! Là encore, c’est peutêtre une chance d’être si en retard, une chance d’avoir à inventer un réseau d’autobus, de métros, de façons de bouger qui sont propres au XXIe siècle, intelligentes et propres ; on ira au-delà des autres, on sera alors en avance ! La grande chose c’est de pouvoir circuler et d’aller voir l’autre. Casser les ghettos, casser cette terrible fracture nord-sud dans notre ville, le faire très vite et avant tout. La circulation, l’itinéraire, les chemins, c’est le projet ! Découvrir et s’approprier les espaces publics, les lieux de culture, les faire siens d’où que l’on vienne dans la ville, et pouvoir rentrer chez soi, même tard. Aller voir qui est l’autre et ce qu’il fait me paraît la grande actualité, la grande urgence de notre ville. Relier l’archipel.
Fabrice Lextrait : Dans le cadre des pistes pour les prochaines politiques culturelles à mener, on peut citer au théâtre de La Criée, le travail que vous menez avec de jeunes artistes féminines, comme Christelle Harbonn, Carole Errante, Edith Amsellem ou Tiphaine Raffier. Tiphaine Raffier déclarait : « ce qui me porte dans mon association à La Criée, ce sont les notions de récurrence, de pugnacité, de fidélité et de durée ».
Macha Makeïeff : Oui, je suis très touchée que Tiphaine dise cela parce qu’elle pointe le partage. Programmer des artistes et des spectacles, des concerts, ce n’est pas faire des coups ni le marché, ni être dans l’air du temps le plus immédiat. C’est construire une relation puissante entre un public et des artistes, des univers artistiques. C’est très jouissif d’accueillir des artistes, de rendre compte d’un paysage théâtral national et international. Affirmer une grande fidélité avec des artistes comme Tiphaine Raffier, Emmanuel Meirieu, Joël Pommerat, Phia Ménard, Jeanne Candel et tant d’autres, donne du sens. Un artiste, ce n’est un éclair un soir, c’est toute une vie, tout un apprentissage, une façon d’être au monde. Être artiste, c’est une vision du monde, une pratique, une persévérance, un tourment. Pour se faire, il faut de l’entêtement et beaucoup d’écoute. Le public est très sensible à cette immersion. C’est pour cela qu’on a inventé les Invasions ! Tous entrent alors dans l’univers théâtral, musical, plastique d’une ou d’un artiste pour une expérience inouïe. Tous les espaces de La Criée sont alors proposés et investis.
Fabrice Lextrait : En termes de politique culturelle, faut-il plus de moyens au théâtre de La Criée pour soutenir cette jeune création ? Faut-il donner plus de moyens directement à ces artistes pour pouvoir vivre et travailler dans cette ville ? Par exemple, Joël Pommerat habite à Marseille mais il a finalement une présence assez discrète dans son travail du quotidien.
Macha Makeïeff : Il faut une certaine délicatesse et un respect du tempérament et de la pratique de chaque artiste. Je ne le trouve pas si discret, Joël, en tant qu’artiste quand il fait Marius aux Baumettes, quel engagement dans la prison de Marseille ! Dieu sait que ce sont deux ans de travail, deux ans de sa vie.
Fabrice Lextrait : C’est une intervention singulière dans le domaine pénitentiaire
Macha Makeïeff : Oui, c’est un geste très puissant. Moi qui suis abolitionniste, j’admire profondément ce que Joël a fait et je sais ce qui s’en suivra. Parce que ce n’est que le début d’une grande aventure humaine, sociale et philosophique. J’ai oublié votre question, Fabrice !
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’on peut faire en sorte que ces artistes aient plus de moyens ?
Macha Makeïeff : Oui, bien sûr, il faut plus de moyens pour ne pas être en surchauffe et proposer dans cette grande ville les spectacles auxquels chacun a droit… On ne va éclipser le sujet des moyens financiers. Mais il n’y a pas que cette voie-là. Il faut être une force de propositions. Bien sûr qu’il nous faut plus de moyens parce que c’est mécanique. Une marge artistique est ce qu’elle est, et mécaniquement, si elle ne grandit pas, elle s’affaiblit, s’amenuise. S’il n’y a pas de montée en puissance des moyens, tout le monde s’appauvrit et les plus fragiles se fragilisent encore plus. Il faut une demande de moyens avec une force de propositions, d’invention. Et rendre plus que ce qu’on nous confie. J’ai toujours, chevillée au corps, cette confiance. Je sais l’énergie et la sincérité de mes équipes. Je sens que dans notre ville et dans ce territoire, quelque chose s’invente. Il y a la puissance de la conviction partagée. Tiphaine parle d’entêtement et c’est ça la conviction, un exercice d’entêtement ! Il y a aussi vraiment le danger actuel de la démagogie et de l’obscurantisme, une sale mélodie qui traîne ici ou là, certaines tentations de la rupture démocratique, l’insurrectionnel plutôt que la pensée… Alors, je crois vraiment à la puissance de l’art et de la culture. On déplacera des montagnes.
Fabrice Lextrait : Macha Makeïeff, pour conclure cette série de ces quarante émissions, la première mesure de la future Maire ou du futur Maire de Marseille ? Je peux mettre entre parenthèses en matière de politiques culturelles ou pas.
Macha Makeïeff : Il n’y aurait pas une seule mesure à l’égard des gens de cette ville, mais tant de mesures sociales urgentes. Il y aurait, pour la force du symbolique, un grand geste nord-sud, art et circulation, partage. Je crois beaucoup à la puissance des artistes pour transformer le monde. Je crois aussi aux gens de Marseille avec qui l’inventer.
Fabrice Lextrait : Merci Macha Makeïeff pour cette voix de la culture. Macha Makeïeff : Merci à vous !
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Francesca Poloniato directrice du ZEF et le témoin est Soizic, du tiers lieu Le Carburateur.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Francesca Poloniato, vous être directrice du Théâtre du Merlan, scène nationale de Marseille. Avant cela, vous avez été directrice de production de la Scène nationale de Besançon, après avoir été secrétaire générale du Centre Chorégraphique National de Nantes et directrice du développement du Ballet de Lorraine, centre chorégraphique national. Pour le théâtre du Merlan, vous avez construit un projet imaginatif et généreux sous le titre « Au fil de l’autre ». Ce projet s’appuie sur une bande d’artistes du théâtre et de la danse, appelés à travailler au côté de l’équipe de la scène nationale en dialogue et en complicité avec tous les voisins du Merlan, qu’il s’agisse de la population ou des structures relais des champs éducatifs, sociaux et culturels qui l’environnent. Votre projet au sein du Merlan cherche à intégrer une offre d’accompagnement et de soutien aux jeunes équipes artistiques de la région dans toutes les disciplines de l’art vivant. Inscrite dans des logiques de solidarité et de réseau avec les principaux équipements culturels de Marseille, ses quartiers et sa région, vous organisez au Merlan de nombreuses représentations en temps scolaire, périscolaire et pendant les vacances parce que selon vous, l’enfant doit être considéré comme un spectateur à part entière.
Fabrice Lextrait : Bonjour Francesca Poloniato. Merci d’être avec nous dans cette voix de la culture. Vous avez dit lors de votre arrivée à Marseille : « Ma ligne de programmation s’appuie sur le fait que les artistes aient des choses à dire et fassent passer des messages. Et qu’ils soient extrêmement généreux ! Comment ils choisissent des sujets graves, drôles, importants ou légers, et comment ils s’en emparent et veulent le transmettre au public le plus large possible. » C’est votre programme pour les échéances du 15 et du 22 mars ?
Francesca Poloniato : Je ne sais pas si c’est mon programme du 15 et du 22 mars ! En tout cas, c’est mon programme pour le ZEF !
Fabrice Lextrait : Vous avez été retenue avec un emblème pour votre candidature de la Maison et un projet qui s’articule également avec les deux principes qui regroupent à la fois des artistes et leur création avec la Bande et la Ruche. Comment est-ce que vous pensez que ces éléments pourraient être des principes d’une politique culturelle municipale ?
Francesca Poloniato : Je pense que ce sont des principes. Je suis arrivée à Marseille il y a cinq ans avec un projet précis. Le seul enjeu que j’avais était de réussir mon projet. C’est-à-dire faire confiance à dix artistes que j’avais choisi, fédérer une équipe et travailler avec les habitants plutôt que pour eux. Ce n’est pas une nuance ou une posture d’être avec mais une façon de faire sens. Notamment de faire sens aux droits culturels qui sont inscrits dans une loi et qui devraient guider l’action culturelle des lieux, des institutions, des pouvoirs publics. Donc guider en première ligne des villes qui devraient être au plus près des habitants. Je dois dire que j’ai trouvé un écho favorable auprès du ministère de la culture. Le Merlan, le ZEF maintenant, est une scène nationale. Elle fait partie des 74 lieux labellisés et financés et à ce titre, il y a eu un écho positif de l’état, de la ville, de la région et du département. Ce qui a conduit à une fusion artistique avec la Gare Franche. C’est comme cela que je travaille. Je travaille avec les artistes, avec les habitants, avec les politiques, avec vous, avec tout le monde.
Fabrice Lextrait : La scène nationale que vous dirigez avec le rapprochement que vous avez produit entre le Merlan et la Gare Franche, fait que vous êtes la scène nationale des quartiers nord de Marseille. Vous êtes sur deux territoires de ces prochaines élections municipales. On a fait un petit calcul : 240,000 habitants, c’est l’équivalent de Nantes, Strasbourg, Bordeaux, Lilles, Rennes… Prenons Grenoble où il y 160,000 habitants, le budget de la scène nationale est de 12 millions d’euros. À Brest, 140,000 habitants, Le Quartz est représenté comme étant la première scène nationale de France et sa rénovation a été un investissement de 15 millions d’euros... Comment pourraiton faire en sorte, dans les prochaines années à venir, que Marseille arrive à positionner cette scène nationale dans un haut du tableau qui n’est pas forcément quantitatif mais qui est au cœur d’une singularité de ce que peut porter cette ville ?
Francesca Poloniato : C’est une question que je me pose régulièrement. En premier lieu, la scène nationale est la scène nationale de Marseille. Ce n’est pas la scène nationale des quartiers nord. Elle est implantée dans les quartiers nord et effectivement, le travail qui est déployé est beaucoup en direction de ces arrondissements. Aujourd’hui il y a le 13e, le 14e, le 15e et le 16e arrondissement. Cela représente en effet un nombre important d’habitants comme certaines villes que vous venez de citer.
Fabrice Lextrait : Ça a été la spécificité de votre candidature. Vous avez également revendiqué cet ancrage, quelque chose qui n’est pas ségrégationniste mais qui est au contraire, au service des populations qui vivent dans ce secteur.
Francesca Poloniato : Le cahier des charges était aussi beaucoup orienté vers cela mais j’ai voulu venir à Marseille parce qu’il y avait un projet que je pouvais défendre auprès de ces habitants autour du théâtre et de la Gare Franche. Je suis d’accord avec vous, c’est une scène nationale qui pourrait avoir un budget beaucoup plus important, notamment puisqu’elle est dans la deuxième ville de France. De ce point de vue, c’est assez historique, et c’est aussi une histoire. Je rends hommage à tous mes prédécesseurs. En tous cas, mon projet a eu un écho très positif auprès des politiques au niveau des élus et au ministère de la culture. Depuis que je suis arrivée, les habitants, les cultureux, les politiques disent que cette scène nationale a eu tout d’un coup une reconnaissance, même dans cette ville. Dans la mesure où la ville m’accompagne beaucoup comme les autres collectivités. Le projet a augmenté puisque c’est quand-même une scène nationale avec un outil important et un environnement qui pourrait être une ville puisqu’il y a 240,000 habitants, je pense que les élus le savent. Depuis que je suis nommée, donc depuis cinq ans, il y a déjà eu des gestes importants de toutes les collectivités sans exception. Elles savent que j’ai encore besoin de moyens et je sais qu’ils vont le faire. Donc je me dis qu’un jour – et un jour non lointain - cette scène nationale va connaître un plus grand succès. Si les politiques ont eu envie de ce projet et qu’ils voient la manière dont l’équipe le défend, ils peuvent imaginer que ça va être un succès. Aujourd’hui, on est devenus le ZEF ! Je suis extrêmement sollicitée pour beaucoup de rencontres en France, un peu comme un pilote, je ne veux pas dire un exemple parce que chaque scène nationale a sa propre identité en fonction de qui dirige les lieux. On peut être comme un pilote sur comment et pourquoi il faut travailler différemment. Sinon les théâtres vont crever…
Fabrice Lextrait : Dans le développement du projet que vous avez initié en 2016, vous venez de passer un nouveau pas avec la fusion entre le Merlan et la Gare France. Pour la prochaine politique culturelle municipale, que signifie ce qu’Ève Beauvallet dans Libération le 12 décembre dernier a titré « exemple inédit d’alliance entre institution labellisée et esprit d’underground » ?
Francesca Poloniato : Je pense que c’est assez unique d’avoir une scène nationale composée ainsi. Le théâtre du Merlan est une institution avec un plateau, un gradin, un studio de danse, des bureaux séparés du plateau, une entrée… Même si on devrait revoir la géographie de ce lieu ! La Gare Franche est un lieu au milieu de deux noyaux villageois. Ce lieu est comme une petite perle au milieu de ces cités. Il y a une bastide qui est très belle, une usine de plus de 1,000 mètres carrés, des jardins. Il y a des habitants qui passent et traversent ce jardin pour passer d’un village à un autre. Donc ce sont deux façons d’être différents et en même temps, c’est très complémentaire. En effet, l’ossature du projet « Au fil de l’autre » est d’avoir une présence artistique forte puisqu’il y a dix artistes qui nous accompagnent. Il y a ensuite l’action culturelle et du territoire que je ne dissocie pas de leur création. Évidemment on parle d’une programmation plus traditionnelle, plus frontale et d’un lieu de liberté pour les artistes. Aujourd’hui les artistes ne sont plus libres avec toutes les sécurités qu’il faut assurer, ces services, il faut arriver à telle heure… À la Gare Franche, j’offre cette liberté que les artistes avaient dans les années 80. Ils mangent, ils dorment, ils travaillent, ils font comme ils veulent et quand ils veulent. Ce sont deux lieux extrêmement complémentaires et je pense que c’est pour cela que c’est assez unique et excitant. Avec l’équipe de trente personnes, on est en train d’éprouver ces deux lieux qui ne font qu’une seule scène nationale. C’est très réjouissant !
Fabrice Lextrait : On parle d’institutions, d’instituant et d’institué sur ces ondes. Le Merlan est une institution, la Gare Franche est quelque chose d’instituant et qui va
permettre de produire une nouvelle forme d’équipement culturel. On n’est pas dans le cas d’une fabrique d’un côté et d’un lieu de diffusion de l’autre…
Francesca Poloniato : Non ! Je ne veux surtout pas ça. Ce serait trop simple de dire qu’à la Gare Franche, il n’y a que des lieux de résidences. Et puis, au Merlan c’est juste la programmation. Pas du tout ! Au Merlan, il y a aussi des résidences dans le studio. Lorsqu’on pourra faire des travaux et avoir un vrai gril dans la scène nationale, j’espère qu’on pourra avoir rapidement des résidences sur le plateau. Je conçois aussi une programmation en pensant à la Gare Franche. Ce lieu est tellement incroyable ! Il y a des spectacles qu’il ne faut pas voir sur le plateau du Merlan, ça a plus de sens de les voir dans l’usine de la Gare Franche. Aujourd’hui c’est compliqué de le faire puisqu’il doit y avoir des travaux pour que ce lieu soit vraiment opérationnel. Dans la façon dont on travaille ensemble, on ne veut surtout pas dissocier l’un et l’autre. Mais c’est vrai qu’un est une institution et l’autre est beaucoup plus libre. Donc ce « mariage » puisque la maîtresse de maison du ZEF qui s’appelle Zara dit toujours qu’il s’agit d’un mariage heureux, ce mariage crée une réelle complémentarité. On est en train de l’éprouver dans la mesure où la cuisine, le jardin sont importants au même titre que la danse, le théâtre et la musique.
Fabrice Lextrait : Si ça ne devient pas un modèle, c’est un exemple qui pourrait être réfléchi à l’échelle d’une politique culturelle municipale ? Parce que les fusions qui ont eu lieu ont plutôt été de l’ordre de la politique gestionnaire.
Francesca Poloniato : La fusion Gare Franche/ Merlan a vraiment été désirée par Catherine Verrier qui coordonnait la Gare Franche et par moi. Les collectivités ont été tout de suite d’accord et l’ont prouvé en nous accompagnant. J’ai eu la chance de travailler à Nantes au niveau d’une politique culturelle. Dans une ville qui a compris et qui a appliqué le fait que la culture soit envisagée de manière transversale et non pas par un département tout seul. Aujourd’hui, on parle de culture, de transport, d’école mais on ne parle pas de transversalité. À Nantes, ils réfléchissaient sur chaque dossier à comment cela implique la culture, que ce soit urbanistique, social ou éducatif. Qu’est-ce que la culture peut apporter aux habitants dans le cadre d’un aménagement de quartier, de la création d’une crèche ? C’est cette transversalité qu’il faut travailler sur la ville de Marseille. Parce que si cette vision était présente à Marseille, cette sacrée L2 n’aurait jamais été coupée. Car on n’a plus d’accès au théâtre du Merlan, à la bibliothèque… C’est vraiment une grave erreur !
Fabrice Lextrait : Francesca Poloniato, dans cette voix de la culture, nous vous proposons d’écouter un témoignage comme chaque jour. Vous allez retrouver Soizic. Elle nous parle aujourd’hui d’un tiers-lieu dans les quartiers nord qui s’appelle « Le Carburateur ».
Soizic : Bonjour, je travaille au Carburateur, un tiers-lieu, un espace un petit peu hybride dans les quartiers nord dans le 15e arrondissement à côté des puces. C’est un lieu, un bâtiment qui a trois ans et demi, avec plusieurs fonctions et actions. La première est d’accueillir, d’informer gratuitement, d’aider à la création et à la reprise d’entreprise. Le constat qu’a fondé le Carburateur, c’est que dans les quartiers nord, on enregistre le plus fort taux de création d’entreprises du territoire métropolitain. On enregistre également le plus fort taux de mortalité de ces entreprises à trois ans. Donc ça veut dire qu’on a très envie de créer, on crée et puis ensuite, il existe des difficultés administratives, un manque de réseaux, etc. Toute la semaine, nous proposons un accueil, au Carburateur ou par le site internet. Tout le monde peut prendre rendezvous avec un expert-comptable et un avocat, quelqu’un pour travailler sur son financement pour préparer un rendez-vous à la banque. On accueille plus de 1000 porteurs de projets par an. Ensuite, le deuxième axe est ce qu’on appelle la résidence. On loue des espaces, des bureaux et des ateliers à des entreprises de moins de quatre ans. On les héberge trois ans maximum, juste pour consolider le démarrage. Le troisième axe est ce qu’on appelle notre ancrage territorial, notre lien avec le territoire. On n’est pas là par hasard. Agir pour ces quartiers nous tient à cœur. On travaille avec des écoles, des collèges, des lycées, des publics éloignés de l’emploi, des bénéficiaires de minima sociaux pour réfléchir à ce qu’est le travail et ce que représente l’entreprise. Est-ce que je pourrais moi aussi monter mon activité, créer mon propre emploi ? Pour les ponts avec le monde culturel, on est une association avec beaucoup de partenariats. Forcément nos membres fondateurs, les acteurs du financement à la création d’entreprise et puis des acteurs associatifs, culturels, sociaux, économiques, éducatifs et de l’emploi. On essaie de réunir tout ce petit monde et de faire croiser des gens qui n’auraient pas l’occasion de se croiser par ailleurs. Pour illustrer un petit peu, on va accueillir « Le tour des possibles », une concertation autour de la ville dans le cadre de Manifesta, la biennale d’art contemporain que va accueillir Marseille cette année. À l’occasion d’un déjeuner sur les zéros déchets, on a reçu récemment l’Alhambra. On va réaliser avec eux la remise des prix de notre action avec les lycéens organisée à l’Alhambra. On est preneurs d’accueillir des expositions au Carbu. Nos murs blancs sont trop vides. On fait un appel, n’hésitez pas à nous proposer des expos qui pourraient interpeller et questionner notre public. Plus de 1000 personnes passent entre nos murs toute l’année. On ouvre la porte à tous les acteurs culturels pour créer tout un tas d’action. On peut aller sur du prototypage d’actions avec des jeunes, sur de la réalisation, sur de la visite… L’idée est de pouvoir créer plein de choses !
Francesca Poloniato : Je trouve ça super ce qu’ils font au Carburateur. Nous n’avons pas eu l’occasion de travailler ensemble. Une fusion telle que je l’ai faite a demandé deux ans de travail. Puisque j’ai voulu bien la faire et la réussir, je me suis plutôt concentrée sur l’équipe. Maintenant, on va un petit peu s’ouvrir. Le ZEF reste une scène nationale même si avec la Gare Franche, on pourrait parler de tiers-lieu… En France, il y a toujours une mode et aujourd’hui, c’est la mode de ce mot « tiers-lieu » et on ne sait pas trop ce qu’on met dessous. Avec notre équipe, on met beaucoup de
travail et on va y mettre encore beaucoup. À un moment donné, ça va sortir. Je me réjouis que dans le nord de Marseille, il se passe énormément de choses. Je pense toujours à cette phrase qu’a dite Alexis Moati, un artiste de la Bande du ZEF : « le centre de Marseille n’est pas forcément là où on croit qu’il est ». Quand il dit ça, il pense évidemment au nord de Marseille parce que c’est là qu’il travaille le plus avec des projets magnifiques, notamment autour de la jeunesse. Ce que vient de dire cette jeune femme Soizic est que dans ces quartiers, les gens font beaucoup de choses et œuvrent énormément. Il ne faut aussi pas seulement penser au nord parce qu’on travaille aussi avec une population dans le centre-ville. On fait des gros projets entre le nord et le centre. Je suis très fière de travailler dans le nord de Marseille et d’entendre cette jeune femme parce que je pense qu’il y a vraiment des choses à faire là-bas.
Fabrice Lextrait : Quand Édith Amsellem va faire un travail dans les bibliothèques, c’est un peu dans cette dynamique-là qu’un théâtre n’est pas seulement quatre murs et quelques fauteuils ?
Francesca Poloniato : Oui et c’est aussi parce que c’est une femme engagée et une militante. Comme vous disiez au début de notre entrevue, les artistes veulent laisser des messages. Édith Amsellem laisse des messages.
Fabrice Lextrait : Actuellement, il y a beaucoup de discussion dans la campagne municipale sur l’aide qu’il faut apporter aux artistes marseillais…
Francesca Poloniato : Qu’est-ce que ça veut dire ? Je pense que les artistes doivent être aidés et soutenus dans la mesure où ils apportent une vision, une réflexion, une imagination, un rêve. Mais il ne faut pas que ce soit ex nihilo, dans le désert, hors sol. Il faut que les artistes aient des conditions qui leur permettent de créer et de partager leurs arts avec tous. Je pense qu’il y a plein de superbes artistes à Marseille. En tout cas, au ZEF, on en soutient beaucoup tous les ans. Les artistes sont dans la Ruche et dans la Bande. Il y en a quand-même toujours quatre ou cinq qui sont de la région. Quand je dis qu’il faut les aider, évidemment ils ont besoin d’argent et de moyens à Marseille et comme dans les autres villes… Mais il manque surtout des lieux de travail. Ils sont obligés de louer certains lieux, c’est dingue ! Alors qu’il y a pleins de studios et de théâtres. Il faut qu’on soit solidaires les uns avec les autres. Il faut des lieux et des moyens.
Fabrice Lextrait : Vous présentez votre politique culturelle pour le ZEF fondée par une exigence du lien social et qui soit sur un ancrage local avec un principe de programmation multiple. Vous employez les termes d’écologie, de coopération, de diversité des usages, de gastronomie, de transversalité et de métissage. C’est une instrumentalisation complète des artistes que vous êtes en train de faire ?
Francesca Poloniato : Je ne crois pas du tout ! Quand on a un lieu comme la Gare Franche et qu’on voit qu’il y a une maîtresse de maison, des jardins, ou ce qu’a pu faire Znorko qui est malheureusement décédé depuis 2013, on voit une équipe complétement investie sur ces thèmes. Aujourd’hui, au niveau de l’environnement, il faut qu’on agisse, que ce soit dans une institution ou pas. Pour moi, c’est très important. Catherine Verrier a donc la responsabilité d’une mission de la diversité des usages. Elle nous titille là-dessus. On y va tout doucement mais on y va. Ce n’est pas du tout instrumentaliser les artistes. Je crois qu’il y a des artistes qui ont très envie de s’emparer de cette question. On va entamer une collaboration avec Frédéric Ferrer. Je pense que c’est quelqu’un qui s’empare de toutes ces questions. Ces spectacles sont exigeants mais accessibles.
Fabrice Lextrait : Ça pourrait être élargi à l’échelle complète de la politique culturelle municipale ? Parce que des démarches dont vous parlez ne sont pas forcément à la marge aujourd’hui mais restent en tout cas minoritaires…
Francesca Poloniato : Ces démarches sont malheureusement minoritaires. J’espère que les responsables des théâtres vont de plus en plus s’emparer de cette question et vont déplacer leur façon de travailler. Malraux, c’était super mais bon il est mort ! Il faut quand même qu’on se le dise qu’il est mort et qu’on passe à d’autres choses… Cette autre chose est dans cette ouverture, dans ce partage.
Fabrice Lextrait : Vous étiez au mois de juin 2019 dans un petit moment dans le cadre du Sommet des deux rives, et lorsque le Président Emmanuel Macron vous a dit : « il faut faire de Marseille une véritable capitale culturelle écologique et entrepreneuriale », qu’est-ce que vous avez pu lui dire ?
Francesca Poloniato : Il ne m’a pas dit ça ! J’étais à ce moment au même titre que 17 autres personnes et je ne l’ai pas entendu dire cela ! Personnellement, j’ai plutôt témoigné sur ce que je vous disais tout à l’heure, sur cette transversalité. C’est à dire la manière dont la culture doit être transversale avec tous les autres départements et sur les associations qui sont extrêmement importantes. On travaille avec les associations dans les quartiers nord sur lesquelles on s’appuie. Les associations n’ont plus d’argent, plus rien, c’est une catastrophe ! Dans ce domaine, la nouvelle municipalité a quelque chose à faire.
Fabrice Lextrait : Je vais être plus pragmatique et plus opérationnel que la Provence qui vous avez posé justement une question en lien avec ce qui s’appelait « Moi Président ». En recherchant sur internet hier, j’ai trouvé ça. Faites attention, c’est dans les archives, internet a la mémoire longue ! À laquelle vous aviez répondu : « priorité au vivre-ensemble pour moins de pauvreté avec la culture comme colonne vertébrale ». En vous demandant une première mesure pour faire cela pour le prochain maire de Marseille ?
Francesca Poloniato : De vivre ensemble ! De faire en sorte que tous les jeunes qui sont à Saint-Jérôme et qui ont envie de venir au théâtre du Merlan puissent y venir. Et que je ne mette pas une navette qui me coûte 20,000 euros… Ça c’est le vivre ensemble !
Fabrice Lextrait : Francesca Poloniato, merci pour cette voix de la culture aujourd’hui !
Francesca Poloniato : Merci à vous !
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Béatrice Desgranges, directrice du Festival Marsatac et le témoin Rachel Andreatta, animatrice prévention des risques à "Plus belle la nuit"
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Béatrice Desgranges, vous êtes fondatrice et directrice du festival Marsatac et de l’association Orane, créée en 1998. Avant cela, vous avez été adjointe au directeur de la culture au Conseil départemental des Bouches-du-Rhône jusqu’en 2002. Marsactac est un festival musical originellement consacré à la scène hip hop marseillaise. Au fur et à mesure, il s’est élargi à la scène hip hop internationale et aussi à l’électro, au rock et aux musiques africaines. L’ouverture de la première édition du festival était en février 1999. Nous fêterons cette année la 22ème édition. Vous dîtes que festival est parti d’une envie de jeunes qui souhaitaient écouter de la musique, danser, faire la fête alors qu’il n’y avait pratiquement rien sur Marseille. Vous racontez que ça n’a pas été si compliqué de monter un tel événement en tant que femme. C’est plutôt la scène musicale du rap qui était éminemment masculine. En effet, Marsatac a été créé entièrement par la gente féminine. Il met un point d’honneur à mettre en avant les femmes dans le domaine de la culture et de la musique. Vous dîtes à ce sujet que si la place des femmes croissante s’est faite naturellement au fil de l’aventure, une réflexion consciente est menée depuis douze ans environ. La prochaine édition du festival aura lieu du 26 au 28 juin au Parc Chanot et sur les plages du petit Roucas.
Fabrice Lextrait : Béatrice Desgranges, bonjour ! Directrice de Marsatac qui tiendra sa 22ème édition en 2020. J’ai remarqué en préparant cette émission les nombres 22 et 2020, vous allez jouer le graphisme, non ? Vous allez changer des voitures que vous utilisez dans certaines théories de communication pour essayer de jouer sur du graphisme ! Béatrice Desgranges : (rires) Non, on va jouer sur la crise écologique, figure-toi. On est beaucoup plus sérieuses cette année.
Fabrice Lextrait : Béatrice Desgranges, nous allons commencer cet échange en référence à un forum organisé par l’agAM, l’agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise. Un forum auquel vous avez participé le 15 juin 2018 sur le thème de « Marseille, ville créative » ; une référence à la théorie de Richard Florida en 2002, théorie dont on pourra débattre. Dans cette rencontre, il était énoncé que la ville créative « favorise la création d’emplois de diverses natures, modernise les tissus économiques et urbains et améliore la qualité de vie. Elle participe à la prospérité culturelle, économique et sociale de la ville au bénéfice de tous. » Que retenez-vous de cette rencontre autour de « Marseille, ville créative » pour nourrir le mandat de la prochaine municipalité ?
Béatrice Desgranges : C’est une démarche qu’il faudrait bien avoir en tête. Si j’adhère à toute cette définition de la ville créative puisque je m’y emploie par le bout de mon activité au service du territoire, je pense qu’il faudrait que ce soit plus présent dans les préoccupations des candidats aujourd’hui. J’espère que ce sera une préoccupation centrale pour l’équipe qui sera demain à la tête de cette vie. Aujourd’hui au XXI e siècle, il me semble indispensable de se positionner là-dessus. C’est un bel étendard !
Fabrice Lextrait : Comment qualifieriez-vous la vision que vous avez de cette ville créative pour le prochain mandat ? Qu’est-ce qui qualifie une ville créative aujourd’hui ?
Béatrice Desgranges : Tout a été dit sur la question de la définition de la ville créative. Cependant, comment est-ce que Marseille se situe dans cette définition ? Marseille a beaucoup d’atouts pour répondre à cette qualification. Je pense qu’on ne les valorise pas suffisamment. On ne les emboîte pas suffisamment dans la façon de construire la ville de demain. Certes, des équipes réfléchissent côte à côte au développement de la ville que ce soit en termes d’urbanisme ou d’économie. Cependant, sans y faire adhérer les acteurs de cette créativité, on passe à côté de synergies qui sont indispensables pour générer des emplois, améliorer la qualité de vie. Bien évidemment, je tiens à souligner que cette notion de ville créative vise à améliorer l’image et c’est un sujet qui me tient à cœur.
Fabrice Lextrait : Chez Richard Florida, lorsqu’on parle de ville créative, on ne parle pas beaucoup de permanence artistique et de la présence des artistes dans la ville…
Béatrice Desgranges : À Marseille on a la chance d’avoir plein d’artistes. Donc il faudrait prendre appui sur eux. Il n’y a aucune raison de les tenir à l’écart, au contraire…
Fabrice Lextrait : Au 6mic à Aix-en-Provence, « Musique, technologie, et Démocratie » sont les trois thèmes de leur installation. Qu’est-ce que cela représente pour vous « Musique, technologie et démocratie » ? Est-ce un dialogue, une concurrence ?
Béatrice Desgranges : Je pense que ce sont les axes forts de la programmation et de l’articulation des propositions artistiques qui doivent être portées par ces trois pieds, se répondre et avancer en synergie, en convergence. Je ne les imagine pas dos-à-dos ni en concurrence.
Fabrice Lextrait : On n’a pas l’équivalent de 6smic à Marseille ou je me trompe ?
Béatrice Desgranges : Non, on n’a pas l’équivalent !
Fabrice Lextrait : Il y en a un sur la région et sur la métropole, est-ce que cela suffit ?
Béatrice Desgranges : Je pense qu’un sur la métropole suffit. Il est trop tard pour se poser la question de savoir si ce 6mic est au bon endroit. Évidemment qu’un tel outil ne permet pas de duplication sur un territoire comme le nôtre. Évidemment que cette génération d’équipements était devenue indispensable sur le territoire marseillais. Puisque le bâtiment est sorti de terre et que l’exploitation va commencer, désormais il faut souhaiter que le 6smic ait tout le succès dont il a besoin pour pouvoir poursuivre cette aventure. Je souhaite surtout qu’il soit un outil au service d’un secteur dans lequel on a tous besoin de se fédérer et de travailler ensemble.
Fabrice Lextrait : Une politique municipale culturelle a-t-elle encore une capacité d’intervention dans le domaine des musiques actuelles ?
Béatrice Desgranges : Il faut déjà pondérer la place des musiques actuelles dans une politique territoriale. Ensuite on peut aborder la politique municipale à proprement parler.
Fabrice Lextrait : Dans un premier temps, c’est pour le maire de Marseille que ces voix de la culture s’expriment
Béatrice Desgranges : Aujourd’hui considérant l’enveloppe culture gérée par la municipalité, il faut espérer qu’il y ait de quoi orienter et porter une politique de musiques actuelles sur le territoire municipal. En revanche, considérant l’ampleur géographique et l’ère de rayonnement économique dans laquelle on se trouve, il serait intéressant de se poser la question du dialogue entre la politique culturelle portée par la municipalité et l’écho qu’elle peut avoir au niveau de la métropole.
Fabrice Lextrait : Au niveau de la ville et en termes d’investissements publics, c’est surtout le rapport à l’industrie musicale qui est en cause dans cette intervention de politique culturelle ?
Béatrice Desgranges : Une politique municipale sur la question des musiques actuelles passe éminemment par la question des lieux et des équipements qui sont ceux du territoire municipal. Il y a un gros travail à envisager pour que les équipements dédiés aux musiques actuelles puissent être dotés, accueillir autant d’artistes qu’on voudrait, pour être à la fois des lieux de pratiques d’amateurs et de professionnels.
Fabrice Lextrait : Précisons quel travail. Faut-il plus de lieux ?
Béatrice Desgranges : Je ne suis pas certaine qu’il faille beaucoup plus de lieux. Il y a des lieux à qui il faut donner les moyens de répondre à un cahier des charges. Je pose la question de tout ce qui est pratiques d’amateurs. Comment faire pour que ces lieux soient ouverts et deviennent de réels lieux de préparation des artistes de demain et même du citoyen qui pratique sa musique ? La musique étant la pratique artistique la plus développée en France, je pense qu’on manque de lieux.
Fabrice Lextrait : C’est-à-dire que les lieux ouverts ne le font pas assez ou faut-il de nouveaux lieux ?
Béatrice Desgranges : Je serais bien en peine de dire s’il faudrait des lieux nouveaux… En tout cas, ceux qui sont déjà en place n’ont pas forcément les moyens de faire plus.
Fabrice Lextrait : L’Espace Julien, Le Moulin, Le Cabaret Aléatoire ?
Béatrice Desgranges : Tous ces lieux, oui ! Après, on a aussi des gros lieux comme le Dôme. On peut également parler d’un équipement comme le Palais des sports. Il y a des lieux qui sont trop obsolètes. Il faut envisager une nouvelle génération.
Fabrice Lextrait : Comment faut-il imaginer cette nouvelle génération ? En détruisant ces lieux et en les reconstruisant ? En inventer de nouveaux ? Là, on est sur des jauges de plusieurs milliers de personnes…
Béatrice Desgranges : Ce sont des jauges indispensables sur une ville de la taille de Marseille. C’est important d’avoir des points d’accroche dans la tournée des artistes et d’offrir au public marseillais des artistes en tournées. Après, je ne suis pas urbaniste. À priori le Dôme s’est déjà retrouvé à cet endroit après une bataille politique. Ce n’était pas forcément le lieu le mieux adapté pour accueillir du public en affluence. Est-ce que ça passe par dégommer ce lieu pour en fabriquer un ailleurs ? Il y a déjà des projets qui circulent en ville, je n’ai pas forcément de point de vue là-dessus…
Fabrice Lextrait : Quels sont les projets qui circulent en ville ?
Béatrice Desgranges : Tout le projet de rénovation du Parc des Expositions de Marseille et de ce pôle événementiel dans ce triangle Parc Chanot, Palais des Sports, par là…
Fabrice Lextrait : Il y a déjà eu des appels d’offres qui n’ont pas abouti et qui vont être relancés…
Béatrice Desgranges : On espère qu’ils vont être relancés. C’est un lourd dossier donc si on veut le voir en œuvre assez rapidement, il va falloir que ça devienne une priorité de cette prochaine équipe municipale.
Fabrice Lextrait : Les opérateurs, les porteurs de projets comme celui-là sur le Parc des Expositions et le parc Chanot, c’est pour qui ? C’est pour les majors du secteur ? Des opérateurs comme à Aix-En-Provence qui travaillaient depuis longtemps sur le territoire ? Comment est-ce que dans cette industrie culturelle peut être imaginée à Marseille ? Peut-il y avoir une spécificité à Marseille d’un lieu comme celui-là ?
Béatrice Desgranges : De toute façon la particularité du projet de rénovation du parc Chanot, la partie musique ou éventuellement salle de spectacle est juste une partie infime de ce projet du Parc des Expositions. La vocation première relève plutôt du salon et de l’exposition. Ce projet ne s’adresse pas directement aux acteurs de la musique. Il s’adresse à des gros groupes d’organisation d’événements nationaux.
Fabrice Lextrait : Sauf erreur de ma part, il n’y a pas beaucoup de candidats à la municipale qui se sont positionnés sur ce projet-là
Béatrice Desgranges : Pas que je sache !
Fabrice Lextrait : Béatrice Desgranges, on va écouter dans cette voix de la culture le témoin d’aujourd’hui qui est Rachel Andreatta. Avec l’association « Plus belle la nuit », elle travaille la prévention dans les événements culturels festifs dont le vôtre.
Rachel Andreatta : Je suis animatrice de prévention de réduction des risques à « Plus belle la nuit » depuis trois ans. Donc ça fait trois ans que j’habite à Marseille. J’ai commencé à connaître le secteur culturel sur Marseille grâce à « Plus belle la nuit » en faisant des actions de terrains, des stands dans les grands événements comme Marsatac ou le festival Bon Air à la Friche. On a un stand dédié à la réduction de risques. On distribue du matériel de réduction des risques et de prévention. C’est-àdire des préservatifs, des bouchons d’oreilles, des roules ta paille et de la documentation sur la santé festive. Du coup, on échange avec le public sur des divers sujets avec une attitude bienveillante et sans jugements sur les pratiques et les consommations. On a aussi des maraudes qui sont actives d’avril à octobre. Ce sont quatre salariés de « Plus belle la nuit » qui sillonnent les espaces festifs. Ces espaces ont été déterminés par une étude qu’on a mené sur les trajectoires d’alcoolisation festive à Marseille, principalement au Vieux Port et au Cours Julien. Ce sont quatre personnes avec un sac-à-dos qui circulent avec le matériel présenté d’habitude en stand. Ils vont voir des personnes qui boivent l’apéro sur le Cours Julien ou sur le Vieux Port, qui ne sont pas forcément dans des lieux parce qu’ils n’ont pas l’argent pour sortir ou que l’offre ne leur plaît pas. Depuis un ou deux ans, j’ai l’impression que ce sont les marseillais et les marseillaises qui font leur propre culture ou leurs propres événements sans attendre une aide de la part de la ville pour créer des espaces festifs. Justement je parle de cela parce que ce sont des espaces festifs assez inclusifs, libres et bienveillants. Je trouve que cela fait partie d’une chouette dynamique. C’est
un peu propre à Marseille d’avoir cette « compensation » des habitantes et des habitants d’un manque de quelque chose. En ce qui concerne la ville, c’est vrai que pour la deuxième plus grande ville de France, il pourrait y avoir beaucoup plus d’événements culturels. Une offre festive – peut-être pas à la berlinoise – mais qui serait un peu plus grande. Certaines études montrent que plus il y a d’offres festives, moins il y a de prises de risques notamment dans les soirées. Les gens vont dans des concerts, voir des spectacles et se sentent peut-être plus accrochés par quelque chose.
Fabrice Lextrait : Les musiques actuelles représentent des risques, des nuisances pour une politique municipale ?
Béatrice Desgranges : Oui, c’est souvent perçu comme cela mais heureusement, ça ne se résume pas qu’à cet aspect. Sur ce territoire, la problématique de la nuisance au voisinage est un sujet lourd. Si on ne crée pas les espaces d’expression de ces musiques-là, il en découle forcément de la contrainte et de la tension. C’est pour cela qu’il est important que ce soit un travail qui se mène main dans la main avec les autorités en place, tous les acteurs et les médiateurs de ces sujets.
Fabrice Lextrait : Béatrice Desgranges, comment est-ce qu’une ville peut appréhender sa politique dans le domaine des musiques actuelles en fonction du genre ? Avec Marsatac, vous avez commencé avec le hip hop, ça s’est élargi depuis bien entendu. Est-ce qu’on ne fait pas la même politique des musiques actuelles dans le domaine du hip hop, de la techno, du rock, de la variété ? Comment est-ce que le prochain pouvoir municipal peut essayer d’appréhender cela ?
Béatrice Desgranges : Je crois qu’il ne faut pas l’appréhender mais veiller à garder la diversité le plus grand possible dans ces expressions. Quand tu dis « genre », j’imagine que tu parles d’esthétiques et non pas au sens de la sexualité. Je pense que la richesse d’une expression artistique et d’un terreau culturel c’est dans la diversité. À partir du moment où il y a une expression qui existe déjà, il s’agit de trouver les moyens de la faire vivre. Justement pour ne pas segmenter ou ne pas enfermer. Pour revenir sur les esthétiques défendues à Marsatac, bien évidemment, Marsatac est né de la scène hip hop marseillaise mais le festival s’est ouvert dès la deuxième édition à l’électro. C’était toute l’originalité de la proposition de Marsatac qui au début des années 2000 était concerné par des esthétiques qui ne communiquaient pas forcément les unes avec les autres. L’histoire a valorisé ces passerelles qui se sont créées. C’est intéressant de constater que ce sont d’abord les artistes qui ont créé ces passerelles. Les artistes de la discipline hip hop versus l’électro et vice versa. Aujourd’hui, l’écoute des publics est vraiment plus diverse qu’avant.
Fabrice Lextrait : Avec une féminisation de la direction de Marsatac dès l’origine de la création du festival ; c’est rare dans le domaine des musiques actuelles !
Béatrice Desgranges : Effectivement, en 22 ans on voit que les lignes sont en train de bouger. Mais il ne faut surtout pas faiblir sur les efforts qui doivent être faits pour rendre possible l’accès à des fonctions de plus en plus importantes à des femmes qui sont très nombreuses dans le champ de la culture. Pour éclater ce fameux « plafond de verre » dont on parle depuis un certain nombre d’années. Je me sens très concernée et très impliquée dans le fait de défendre cette accessibilité. Fabrice Lextrait : Sur un autre terrain politique, Marsatac a également très vite mis en avant des démarches écoresponsables en termes de production de festivals. Est-ce un nouvel axe d’une politique culturelle municipale, être écolo ?
Béatrice Desgranges : Ce n’est pas que ça pourrait être… C’est indispensable que ça le soit. Le sujet est né au milieu des années 2000 et Marsatac s’en est emparé en 2008 à l’occasion de sa dixième édition. Aujourd’hui, cet enjeu devient plus qu’urgent, il faut en avoir conscience. L’acte le plus écolo serait de ne pas faire d’événement pour avoir l’empreinte carbone la plus petite, c’est-à-dire une empreinte carbone nulle. Le souci c’est plutôt d’imposer des critères d’écoresponsabilité aux partenaires et aux acteurs de cette sphère d’activité. Aujourd’hui, ce n’est absolument pas dans les critères de la politique municipale.
Fabrice Lextrait : Est-ce que cela veut dire que d’autres directions que celle de la culture pourraient se mobiliser pour un festival comme Marsatac afin de développer une politique publique cohérente et partagée ?
Béatrice Desgranges : À l’époque, il y a eu une démarche intéressante portée par la région et par l’ADEME (Agence de la transition écologique) qui ont créé les conditions pour que la question du développement durable soit prise en compte par les acteurs de la culture. La plateforme AER réunissait une direction de la culture et un service environnement, l’ADEME, pour créer des programmes et donner les conditions aux acteurs de la culture de s’emparer de ces sujets. Aujourd’hui malheureusement ce programme n’existe plus. Je pense qu’il est indispensable que l’écoresponsabilité fasse partie des critères de sélections, de l’attention qui est portée et devrait s’imposer à l’ensemble des acteurs. C’est loin d’être le cas dans cette ville.
Fabrice Lextrait : Dans le Club Marseille Métropole auquel vous contribuez, qu’estce qu’on dit pour le prochain mandat ? Comment est-ce qu’on réfléchit dans ce club où se mêle le sport et la culture, comment est-ce qu’on imagine pouvoir avoir une capacité de pression, de proposition, de réflexion pour un prochain mandat municipal ?
Béatrice Desgranges : On essaie déjà d’inviter les candidats pour qu’ils s’expriment sur ce sujet. Peu ont des propositions en matière de sport et de culture. On sent une absence d’intérêt ou d’engagement sur ces sujets.
Fabrice Lextrait : Qu’est-ce qu’il faut faire pour essayer de susciter, de développer cet engagement ? Je ne parle pas de votre position mais de la position de ce club qui peut avoir une capacité de pression puisqu’il rassemble des grosses entreprises et quelques acteurs de la société civile qui essaient de faire en sorte qu’il y ait un dialogue entre le pouvoir politique et les forces vives de la société.
Béatrice Desgranges : Il s’agit de créer les conditions de ce dialogue parce que le club Marseille Métropole concerne éminemment des acteurs de l’économie qui peuvent très bien faire sans ce dialogue avec le politique. Je trouve que c’est quand même indispensable de créer les conditions de ce dialogue pour bâtir ensemble une ville créative. Comment rendre possible l’exploitation d’une salle 6smic si on n’a pas pensé les transports et le fait d’y amener le public ? Les choses sont liées. L’écriture du territoire et de la ville de demain doit absolument se trouver dans ce dialogue.
Fabrice Lextrait : « Que votre volonté soit fête », ça aurait pu être un slogan pour les prochaines campagnes ?
Béatrice Desgranges : Oui ! Comme on l’avait écrit dans la campagne de 2013 pour Marsatac. Ce serait chouette mais la place de la fête est difficile à Marseille. La fête est plutôt menée à mal… Mais après il y a des évolutions qu’il faut apprendre à observer. Cependant, les analyses qu’on peut porter ne sont pas forcément faciles à décoder.
Fabrice Lextrait : Être avec Live Nation, un des gros opérateurs internationaux dans le domaine des musiques actuelles, peut être une force dans ce rapport aux politiques aujourd’hui, est-ce le cas ?
Béatrice Desgranges : En tout cas, ce n’est pas utilisé comme tel. Ce n’est pas tant visà-vis du politique, ou peut-être est-il intéressé de voir un groupe comme Live Nation France associé au développement du festival Marsatac. C’est surtout la capacité pour une structure associative comme la nôtre de pouvoir prendre des risques pour travailler dans des lieux et avec des jauges qui réquisitionnent un engagement économique fort.
Fabrice Lextrait : Béatrice Desgranges, pour conclure cette émission, la première mesure qui pourrait être prise par le futur ou la future maire de Marseille en matière de politiques culturelles ? Béatrice Desgranges : Bien évidemment on pourrait dire augmenter le budget de la culture. Je pense néanmoins que la taille du budget attribué à la culture par rapport à la taille de la ville est tout à fait respectable…
Fabrice Lextrait : Mais qui est de 150 euros par habitant alors que c’est 300 à Lyon… Parce qu’on est dans une ville pauvre ! Ce n’est pas le pourcentage qui est forcément en cause alors qu’il pourrait être revisité…
Béatrice Desgranges : Il ne faut pas s’en tenir à augmenter ce budget. Il faut surtout se poser la question de comment on l’utilise. Donc il s’agit de repositionner les priorités.
Fabrice Lextrait : La première priorité ?
Béatrice Desgranges : Quel vaste débat ! Je vais dire de façon tout à fait personnelle, la musique étant le parent pauvre de la culture et les musiques actuelles étant le parent pauvre de la musique, qu’il faudrait revaloriser le budget de la musique et des musiques actuelles.
Fabrice Lextrait : Merci Béatrice Desgranges pour cette voix de la culture !
Béatrice Desgranges : Merci Fabrice ! Merci Grenouille !
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invité du jour est le directeur des Théatres, Dominique Bluzet et le témoin Baptiste Lanaspèze des éditions Wild Project.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Dominique Bluzet, vous êtes directeur des théâtres du Gymnase, des Bernardines, du Jeu de Paume, du Grand Théâtre de Provence. C’est en 1993 que le maire de Marseille vous propose la direction du Théâtre du Gymnase à Marseille. Trois ans plus tard, c’est au tour de la ville d’Aix-en-Provence de faire appel à vous pour réhabiliter le Théâtre du Jeu de Paume, que vous mettez quatre ans à restaurer. En 2002, vous créez Acte, qui regroupe le Théâtre du Gymnase et le Théâtre du Jeu de Paume. En 2007, vous remportez l’appel d’offre pour la Délégation de Service Public du Grand Théâtre de Provence. « Toute la musique, tous les publics » sera votre première ambition, associant musique classique, jazz, grands solistes, musique de chambre, danse contemporaine… Le Grand Théâtre de Provence, scène majeure du paysage musical français, connaît rapidement un vif succès, auprès du public comme auprès des artistes : l'acoustique du bâtiment, la programmation, l'accueil, sa présence au sein d'un pôle culturel riche sont autant d'atouts incontournables pour les musiciens et les mélomanes. En 2008, vous créez Assami, association des amis et mécènes du spectacle vivant dont l’objet est de contribuer à la vie culturelle du territoire Aix-Marseille et de la rendre accessible à tous. Vous vous engagez autour de trois axes : les enfants, les publics empêchés et isolés et les projets intergénérationnels. Depuis 2013, vous co-dirigez avec le violoniste Renaud Capuçon le Festival de Pâques d'Aix-en-Provence, festival de dimension européenne qui réunit les plus grands noms de la musique classique. Vous avez été vice-président de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Marseille de 2012 à 2016. En 2013, vous avez défendu avec ardeur la candidature de Marseille au titre de Capitale européenne de la culture. À la fois entrepreneur et homme de culture, vous êtes aujourd’hui un acteur et un décideur incontournable, votre regroupement théâtral étant le second pôle de spectacle le plus important de France.
Fabrice Lextrait : Bonjour Dominique Bluzet, merci d’être avec nous aujourd’hui. J’ouvre les guillemets : « J’arrive peu ou prou à faire entendre mon point de vue aux politiques, mais de là à ce qu’ils capitalisent sur cette expérience, il y a un fossé considérable. Les politiques restent en outre imprégnées de l’idée selon laquelle la culture ne peut être portée que par les artistes, certainement pas par des gestionnaires. La notion d’entreprise culturelle est honnie. Pourtant, nombre d’institutions culturelles sont en souffrance d’un point de vue économique et managériale. »
Dominique Bluzet : C’est moi qui ai dit ça ?
Fabrice Lextrait : Je crois, oui !
Dominique Bluzet : Je devais être ivre-mort (rires) ! Ça a toujours été la question de la légitimité. Pourtant, j’ai un parcours artistique. J’ai fait de brillantes études pour être acteur. J’ai tourné au cinéma. J’ai joué dans les plus grands théâtres de France. Je crois que j’étais un bon acteur mais je n’étais pas un grand acteur. J’ai été le plus jeune directeur de théâtres en France, j’avais 22 ans. Ensuite, j’ai été un des plus jeunes metteurs en scène d’opéra au Châtelet, j’avais 23 ans. J’étais un metteur en scène correct mais je n’étais pas un grand metteur en scène. J’aurais voulu être Patrice Chéreau ! Dans la vie, il est difficile de trouver sa juste place. Quand on défend un art, il faut se demander : où est-ce que je suis le plus utile à cet art ? Quand je suis arrivé à Marseille, j’ai compris qu’au-delà de l’engagement artistique, il y avait un engagement militant. Au service d’un territoire, pourquoi est-ce qu’on se bat ? Avec qui le fait-on ? Avec quels moyens ? Comment les partage-t-on ? J’ai compris que mon combat serait plutôt d’être directeur de théâtres parce que c’est l’endroit où j’allais être le plus utile à la communauté à laquelle j’appartenais. Je n’avais jamais vécu à Marseille. Je ne connaissais pas cette ville. La première fois que je suis arrivé, je me suis dit que c’était une ville de fous, qu’il fallait que je me casse ! J’ai été braqué sur le Vieux Port le premier soir où je suis arrivé. Petit à petit, j’ai compris que cette ville était un destin. Ce n’est pas une ville qui vous laisse indifférent. Marseille est une extraordinaire machine à produire de la citoyenneté. D’ailleurs, je voulais qu’on débaptise la Porte d’Aix et qu’on la rebaptise la Porte d’Ex, en hommage aux ex immigrants à Marseille qui sont devenus des citoyens français.
Fabrice Lextrait : Comment est-ce vous pensez que le prochain maire ou la prochaine maire de Marseille peut intégrer, travailler et combiner avec ce ressenti, cette expérience que vous avez dans Marseille, en termes de politique culturelle ?
Dominique Bluzet : D’abord, il y a une bascule idéologique qui est en train de se produire. Depuis 1945, on a toujours placé l’artiste au cœur du projet artistique. À partir des années 70-74, la gauche a beaucoup poussé pour que ça ne soit pas que l’artiste initial - c’est-à-dire l’auteur, le compositeur - au cœur du projet. À l’époque, ce qui relevait du parti Communiste ou du parti gaulliste tenait à ce que l’interprète, l’acteur soit la partie la plus visible de l’art. Le cœur du réacteur de la gauche a été le parti socialiste. On est restés dans ce schéma-là : l’artiste est au cœur du projet culturel et l’artiste doit être quelqu’un de visible. Ce n’est pas un auteur. Ce n’est pas un compositeur. Ce n’est pas quelqu’un qui reste chez lui. L’art a une dimension politique parce que c’est visible. À partir de là, c’est Lang qui a dit : tout est culture. Il a alors créé les grandes manifestations comme la Fête de la Musique. Cela donne une image de la société qui est basée sur sa relation à l’artiste. Ça ne se passe pas toujours très bien... En 1988, le chanteur Renaud a dit cette phrase au moment des élections : Tonton, laisse pas béton ! On est quand-même très loin de Sartre et Aron. Mais bon, c’est comme ça ! Aujourd’hui, le cœur de la gauche est constitué par les verts. Les verts ne mettent pas l’artiste au cœur du projet mais le citoyen. Donc est-ce que le monde de la culture aujourd’hui est prêt à voir une sorte d’aggiornamento ? Quel est notre
place dans la société ? Comment est-ce qu’on le fait ? Comment peut-on accompagner cela ? Est-ce qu’on a envie de l’accompagner ou pas ? C’est une grande question qui émane de cette fracture idéologique. La deuxième chose est qu’on ne peut pas avoir un projet culturel uniquement pour se définir par rapport à la notion de représentation. Aujourd’hui, le but d’un théâtre ne peut pas simplement être de choisir ce qu’on joue ce soir. Le but d’un théâtre est de savoir comment c’est utile à mon environnement, à mon quartier, à ma ville, à mon voisin, à ceux qui ne viennent pas.
Fabrice Lextrait : Dominique Bluzet, est-ce une instrumentalisation par le développement d’une cité ?
Dominique Bluzet : Encore une fois, il faut qu’on récupère une forme de leadership. Pour cela, il faut qu’on soit capables de bouger nos lignes. Je prends l’exemple du Gymnase. Lorsqu’il y a un théâtre dans un quartier qui est en plein désarroi, en grande difficulté de vie, à partir de ce lieu, est-on capables d’imaginer une politique à la fois culturelle, urbaine et économique qui soit différente ? Comment est-ce qu’un théâtre décide de créer un écosystème autour de lui pour amener une activité économique, c’est-à-dire un regroupement de compagnies ? Comment est-ce qu’on rouvre des immeubles abandonnés pour en faire des résidences d’artistes ? Comment crée-t-on un système économique qui rend le projet culturel plus intéressant que la simple notion de représentation ?
Fabrice Lextrait : On va reparler de cette dynamique sur la Canebière dans quelques instants. Mais dans Le Grand Pastis en décembre dernier, vous disiez que « les artistes tiraient la ville vers le haut et que lorsque l’on met la culture au centre de la société, on y gagne toujours en humanité. » Vous pensez que cela est intégré aujourd’hui par les candidats ?
Dominique Bluzet : Quand je regarde les programmes, je crois qu’il y a un changement générationnel. Les candidats ne sont plus issus de ces années 70 qui ont façonnées une relation aux politiques culturelles. À droite, ils ne sont plus les héritiers de Malraux. À gauche, ils ne sont plus les enfants de Jack Lang. Donc, c’est compliqué pour eux dans une société où il y a énormément de problèmes à résoudre, souvent l’artiste est apparu comme étant dans sa bulle. Le mouvement des Gilets jaunes est le meilleur exemple. On a été tout à fait inaudibles à ce moment-là. Au contraire, on nous renvoyait même l’image d’appartenance à une élite. Il y a une philosophe Belinda Cannone qui a écrit un livre qui s’appelle Le sentiment d’imposture. En gros, ça se résume à « ce n’est pas fait pour moi ». Pour beaucoup de gens qui étaient dans ces mouvements de révolte contre des élites, la culture n’était pas faite pour eux. En tout cas, la forme de culture que nous défendions. Cela nous oblige à nous réinterroger nous aussi et donc à interpeller le politique : finalement aujourd’hui, où est-ce qu’on veut être utiles ? À quoi sert-on ? On ne peut pas être simplement des gens qui signent
dans des tribunes des journaux de gauche pour expliquer, avec beaucoup de bonne conscience, comment doit être le monde. On doit être ceux qui sont en capacité d’interroger les gens, avec des choses qui sont compliquées à admettre : est-ce que lorsqu’on fait les Dimanches de la Canebière, qu’on fait venir des circassiens et un marché provençal, sommes-nous dans une démarche culturelle ou pas ? Si le monde culturel décide que ce n’est pas une démarche culturelle alors que la Fête de la musique en est une, en sachant que les principaux bénéficiaires sont quand-même les vendeurs de bière. Il faut avoir beaucoup d’humilité face à la difficulté qu’ont les politiques à répondre à cette question parce que nous-mêmes n’avons pas toujours nourri le débat. On est quand-même restés très schématique : il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre.
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’on peut construire un espace public, un endroit où justement ce débat peut permettre de faire émerger des idées, des axes de façon à ce que le politique puisse faire les choix nécessaires ?
Dominique Bluzet : Tout le monde veut faire des parlements culturels. Je crois que dans une société, tout le monde doit être à sa place. Le politique doit faire des choix et les assumer. C’est là-dessus qu’on le juge. La cogestion culturelle ramène toujours à : ce qui ont veulent plus ou en tout cas, ne veulent rien céder et ceux qui n’ont pas, attendent à la porte. La grandeur d’un politique est d’être capable de faire des choix et d’aller au bout de ses choix. Si on ne respecte plus la démocratie lorsque quelqu’un a été élu mais que nous voulons décider, cela ne peut pas marcher. À Marseille, il y a des vrais choix à faire qui sont compliqués parce qu’il n’y a pas beaucoup d’argent, qui portent sur les pratiques d’amateurs, les enseignements artistiques et sur l’état des bâtiments. On est dans une ville où les bâtiments se portent en mauvais état. Ensuite se pose la question plus politique et compliquée : quel est l’espace de gestion des politiques culturelles ? Est-ce que c’est la ville ? Est-ce que c’est la métropole ? Je pense qu’il y a plusieurs degrés de lecture. Il y a des politiques culturelles de proximité qui devraient être confiées aux mairies de secteur comme le conservatoire du quartier, la fête sur la Canebière, etc. Ensuite, il faut avoir une vision beaucoup plus large d’une politique culturelle ambitieuse qui soit capable de créer un schéma directeur qui se pose la question : qu’est-ce qu’on veut que cette ville soit dans vingt ans ? Par exemple, quelle est la place des différentes communautés aujourd’hui dans la culture ? On continue quand-même à faire une politique par des blancs pour des blancs de plus de soixante ans. Ce n’est pas propre à la France ni à Marseille, c’est comme ça dans le monde entier. Il y a une appréhension des pratiques culturelle qui est très différente selon le continent ou le pays où vous êtes né. Il faut qu’on arrête de penser que les politiques culturelles c’est comme Tintin au Congo et qu’on va évangéliser les foules. Il faut se demander : quels sont les outils aujourd’hui pour que le tissu se raccommode ? Dans la danse, comme il n’y a pas le problème de la parole, c’est probablement plus facile d’imaginer un travail sur le corps où on puisse faire des choses collectives. Idem pour le cirque et le travail dans l’espace public. Pour autant,
on ne va pas arrêter l’opéra sous prétexte que ça ne toucherait qu’un certain type de personne. C’est tout cela qu’il faut mettre en chantier et interroger. Je crois que le politique peut dialoguer, discuter mais au final, c’est à lui de décider !
Fabrice Lextrait : Dominique Bluzet, je souhaitais vous solliciter sur la question de la coordination à venir dans le prochain mandat sur les politiques culturelles entre Marseille et Aix-en-Provence, plus globalement sur les politiques culturelles de la métropole. Sur ce terrain, que doit faire le ou la prochaine maire de Marseille ? C’est vrai que dans nos quarante entretiens, on s’est plutôt centrés sur Marseille. Est-ce que Marseille doit tendre la main à Aix-en-Provence, s’ouvrir sur la totalité du périmètre ? Vous avez expérimenté cela avec votre travail sur les théâtres, comment est-ce que le prochain mandat va jouer sur ce terrain-là ?
Dominique Bluzet : Si on est partisan de la métropole, on ne va pas dans chaque ville doubler les outils sous prétexte qu’une ville a un équipement et que l’autre ne l’a pas. C’est valable pour Aix qui dit : à Marseille ils ont ça, on veut la même chose ! C’est aussi valable pour Marseille qui dit : on n’a pas de grande salle de musique comme à Aix donc on va en faire une ici. Je pense qu’au niveau des grands équipements et des grands projets structurants, il faut avoir un minimum de dialogue métropolitain pour qu’il y ait une coordination des politiques.
Fabrice Lextrait : Donc pas de Grand auditorium à Marseille ? Des propos qui ont été tenus dans ces émissions par une de nos invitées.
Dominique Bluzet : Un auditorium coûte 15 millions à construire. Si on veut vraiment qu’il ait une efficacité et un orchestre, il faut 10 millions par an. Est-ce qu’aujourd’hui, si on avait 15 millions d’euros, on les mettrait pour construire un outil ou alors pour rénover ceux qui sont déjà existants ? Deuxièmement, si on a besoin d’un orchestre, est-ce qu’on construit un orchestre hors-les-murs ou est-ce qu’on essaie de s’appuyer sur les forces existantes ? Il ne faut pas rêver… On ne pourra pas tout faire quel que soit le maire qui sera élu. Il y a des questions plus urgentes que de construire un Grand auditorium. Par exemple, construire un conservatoire dans chaque arrondissement, pour recréer un lien entre la population et l’institution culturelle. Aujourd’hui cette charnière fait défaut. Faire un auditorium pour de la musique classique, c’est formidable, j’en rêve ! Il ne faut pas croire que je sois contre cette idée mais je ne sais pas si c’est la priorité. C’est quand même un outil au service d’une toute petite partie de la population.
Fabrice Lextrait : Cette question de l’auditorium existe également dans le domaine des musiques actuelles ou dans le secteur des musées. Comment est-ce que cette coordination peut se faire entre Aix et Marseille ?
Dominique Bluzet : Il faut bâtir un schéma directeur. Prendre un plan de ce territoire et constater ce qui existe. Qu’est-ce qu’on rend plus fort en le mutualisant ? Qu’est-ce que chaque ville décide de garder ? À partir des outils qu’on considère comme un bien collectif, c’est-à-dire des outils métropolitains, on bâtit un projet de grands équipements structurants. Aujourd’hui, il faut apprendre aux gens à travailler ensemble.
Fabrice Lextrait : Dominique Bluzet, notre invité du jour est Baptiste Lanaspeze de Wildproject.
Baptiste Lanaspeze : Je suis le fondateur des éditions Wildproject. Sur la question de la culture à Marseille, mon sentiment d’acteur et d’observateur est qu’on est un peu à la fin d’un cycle. Un cycle qui commence en 1995 lorsque tout d’un coup, il y a eu une série d’initiatives artistiques et culturelles. Je vais essayer de faire la liste sous oublier personne, il y avait donc les films de Guédiguian, l’invention d’IAM, la Fiesta des Sud, la Friche la Belle de Mai, les Rencontres d’Averroès… Tout d’un coup, cette série d’initiatives et de projets a transformé le regard qu’on portait sur la ville. Au point où cette réalité déprimée et déprimante, oubliée, négligée par toute la France devenait du jour au lendemain canaille, cool, trop génial, la planète mars. Septembre 2008, on apprend que Marseille est capitale européenne de la culture. Tout d’un coup, il y a une reprise institutionnelle et politique de tout un tas d’initiatives qui avaient parfois été faites avec la complicité de l’institution, voire à l’initiative de l’institution. Au départ, la Friche était l’initiative de l’institution de la ville. Néanmoins, il s’agissait de projets portés par des choses populaires et spontanées. Notamment Guédiguian, IAM n’ont rien demandé à personne. À la fin des années 2000, Marseille devient une capitale européenne de la culture. À partir de ce moment, c’est autre chose qui se joue parce que personne ne peut être dupe, ce genre d’événement est ambigu. D’un côté, c’est l’occasion de raconter la ville au monde d’une façon nouvelle, en unissant tous les acteurs culturels pour mettre en place un grand récit pendant un an. D’un autre côté, la chambre des commerces l’avait dit, on sait très bien que c’est un outil pour qu’il y ait plus de flux dans l’aéroport de Marseille-Provence. On est face à des choses de l’ordre du tourisme, remettre la ville sur la carte du tourisme, des choses assez rudimentaires, assez économistes au sens étroit du terme. Même si ce n’est pas autant gentrificateur que les Jeux Olympiques, ça contribue à ces mêmes dynamiques de gentrification… J’étais moi-même engagé dans cette année capitale avec le GR2013, qui était lui-même un projet ambigu et a consisté à entrer dans cette aventure ambigüe. En démarketisant et montrant l’art contemporain de Marseille qui ne tend pas à s’assimiler à celui de Tokyo ou du nouveau Londres. Non, il s’agissait de montrer les raffineries de pétroles et les arrières cours des supermarchés. C’était donc un projet qui désamorçait la capitale de la culture mais qui paradoxalement, plaisait quand-même. C’est une ambiguïté totale mais intéressante. À partir du moment où cette capitale de la culture a été livrée, quelque part, ça a clôturé un cycle. Les années 1995-2013 constitue vingt ans de réinvention de Marseille par la culture, qui
débouchent au final sur le fait – et c’est le côté gueule de bois – qu’il y a beaucoup plus de touristes dans la ville à partir de 2013. Quand on va à Malmousque se baigner l’été, il n’y a plus de places. Les petits coins sont désormais inscrits dans les guides du routard. Donc il y a plein de parisiens qui sont là, voir des étrangers. C’est à la fois intéressant, sympa, gai mais en même temps, la présence touristique devient forte. S’ajoutent à cela des séries télévisées chinoises, qui font que le tourisme chinois augmente. Il y a le Mucem, le Vieux Port… On voit bien qu’on bascule vers une transformation économique du patrimoine culturel. On a tous été les outils d’un développement économique à base de croisiéristes dans la ville. Ce qui était à la base ambigu, intéressant et tendu, fait qu’au final, Marseille est rentrée sur la carte des villes touristiques. Maintenant, comment est-ce qu’on relance la balle ? Comment estce qu’on se ressaisit de la façon singulière qu’on a de faire culture sur ce territoire ? Pour à nouveaux inventer de belles choses et ne pas être au service de projets de développement économique avec lesquels on n’est potentiellement pas d’accord. En tant qu’éditeur et gérant d’une petite entreprise, je suis pour le développement économique. Ma vie n’est que développement économique. Ça ne veut pas dire devenir une grosse entreprise. Ça veut dire avoir un projet et se donner les moyens économiques et humains pour l’atteindre. Je suis pour que cette ville se développe mais quel est le projet ? La culture pose de bonnes questions mais de l’emplacement où je suis, ce n’est pas forcément dans la culture que je vais trouver les réponses.
Fabrice Lextrait : Dominique Bluzet, une réaction aux propos de l’éditeur Baptiste Lanaspeze ?
Dominique Bluzet : Je me méfis toujours des puristes. D’abord, les croisiéristes ne vont pas dans Marseille. Ensuite, les étrangers à Malmousque, je trouve ça limite… Tout ça pour que quelques bobos aient une calanque pour eux tout seuls, ça me gave un peu ! Tous ces développements ont créé des emplois. Ceux qui n’avaient pas de boulot en ont un aujourd’hui et ne vivent pas avec de l’argent public ou des commandes. Cette intervention pose bien sûr de vraies questions. La capitale européenne de la culture de Marseille n’a pas été que vis-à-vis des institutions. Il y a des tas de gens qui ont porté des projets différents qui n’étaient pas forcément visibles mais qui ont existé. Cette capitale a eu l’énorme force de créer une communauté, de donner conscience à une communauté culturelle qu’elle existait.
Fabrice Lextrait : L’absence de hip hop pendant la capitale culturelle a quand-même été une erreur majeure
Dominique Bluzet : C’est un véritable échec. Mais je tiens à dire que nous avions un projet avec IAM et ce sont eux qui n’ont pas voulu le faire. Parce que leur rêve était qu’on construise une salle dédiée à cette forme de musique sur Marseille. Or, la question de la capitale européenne de la culture n’était pas simplement le bâti. Bien sûr qu’on aurait pu aller dans les quartiers nord construire une salle spécifique pour
le hip hop. Ça ne s’est pas fait… Je ne maîtrise pas ce dossier. Mais IAM, on leur avait proposé de faire un truc sur Albert Camus et ils n’ont pas voulu.
Fabrice Lextrait : Dominique Bluzet, comment le maire de Marseille doit penser une politique culturelle avec le drame du 5 novembre ?
Dominique Bluzet : Je ne sais pas s’il y a une relation de cause à effet. C’est une ville où cette question va être très compliquée. Parce qu’il y a besoin d’un certain nombre de travaux dans les outils culturels. La tentation va être de dire : on ne peut pas faire des travaux dans les outils culturels quand on voit l’habitat indigne qui se trouve dans la ville. Le deuxième point et là où Baptiste a raison, il existe deux mondes qu’il est impératif de réconcilier. Deux mondes qui s’ignorent en matière de culture. D’un côté, les gens qui ont plus une problématique d’une culture du quotidien. Qu’est-ce que ça veut dire pour moi la culture ? D’autre part, des institutions culturelles qui sont effectivement à réinventer mais à partir de l’existant. Ça ne sert à rien de dire qu’on va détruire Carthage pour reconstruire autre chose.
Fabrice Lextrait : Le Théâtre du Gymnase, le Théâtre des Bernardines et bientôt, le multiplexe, quelle est la dynamique dans le centre-ville à proximité justement des drames qui se sont tenus ?
Dominique Bluzet : Une des questions posées était : comment fait-on pour que les gens qui vivent dans ce quartier n’est pas le sentiment d’être oubliés ? Donc bien sûr, il y a eu un drame. Pour autant, est-ce qu’on doit dire qu’on ne fait plus rien en matière de culture parce qu’il y a plus urgent ? Les habitants ont besoin de sentir qu’on fait attention à leur quartier en matière de culture et d’équipements de proximité. Ce quartier n’est pas un ghetto. D’abord, il n’y a pas eu d’argent public dans le multiplexe, donc construire ce cinéma n’est pas un crime de lèse-majesté. Il faut de tout sur une politique culturelle. Certes, il y a un vrai problème d’habitat dans le centre-ville de Marseille qui est lié à 50-60 ans d’abandon et probablement des mauvaises constructions à la base. Deuxièmement, à quoi sert l’argent public qu’on investit ? Parce qu’il y a eu beaucoup d’argent public investi sur la Canebière avec la Fac de droit, l’I.U.F.M., etc. À l’époque de Robert Vigouroux et le dernier mandat de Jean-Claude Gaudin, il y a eu de l’argent public investi. Pour autant, cela n’a pas créé d’attractivité. La capitale européenne de la culture a fait basculer le centre-ville de Marseille vers le Vieux Port. Donc il y a un travail de réhabilitation qui passe aussi par une certaine joie à vivre dans ce quartier.
Fabrice Lextrait : En termes de création théâtrale, que doit faire le maire pour cultiver la dynamique des compagnies résidentes dans cette ville ?
Dominique Bluzet : Il manque des outils de base comme par exemple des salles de répétition. Je pense que l’idéal c’est la notion du contrat. Si j’étais maire de Marseille,
je dirais qu’il faut poser à plat toutes les structures qu’on accompagne. Il faut qu’il y ait des missions qui soient accomplies. Qu’est-ce que vous faîtes en matière de jeune public ? Qu’est-ce que vous faîtes en matière d’accueil de compagnies régionales ? Comment crée-t-on des dynamiques ? Il ne faut pas simplement le faire à l’échelle de Marseille. Si vous dîtes accompagner une création à Marseille, elle joue cinq fois, à quoi ça sert ? Il faut aussi que la ville soit l’ambassadeur des structures culturelles du territoire. Qu’elle prenne en charge ce dossier de l’exportation des artistes marseillais en les aidant à organiser les tournées, en les aidant à ce que les expositions circulent, en aidant à ce que la créativité de ce territoire ait une visibilité plus large que les simples murs de la ville.
Fabrice Lextrait : Un fond de production dédié au théâtre comme la région en a créé un pour une autre vocation ?
Dominique Bluzet : Pourquoi pas ! C’est aussi prendre son bâton de pèlerin, être capable de dire : on fait le festival d’Avignon, on va occuper un lieu et on va présenter le travail de quinze compagnies. Dans le grand salon culturel à Nantes par exemple, la métropole pourrait prendre un grand espace pour dire : regardez ce qu’il se fait. Aider à fabriquer des petites capsules vidéo pour qu’on puisse mettre en valeur ce travail qui est fait sur les réseaux sociaux. Tout cela nécessite un investissement financier. Fabrice Lextrait : Dominique Bluzet, il y a eu déjà beaucoup de propositions que vous avez énoncées dans cette demi-heure. Pour terminer cet entretien, la première mesure du maire de Marseille ou de la maire de Marseille en termes de politique culturelle ?
Dominique Bluzet : Faire un bilan et construire un schéma directeur. Qu’est- ce qu’on veut être dans dix ans vis-à-vis de toutes les populations ? Savoir de quoi on part, vers quoi on se dirige et après, on construit.
Fabrice Lextrait : Merci Dominique Bluzet pour cette voix de la culture
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invité du jour est le comédien Gérard Meylan et le témoin Louis Rolland de la Cité de l'agriculture
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Gérard Meylan, vous êtes acteur né à Marseille, où vous avez beaucoup tourné de films. Parallèlement à votre métier d’acteur, vous avez exercé le métier d’infirmier à l’hôpital public durant 38 ans. Le rôle marquant qui vous a révélé au grand public est celui de Marius au côté de Jeannette incarnée par Ariane Ascaride dans Marius et Jeannette en 1997, filmé et réalisé par votre ami Robert Guédiguian. Robert Guédiguian avec lequel vous avez tourné un nombre impressionnant de films. Depuis Dernier été en 1980 jusqu’à La ville est tranquille en 2000 ou Les Neiges du Kilimandjaro en 2011, en 2009 vous donnez un rôle secondaire important dans Rapt le film de Lucas Belvaus, inspiré de l’affaire Empain. Vous avez aussi tourné dans plusieurs films de René Allio comme Transit en 1991. Dernièrement, vous étiez le héros de Gloria Mundi qui se passe à Marseille, sorti en 2019.
Fabrice Lextrait : Bonjour Gérard Meylan ! Merci d’être avec nous pour cette voix de la culture. Dans Gloria Mundi, le film de Robert Guédiguian dans lequel vous interprétez Daniel, les personnages habitent Marseille. Quelle politique culturelle faut-il proposer, inventer, initier pour mobiliser les quatre trentenaires : Mathilda interprétée par Anaïs Demoustier, Nicolas (Robinson Stévenin), Aurore (Lola Naymark) et Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet) qui dans le film suivent des chemins individualistes, sans commun, sans projets partagés…
Gérard Meylan : Oui, sans espoir… Avant tout, il faut dire qu’on a tendance à minimiser et à faire de la politique quelque chose de secondaire. Aujourd’hui, je crois que le peuple français, les marseillais, doivent se réapproprier la politique. La politique est la vie dans la cité. La vie dans la cité pense au quotidien comment tous les individus de cette ville vont vivre. C’est aussi le pouvoir politique : comment va-ton agir dans l’intérêt de la majorité des gens pour s’émanciper ? Comment va-t-on retrouver une dignité chez le peuple marseillais pour aller vers l’acquisition de la connaissance de cette culture ? La culture est très vaste. La culture s’étend du partage du couscous et de la paëlla, en passant par le partage du flamenco, en dehors de la création artistique. Donc la culture est au quotidien quelque chose qui doit être partagée par la majorité des gens qui doivent se l’approprier de manière naturelle. Pour cela, il faut les moyens. Pourquoi je dis que la politique est importante ? La dernière des propositions de notre président du conseil régional, Monsieur Muselier, est de vouloir que la compétence de la culture de l’état soit décentralisée. Cela serait un vrai transfert des moyens humains et financiers. C’est-à-dire que d’un coup, la charge financière reviendrait à la région. Déjà que les budgets de l’état pour la culture sont minimes par rapport à la région… On voit bien un sens rétrograde et réactionnaire d’une politique de droite qui va à l’inverse des intérêts de la culture.
Fabrice Lextrait : Normalement, les moyens du ministère de la culture devraient être transférés au Conseil régional…
Gérard Meylan : Oui, en les augmentant parce qu’ils sont extrêmement minimums. La culture de gauche est la culture de l’art. C’est à dire que c’est la culture des artistes puisqu’on est dans une projection de l’avenir. La droite est une culture ou une nonculture. C’est quelque chose qui nous met dans un état de réaction, on s’arc-boute, on est conservateurs. Nous, les artistes, on est de gauche. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, c’est universel. Donc pour les prochaines politiques municipales, ce sont des changements radicaux et profonds qui doivent faire que les marseillais ne passent pas à côté de leur histoire. Les marseillais ont un rendez-vous avec leur histoire. Pour la première fois depuis des années, les marseillais ont la possibilité de faire un vrai choix à gauche, un choix novateur. Aujourd’hui, il y a de nombreux artistes qui soutiennent ce fameux Printemps marseillais. Quel joli mot ; le printemps comme le renouveau, le printemps comme ses fleurs et ses bourgeons qui naissent, c’est la nouvelle vie. Effectivement, je suis partie prenante pour soutenir ces listes du Printemps marseillais qui proposent des politiques de la culture novatrices. Des politiques qui proposent pour nos 80,000 jeunes écoliers et étudiants une vraie politique pour la formation artistique, une vraie politique pour sauvegarder notre patrimoine, et notre patrimoine mobilier. Aujourd’hui, on risque de fermer l’ancien théâtre français le Gymnase parce qu’il est en train de s’écrouler. Depuis des années, on a une politique négative à Marseille. On ne sait même pas tenir nos locaux culturels... Enfin, tout de même, comment est-ce que ce théâtre peut être en train de s’écrouler aujourd’hui ? On n’a pas donné un franc pour la restructuration de notre patrimoine immobilier.
Fabrice Lextrait : Pourquoi est-ce qu’on a l’impression que les quatre personnages, les quatre trentenaires de Gloria Mundi ne sont pas allés au théâtre ?
Gérard Meylan : Ils ne sont pas allés au théâtre parce qu’on les a dépossédés de cette culture. D’une part, parce qu’on leur a bouché les perspectives. On les a empêchés de réfléchir sur le sens collectif du partage culturel qui doit se construire dans une société. Il y a un côté égoïste chez ces personnages. Dans ce film, Robert Guédiguian veut montrer comment ce système économique et politique dans notre société amène notre jeunesse à un vide, à un désert culturel. Il n’y a plus d’échanges possibles. Il n’y a plus de partages entre les ethnies, cette formidable richesse que Marseille représente en termes de mélange ethnique. On voit même dans ce film comment des gens pauvres culturellement et financièrement, ces jeunes qui essaient de se dépêtrer dans cette société, sont y compris capables d’exploiter les plus pauvres qu’eux. Souvent et ce n’est pas un hasard, ces plus pauvres sont des gens d’ailleurs, des migrants, des immigrés qui cherchent à survivre. Il n’y a plus de relation, ni d’enrichissement. On rejette aujourd’hui. On voudrait retrouver cette qualité de sociabilité, de partage. D’ailleurs, je crois que la culture et le partage sont deux termes indissociables.
Fabrice Lextrait : Vous avez exercé dans le milieu hospitalier pendant toute votre vie professionnelle. La question de la place de la culture dans le milieu hospitalier, c’est quelque chose sur lequel vous pensez qu’il faut que le nouveau maire intervienne également ?
Gérard Meylan : Évidemment, je pense qu’il y a des priorités. On peut dire que tout est prioritaire : l’éducation nationale, la santé en France et dans notre ville en particulier, ont besoin d’énormément de moyens pour se restructurer, augmenter leurs effectifs. On a besoin de moyens humains. Donc il faut ouvrir les formations et aussi de moyens financiers. C’est la clef de voûte de tout système parce qu’aujourd’hui, on ne peut pas parler d’un avancement dans une qualité de vie - quel que soit le domaine - sans parler du moteur qui est l’argent.
Fabrice Lextrait : Aujourd’hui, dans des secteurs qui sont en difficulté, parfois sinistrés comme l’éducation nationale ou le milieu hospitalier, la question culture est en plus ou cela doit être au cœur de politiques à venir ?
Gérard Meylan : Je crois que c’est au cœur d’une politique à venir. Il y a longtemps que ça aurait dû exister. Il y a quelques exemples. Ce qui a toujours fonctionné à l’assistance publique est le système des bibliothèques. Il y a un gros service à l’APHM qui s’en occupe. Donc il y a un rapport direct à la lecture à l’hôpital. Le malade lit. C’est quelque chose qui se voit d’une manière naturelle. On arrive à l’hôpital avec un livre dans sa valise. Quand on ne l’a pas, il y a la bibliothèque à l’hôpital. Cela existe depuis des années. Il y a aussi quelques troupes de théâtre qui se sont montées. Je pense à La Gai Rire, un groupe de clowns qui vont travailler en particulier dans les services de pédiatrie, en chirurgie pour essayer d’aller voir d’une manière dynamique les petits gosses qui vont être opérés. Cela permet de dédramatiser l’intervention. Par le rire, la dérision, on arrive également à dédramatiser le post-opératoire et les douleurs qui s’en suivent. On arrive y compris à faire diminuer les doses anesthésiques. Donc la culture est quelque chose qui doit être partout. La culture est quelque chose de naturel. Quand on parle de culture, on a toujours l’impression qu’on s’adresse à quelque chose d’exceptionnel et souvent, quand on parle de culture, on ne pense qu’à ce qui a avoir avec la création artistique. La création artistique fait partie intégrante de la culture. Mais la culture est beaucoup plus large.
Fabrice Lextrait : Dans les couloirs de l’hôpital dans lequel vous travaillez, vous ne voyez pas souvent des films de Robert Guédiguian dans les chambres d’hospitalisation ; pourquoi est-ce qu’on n’arrive pas à mettre en place des choses aussi simples que des projets et des œuvres qui existent et qui pourraient être mieux et plus diffusés ?
Gérard Meylan : Oui, c’est aussi une vraie question. Parlons des derniers Césars qui ont fait couler beaucoup d’encre. Je fais partie de l’Académie des Césars. Cette année j’ai refusé de participer ou de faire face à un compromis qui ne me va pas du tout. J’ai un respect profond du travail des acteurs, des techniciens, des réalisateurs, des producteurs, de l’ensemble de la corporation du cinéma. Cependant, je ne comprends pas qu’on puisse sanctifier, sacraliser un homme ou une femme qui est hors système, hors codages sociaux. À un moment donné, on doit se tenir à des règles et à des lois qui visent au respect de l’autre. C’est essentiel. On parle aujourd’hui du respect et de l’accueil de migrants, on va entrer dans la semaine de la femme. Aujourd’hui, il est important de respecter la femme. On ne peut pas faire un mélange de gens, féliciter quelqu’un pour une œuvre cinématographique et en même temps, l’absoudre d’une faute gravissime.
Fabrice Lextrait : Gérard Meylan, dans les voix de la culture, on écoute un témoin de la société civile. Aujourd’hui, c’est Louis Roland. Il est un des animateurs de la Cité de l’agriculture. « Agri » et « culture », peut-être que le prochain maire travaillera sur ces deux racines.
Louis Roland : Je travaille à la Cité de l’agriculture. Je suis chargé de la vie associative. La Cité de l’agriculture est un lieu dédié à la transition agro-écologique. C’est une association qui a été créée en 2005. L’idée est de travailler sur l’alimentation durable, l’agriculture agro-écologique et l’agriculture urbaine. Ce sont des champs qui ont souvent été cloisonnés. L’idée est vraiment de décloisonner l’agriculture et l’alimentation. On travaille sur tout un tas de projets qui vont du champ à l’assiette. Avec la production, on a un projet de micro-ferme dans le 15e arrondissement. Dans le restaurant, on propose une offre accessible avec des produits locaux, durables, et de saison. On travaille aussi avec tout ce qui est de l’alimentation avec un gros projet dans le 15e qui s’appelle « L’opération des arts alimentaires ». On travaille sur le changement des habitudes alimentaires des habitants et comment rendre cette alimentation plus accessible, qui reste souvent réservée à un certain type de population dans les centres-villes. Après, il y a une vocation plus méta-projets de passer à échelle l’agriculture urbaine à Marseille, en accompagnant les porteurs de projets, en recherchant du foncier, en faisant du plaidoyer pour faire évoluer les réglementations et les problématiques juridiques auxquelles on se confronte. Fédérer le réseau, et faire beaucoup d’événementiel pour sensibiliser autour de ces questions. Nous utilisons beaucoup les médias culturels. On se rend compte que passer par ça peut être très utile. L’événementiel comme les « 48h de l’agriculture urbaine » est un festival qu’on organise pour la troisième année. Cette année, le festival se déroulera le 25 et le 26 avril. C’est un moment de fête autour du jardinage urbain, de la végétalisation des villes. Mais il y a beaucoup de petits ateliers avec du chant, chanter les plantes par exemple. C’est un événementiel « grand public » parce que ça nous parait hyper important. On a un marché à la Cité des arts de la rue qu’on a lancé en 2018. C’est une triple proposition entre le Bureau des guides, la Cité de l’agri et la Cité
des arts de la rue. Il y a un marché de producteurs locaux. Mais en fait, on s’est dit que le marché n’allait pas attirer les habitants du quartier du 15e arrondissement… Donc, on a proposé d’autres activités : il y a une visite de la cascade, des petits concerts ou des spectacles d’artistes qui sont souvent en résidence à la Cité des arts de la rue. L’idée est de relier ces sujets et de faire venir plus de monde, d’utiliser le médium culturel comme un moyen de transmettre notre message et de faire des changements en termes d’alimentation durable et d’agriculture. La suite pour la Cité de l‘agri est vraiment de faire passer les projets qu’on porte à échelle. Par exemple, le lancement de la micro-ferme est dans une logique où elle pourra ensuite être répliquée. Cultivons Marseille ! À Marseille, la question est : comment près de 230 hectares - identifiés comme des territoires des lieux de friche, pourraient être remis en culture et en nature ? Donc, c’est le passage à échelle. C’est le développement de l’agriculture urbaine à Marseille. Ce sont 230 hectares qui peuvent accueillir des lieux en périurbain, notamment le Plateau de la Mûre. Beaucoup de lieux sont dans le 15e arrondissement. Ce qui est étonnant parce que c’est le lieu où il y a un désert alimentaire urbain – donc très peu d’accès à des produits frais de qualité. En même temps, c’est le lieu où il y a le plus de fonciers disponibles pour développer des projets agricoles. C’est pour cela qu’on travaille beaucoup dans cet arrondissement. Après, ça peut être des toits, des caves pour faire des champignons, il y a énormément de lieux qui pourraient être mobilisables pour nous reconnecter à notre alimentation, aux agricultures locales. Et puis, créer des espaces de nature des trames vertes et des trames bleues pour cultiver la biodiversité dans cette ville.
Fabrice Lextrait : Gérard Meylan, on parle de cinéma un peu ? Dans la politique culturelle à venir, il n’y aura pas de nouvelle saison de Marseille ?
Gérard Meylan : Non, c’est étrange. Ça a été produit par Netflix. Netflix a bien entendu énormément d’argent. Cette année, on a injecté 5 milliards d’euros pour les séries télévisées. Ils ont considéré que la série Marseille ne leur avait pas assez rapporté d’argent. C’est vrai que ça n’a pas très bien marché en France. Par contre, ça a fait un tabac à Moscou, allez savoir pourquoi, on se demande bien avec l’ami de Poutine, Gérard Depardieu. Ça a également marché en Amérique du Sud. Chaque fois, tout cela représente quelques millions d’entrées. Le rapport des chiffres entre ce qu’on investit et ce que ça doit rapporter à Netflix, on est dans des dimensions qui sont pas du tout comparables avec les entrées et les dimensions de ce que peut rapporter un film en France.
Fabrice Lextrait : Qu’est-ce que le prochain maire de Marseille ou la prochaine maire de Marseille doit faire pour que des séries comme celles-là, ou des films puissent se produire, pour que le cinéma continue de se développer dans cette ville ?
Gérard Meylan : En ce qui concerne les autorisations de tournage, la région a toujours facilité les tournages de ce point de vue-là, il n’y a jamais eu de problème. Depuis un
certain nombre d’années, dans notre région Provence-Paca, on a quand-même réussi on a pu faire des longs métrages. Tout ce qui concerne la logistique administrative, il y a une ouverture franche et vraie. Par contre, au niveau de ce que représentent les aides financières, elles sont réduites, voir minimes. Là, on pourrait avoir beaucoup plus de facilités. Les premiers films sont toujours les plus difficiles à faire donc, pouvoir promulguer, proposer plus de jeunes réalisateurs. Pour Guédiguian aujourd’hui, c’est un peu plus facile. Ce n’est pas gagné. Il faut toujours se battre pour avoir des finances correctes pour faire le film, mais ce n’est plus comme dans les premiers temps. Il y a eu un avant et un après Marius et Jeannette. Donc le maire, la municipalité de demain sur Marseille doit s’ouvrir encore plus sur les facilités de tournage et à travers les télévisions locales, il faut avoir des financements ou des aides de technicien. On pourrait imaginer une décentralisation au niveau du cinéma.
Fabrice Lextrait : Robert Guédiguian avait d’ailleurs essayé de faire naître ce qu’il avait appelé « pôle auteur », ici, à la Belle de Mai.
Gérard Meylan : Oui, ça a un petit peu fonctionné. Après, c’est compliqué. Effectivement, le centre reste toujours Paris. Il y a toujours eu des difficultés à décentraliser cette grosse machine qu’est le cinéma. Mais bon, on est arrivés à fonctionner puisqu’on a fait trois films sur la Friche, avec des décors et des techniciens qui nous ont aidé. Cependant assoir, établir une structure véritable, c’est-à-dire pratiquement une production marseillaise, c’est compliqué. Encore une fois, tout se passe à Paris…
Fabrice Lextrait : Quelle politique culturelle faut-il pour des jeunes comme Zachary interprété par Dylan Robert dans Shéhérazade ? Dont on vient d’apprendre de nouveaux soucis avec la justice…
Gérard Meylan : Il faut avoir un respect de l’être humain absolu. Il faut donner la possibilité, les facilités d’ouverture, de finance. En plus, Marseille est un bouillon de culture dans le bon sens du terme. Il y a tellement de créativité, de jeunes gens qui ont envie de s’exprimer. Souvent ils ont envie de parler de leur propre culture, de cette culture qui les a fondés, peut-être dans d’autres pays. Ils viennent nous offrir ces richesses-là. Il faut justement les aider à promouvoir cet échange et ce partage qui va sempiternellement nous enrichir et faire notre force. Fabrice Lextrait : Vous avez pris des positions par rapport aux Gilets jaunes également. La question culturelle du parti Communiste aux Gilets jaunes, l’engagement politique aujourd’hui d’un artiste pour une ville, comment peut-il se concrétiser ?
Gérard Meylan : Il peut se concrétiser par la participation directe à une forme de militantisme. Moi, je suis un citoyen. Je n’ai pas de carte d’un parti x ou y. C’est vrai
que je suis imprégné de ce qu’on appelle le marxisme. Je pense vraiment que l’homme n’a pas inventé d’utopie plus intéressante que le socialisme. Effectivement, l’homme sur cette planète qui crée toutes les richesses, a le droit que les bénéfices soient partagés entre ceux qui les créent. Qu’il n’y ait plus d’exploitation directe de l’homme par l’homme !
Fabrice Lextrait : Les trentenaires d’aujourd’hui ont tout de suite du mal avec les termes de socialisme et de marxisme.
Gérard Meylan : C’est vrai ! Parce que c’est un vieux vocabulaire mais il faut le remettre à l’ordre du jour.
Fabrice Lextrait : Ne faut-il pas en inventer un autre ?
Gérard Meylan : Non, parce que quand le mouvement spontané et populaire des Gilets jaunes est apparu, il y a eu une folle envie de ces gens de dire : stop, ça suffit ! Maintenant on veut prendre en compte notre vie, notre quotidien et y compris l’ouverture à la culture, à la lecture. Quand on pense que Marseille est la ville de France où les gens lisent le moins ; la deuxième ville de France où il y a le moins de bibliothèques municipales… D’un coup, on voit surgir dans la ville ces fameux Gilets jaunes. Ce terme de Gilets jaunes me gêne un peu puisqu’il y a derrière ce mouvement des hommes et des femmes qui ont une aspiration fondamentale de se libérer, de s’ouvrir, de s’émanciper, d’avoir un regard sur une vie prochaine meilleure. Par là aussi on va trouver des créateurs, de jeunes qui ont envie de raconter leur histoire, d’être témoin de leur époque, de leur temps ou de leur culture, celle de leur grandsparents qui viennent d’ailleurs... Tout cela fonde le véritable cadeau de la différence. Il faut vraiment le respecter. Cette comédienne et tous les acteurs de ces films-là ont le droit à cette émancipation. Il faut leur donner cette liberté, tous les pouvoirs possibles pour pouvoir l’exercer.
Fabrice Lextrait : Avant de conclure, en termes d’urbanisme, les tours, sont-elles l’expression du capitalisme ? Ne sont-elles pas aussi l’expression du développement, voire de la création artistique ? Parce qu’à Marseille on a la chance d’en avoir une de Zaha Hadid et une de Jean nouvelle, qui ne sont pas des architectes corporates. Ces tours que l’on retrouve beaucoup dans le dernier film de Robert Guédiguian…
Gérard Meylan : Oui c’est vrai, ce sont deux immenses tours qui s’élèvent vers le ciel.
Fabrice Lextrait : Dans la tour où se trouvent essentiellement les employés municipaux…
Gérard Meylan : Oui, exactement. Ce qu’il faut s’avoir est qu’il y a un étage loué par la région. Pour une histoire d’emprunts, il faut que la région le loue. Je crois que c’est
une somme énorme de 10 millions par an. On se demande d’ailleurs comment cet argent peut être gaspillé de cette manière… Marseille est un port économique en mutation, il se transforme. On peut regretter le pôle économique richissime de créativité que fût la joliette à l’époque, fourmillant de vie et de travail à travers la méditerranée entre l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l’Asie mineure. Aujourd’hui, ce quartier est devenu un quartier d’affaires. On peut considérer ces deux tours comme deux œuvres architecturales. Il faut faire avec son temps…
Fabrice Lextrait : Vous allez au cinéma au pied des tours ?
Gérard Meylan : J’y suis allé pour présenter Gloria Mundi. J’ai rencontré la directrice. Ils ont ouvert en juillet et au mois de novembre j’ai présenté le film. J’ai demandé à la directrice si ça marchait, elle m’a dit que ce n’était pas encore assez connu pour que ça marche. Sauf qu’il faut savoir que certaines places de cinéma sont à 70 euros et que la moins chère est à 12 euros. Voilà, la salle à 70 euros, il y a un certain nombre de places, ce sont des places semi-allongées, vous avez le droit et la possibilité de commander une boisson. Cela dit, il y a un esthétisme très intéressant. Mais ce n’est pas l’Alhambra.
Fabrice Lextrait : Gérard Meylan, si j’avais osé, je vous aurais demandé de préparer cette réponse sous la forme d’un Haïku comme Daniel le fait, allongé sur son lit, dans Gloria Mundi. La première mesure en termes de politiques culturelles pour le nouveau maire de Marseille ?
Gérard Meylan : Penser à la jeunesse ! Michèle Rubirola qui représente le Printemps marseillais l’a dit et on la soutient, parce que ça va ouvrir sur la culture : rénover nos écoles, préparer les enfants à la culture à travers le cinéma, le théâtre, l’accessibilité aux musées à Marseille. Favoriser le sens du public dans ce qu’il doit être, entièrement partie prenante de l’école laïque et publique de Marseille. C’est l’essentiel et notre priorité absolue.
Fabrice Lextrait : Gérard Meylan, merci pour cette voix de la culture !
Gérard Meylan : C’est moi qui vous remercie de m’avoir accueilli !
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invité du jour est Lionel Corsini "DJ Oil", musicien et le témoin Claire Oldes des jardins de Coco Velten.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Lionel Corsini, alias « DJ Oil », vous êtes DJ, musicien et producteur de musique électronique. Né à Marseille, vous avez grandi dans le quartier de la Belle de Mai. Vous avez découvert la musique très jeune avec votre père, docker et collectionneur de musique et ancien DJ. À dix-sept ans, sous le nom de « DJ Oil », vous êtes DJ résident de la boîte de Trolleybus à Marseille. Vous avez longtemps animé une émission sur les ondes de Radio Grenouille. Compositeur, musicien à la basse, à la batterie et au clavier, vous êtes aussi producteur, programmateur de festivals, et DJ. Votre musique évolue entre funk, jazz, hip hop, latino, electro et acid jazz. Vous êtes le fondateur du groupe Troublemakers, avec Fred Berthet et Arnaud Taillefer, que vous rencontrez à la Friche la Belle de Mai. Dès votre premier disque Doubts and convictions, paru en 2000, sur le label américain pointu Guidance Recordings, le groupe connaîtra une reconnaissance internationale. Votre second album Express Way sort en 2004 sur le label Blue Note. Après le succès de l’aventure Troublemakers, vous poursuivez des projets en solo, de nombreux concerts live, et des DJ sets dans des clubs ou des festivals dans le monde entier. Vous êtes aussi « sound designer » pour des lieux ou des événements (hôtels, défilés de mode, etc.). En 2013, vous fondez un collectif citoyen marseillais appelé Les Sentinelles, qui porte notamment sur la culture. En 2015, vous concevez une exposition de pochettes de disques. En 2018, vous sortez un troisième album solo intitulé Bref Avenir.
Fabrice Lextrait : Bonjour DJ Oil ! Merci d’être avec nous dans cette voix de la culture aujourd’hui. Pour commencer, je ferais référence à un entretien que vous avez eu en 2015 avec Clique TV qui vous demandait pourquoi dans votre album, vous inscriviez des remerciements à tout le monde, mais pas à la ville de Marseille. Dans cette émission, on essaie de ne pas trop faire de bilans, on essaie plutôt de parler de l’avenir. Donc je souhaitais vous poser une question simple : dans six ans, pour votre nouvel album – on ne sait pas sous quelle forme il sera encore – que faudrait-il qu’il se passe pour que vous disiez merci à la ville de Marseille ?
Lionel Corsini : Beaucoup de choses ! J’aimerais d’abord que la ville soit plus agréable à vivre pour les marseillais. Comme on arrive bientôt à des élections, on va peut-être pouvoir en reparler un petit peu. Pour dire merci à la ville de Marseille, j’aimerais que les gens soient un peu plus heureux, souriants, un peu moins agressifs. Au niveau de la culture, il faut que les salles musicales et les programmations s’améliorent encore. Il y a quand-même pas mal de progrès qui ont été faits ces dernières années. Mais il y a encore beaucoup de points noirs. Pour que je dise « merci » à la ville de Marseille, il faudrait que beaucoup de changements s’opèrent.
Fabrice Lextrait : On va en parler pendant cette demi-heure ! Qu’est-ce que ça signifie un engagement citoyen pour un artiste ? Certains se sont inscrits sur des listes. On a été étonnés de voir Moussa Maaskri, Richard Martin inscrits sur des listes. Vous, vous avez fondé le commando anti 23 juin en 2013.
Lionel Corsini : Oui, c’était un mauvais nom. C’est pour cela qu’on est reparti sur un nom un peu plus académique, Les Sentinelles. On voulait surtout fonder un groupe où les gens peuvent s’inscrire par eux-mêmes, et ne soient pas inscrits par d’autres personnes. Ce groupe est vraiment très actif depuis l’histoire du concert de David Guetta subventionné.
Fabrice Lextrait : Pour le rappeler à ceux qui ne s’en souviennent pas, c’était en 2013 un concert financé par la ville avec Adam Productions, qui aurait reçu 400,000 euros avec des places payantes.
Lionel Corsini : C’était une subvention de 400,000 euros pour un concert avec des prix d’entrées entre 40 et 70 euros au Parc Borély, un endroit que personne n’avait jamais eu pour faire des concerts ou des festivals. Il y avait beaucoup de choses qui me dérangeait. Si ça avait été Stevie Wonder, ça aurait été pareil. Évidemment, le fait que ce soit David Guetta, comme je suis DJ, c’est vite monté en épingles : David Guetta contre Goliath ! Du coup, ça a eu une résonance dont on a bien bénéficié parce que la subvention a bien été annulée. Mais on n’a jamais su où est allée cette subvention… Elle a été débloquée par la mairie de Marseille pour des œuvres d’art contemporain, donc pas du tout en lien avec un concert de musique. C’est à partir de là qu’on avait monté cette pétition pour annuler cette subvention. Le but n’était pas du tout d’annuler le concert, le concert a quand-même eu lieu au Dôme. Mais il s’agissait seulement d’annuler la subvention. Ça avait créer une grosse polémique.
Fabrice Lextrait : Six ans plus tard, quel bilan faîtes-vous, non pas de la politique culturelle de cette ville en tant que telle, mais de l’engagement citoyen ? Est-ce que l’engagement citoyen a vraiment progressé pour essayer de participer à la vie politique de cette ville ?
Lionel Corsini : Je ne dis pas que c’est grâce à nous mais je pense que oui. Je pense que ce sont ces petits points les uns ajoutés aux autres, qui ont fait qu’aujourd’hui le Printemps marseillais peut être un parti qui rassemble des citoyens et des gens de la vie politique. Ils s’entendent entre eux. L’histoire de David Guetta nous avait permis avec Frédéric Coupet, Hervé Manchon (on était treize administrateurs à l’époque), de rentrer très vite en contact avec tous les partis politiques, pour essayer d’avancer sur des questions citoyennes qui ont été très différentes de l’affaire Guetta. Après l’affaire Guetta, il y a eu les boues rouges, les fontaines d’eau à Marseille, le parc Valmer, etc. Je pense que ça a favorisé un dialogue entre les politiciens et les citoyens. Un dialogue qui n’existait plus depuis des années puisque la vie politique marseillaise était
seulement cantonnée à des luttes entre partis, entre personnes et entre personnages. Les citoyens avaient très peu de droits à la parole dans ces décisions, mis à part le fait de voter. Mais comme on est dans une ville où les gens ne votent pas beaucoup et que notre maire est le maire élu par 25% de la population marseillaise, on voit qu’il y avait beaucoup de progrès à faire… C’est vrai que depuis quelques temps, il y a une prise de conscience de beaucoup de gens qui à l’époque, ne s’était pas occupés de ces questions de subventions, ou de comment était géré la ville. Aujourd’hui les gens sont plus conscients et s’intéressent plus à ces questions. Le seul truc qui m’avait beaucoup plu à cette époque était le premier conseil municipal qui avait eu lieu après l’affaire Guetta, où il y avait eu plus de 13,000 followers à ce conseil municipal. Alors que d’habitude, il y avait 400 ou 500 personnes qui regardaient ce conseil en direct sur internet.
Fabrice Lextrait : Aujourd’hui, comment est-ce que vous pensez qu’on peut qualifier cette néo-démocratie à Marseille ?
Lionel Corsini : C’est-à-dire, par rapport aux mouvements citoyens ? Je ne sais pas… Peut-être qu’enfin les gens se rendent compte qu’ils peuvent changer les choses. Ne serait-ce que par des voies légales, par le droit, par le fait d’aller voir un avocat, de porter plainte. Sur les questions du stationnement en ce moment, il y a un double règlement qui dit que quelqu’un qui prend une prune à cause d’une caméra, doit être adoubé par quelqu’un qui doit passer le voir vraiment, visuellement. Il y a beaucoup de places de stationnement qui peuvent être contestées. C’est grâce à Facebook et aux réseaux sociaux que les gens commencent un peu à lire les choses sérieusement quand on parle de la ville. On se moque beaucoup de Marseille quand on parle de nous en France entière. Quand je parle de ma ville à Paris, à Nantes ou à Bordeaux, on se moque beaucoup de nous. On passe quand-même pour des gens qui sont dans l’humour, qui s’en foutent un petit peu, qui laissent faire les choses. Je trouve qu’il y a une prise de conscience un peu plus importante depuis quelques années.
Fabrice Lextrait : En matière de démocratie partagée, est-ce que vous pensez qu’avec le prochain mandat il peut se passer des choses, que ça peut nous permettre d’inventer une nouvelle façon de faire une politique culturelle ?
Lionel Corsini : Oui, je pense que c’est tout à fait possible ! Même dans la vie politique nationale, je me suis toujours demandé pourquoi les gens nommés à l’écologie n’étaient pas des gens qui venaient de mouvements écologiques ou d’une connaissance écologique. Pareil pour l’économie et pareil pour la culture ! J’aimerais avoir des référents dans chaque domaine, économique, social et culturel. Peut-être pas des gens qui sont ancrés depuis des années mais en tout cas, des gens qui sont au courant de ce qu’il faut faire pour améliorer les choses et pour améliorer les services administratifs. Depuis quelques années, les services administratifs à Marseille se sont vraiment améliorés. Par exemple, le Centre des impôts s’est amélioré. Pôle Emploi
s’est amélioré. Tout ce qui est Caf, etc. s’est vraiment amélioré parce que justement, ils ont nommé des gens qui savent s’adresser aux gens, être polis et gérer les dossiers. Je trouve qu’il faudrait nommer des personnes qui ont déjà une connaissance du milieu, du domaine dans lequel ils travaillent.
Fabrice Lextrait : La démarche dont vous parlez, c’est une démarche qui est un pendant à celles qu’un Moussa Maaskri ou à un Richard Martin peut avoir ?
Lionel Corsini : (rires) L’exemple de Richard Martin m’interloque de toute façon. Je pense qu’il fait ça parce qu’il a toujours eu envie de provoquer quelque chose. Il a envie de provoquer les gens avec son affiliation à la droite marseillaise, la droite de Bruno Gilles en plus ! Je n’ai pas beaucoup de réponses à ça… Je ne comprends pas pourquoi il fait ça, pour sauver ses subventions peut-être, ou alors c’est vraiment pour créer quelque chose de nouveau, aider son quartier. Je me demande en fait !
Fabrice Lextrait : La démocratie engagée dont vous parlez, est-elle engagée politiquement également ? Est-elle forcément à gauche ? Si on regarde le site que vous co-animez avec Frédéric Coupet aujourd’hui, on peut dire qu’il y a une candidate qui est particulièrement attaquée, sans cesse. Est-ce que cette démocratie partagée est forcément à un moment pour ou contre quelque chose ?
Lionel Corsini : Pas forcément. C’est vrai qu’on a démarré cette action contre la mairie. Aujourd’hui, il y a beaucoup de choses sur le site qui sont postées contre Madame Vassal. Après, je trouve qu’il y a quand-même tellement de vieilles erreurs qui sont commises... J’ai l’impression que tout va recommencer avec Madame Vassal, tout ce qu’il s’est déjà passé avec Gaudin depuis des années. On est souvent contre la droite. C’est vrai qu’on peut être affiliés à un mouvement de gauche. Je n’ai pas grandchose à reprocher à la gauche marseillaise puisqu’elle n’existe quasiment plus. La gauche est beaucoup plus quelque chose qui peut entourer les gens autour de l’écologie, du social. Ce que la droite ne fait pas et ne fait plus à Marseille, évidemment.
Fabrice Lextrait : La bibliothèque Salim Hatubou au Plan d’Aou, la nomination de Raphaël Imbert au Conservatoire, on n’en parle pas de ça ?
Lionel Corsini : Oui, c’est chouette ! En plus, je connais bien Raphaël donc je suis assez content pour lui.
Fabrice Lextrait : Au-delà de « pour lui » ! Parce qu’en effet, le projet que Raphaël Imbert peut porter est quelque chose qui laisse beaucoup d’espoir sur la transformation d’un Conservatoire, qui rappelons-le n’a que 1,500 élèves alors que c’est le bilan moyen d’une ville de 100,000 habitants.
Lionel Corsini : C’est vrai qu’il y a beaucoup d’infrastructures culturelles à Marseille qu’il faut développer. Justement avec un Raphaël Imbert parce que c’est quelqu’un qui vient directement de la musique, qui a monté énormément de projets ces dernières années et qui travaille avec des gens d’ici et d’ailleurs. Parce que je ne suis pas dans un régionalisme aigu, où il faut à tout prix travailler avec les gens d’ici. Il faut ouvrir des portes et faire un peu rayonner Marseille.
Fabrice Lextrait : On ne pouvait pas faire cette émission dans les voix de la culture, sans vous interroger sur l’ensemble de ces engagements et ce que vous avez réussi durant ces dernières années à soulever et à transformer. Avant de rentrer un peu plus sur le terrain des politiques culturelles, je vous propose le témoin du jour. Claire Oldes nous apporte aujourd’hui son témoignage sur la pépinière de Coco Velten.
Claire Oldes : Je m’occupe du jardin commun de Coco Velten. C’est un programme qui a été initié par l’association Yes We Camp ! pour imaginer comment proposer des initiatives autour de l’agriculture urbaine. Ce projet a démarré il y a deux ans au sein de Belsunce. L’enjeu initial était la mise en place d’une pépinière de plantes méditerranéennes et un peu plus, pour avoir un outil d’intégration, d’inclusion et pouvoir proposer des ateliers à qui veut végétaliser la ville et qui souhaiterait s’emparer de cette serre, de ces ateliers. On se rencontre, on sème, on rempote. On va bientôt stocker ces plantes dans la nouvelle serre. On a eu beaucoup de chance puisque nous sommes arrivés dans l’îlot de Coco Velten où existait déjà depuis un bon nombre d’années le CCO, le Centre de Culture Ouvrière, où travaillait Marie Biet qui est paysagiste et qui a mis en route, initié, cette trame verte de Belsunce. Nous sommes arrivés avec nos points forts, nos outils qu’on sait déployer. Du coup, on les a aidés, que ce soit par rapports à des supports de com, par rapport à de l’organisation pour des temps de végétalisation. On s’est très rapidement reliés aux jardiniers de la Rue Bernard du Bois. On leur a proposé de les aider. Ils avaient besoin d’un espace, on l’a trouvé et nettoyé. Comment peut-on ouvrir des fenêtres et rêver ensemble, imaginer une ville plus verte ? Une ville où le jardinage n’est pas une anecdote. Ce n’est pas juste un truc sympa où on se réunit. Le jardinage va plus loin sur une portée écologique et citoyenne, avec un vrai enjeu pour la ville de demain à défendre. Dans les projets à venir pour le jardin commun à Coco Velten, il y a vraiment deux grandes directions. C’est donc la construction de la nouvelle serre en février/mars, dont l’objet est de permettre à toutes les personnes porteuses d’un projet qui ont besoin de semer, rempoter, stocker leurs plantes et qui ont envie d’être intégrées dans une pratique collective. Ces personnes peuvent venir le faire chez nous et faire cela dans la deuxième serre. C’est le premier temps important de ce début d’année 2020. On aimerait vraiment permettre aux structures, aux écoles, aux associations de s’emparer du jardinage. Le deuxième temps est avec un de nos partenaires privilégiés, qui est la Cité de l’agriculture et l’ABO association présentée à Coco Velten, afin de pouvoir développer ce belvédère de l’agriculture urbaine, sur lequel on aimerait vraiment permettre à toutes les structures porteuses de projets en agriculture urbaine
marseillaises d’avoir plus de visibilité dans cet espace centrale près de la gare St Charles et visité.
Fabrice Lextrait : DJ Oil, on parle d’écologie, il y a notamment un certain nombre de conséquences en termes de nuisances sonores par rapport aux musiques actuelles. Je ne sais pas si vous avez lu des articles sur les risques dans Le Siècle Vert, le dernier livre de Régis Debray. Dans lequel il parle de cette question de la normalisation de la société. À Marseille, il y a un problème majeur pour les musiques actuelles aujourd’hui ?
Lionel Corsini : Il manque énormément de lieux de diffusion. Il y a une nouvelle SMAC qui s’est ouverte à Aix. Mais bon, on connaît un peu la mobilité des marseillais, c’est très dur de les faire bouger ! Donc oui, il manque des salles de diffusion. Avec celles qu’on a déjà en place comme l’Espace Julien, ça ne se passe pas très bien je trouve…
Fabrice Lextrait : On va revenir sur la question des salles de diffusion. Ma question était plus sur les nuisances qu’il peut y avoir dans des lieux qui ne sont pas des lieux de diffusions mais qui sont aussi un petit peu des endroits où vous avez construit votre carrière…
Lionel Corsini : Évidemment, quand on parle de nuisances sonores, je suis bien placé pour en parler ! Il n’y a pas très longtemps, je jouais dans un endroit à Marseille et au bout d’une demi-heure, j’ai été arrêté par la police pour des questions de nuisance sonore.
Fabrice Lextrait : Un endroit public ? Un endroit privé ?
Lionel Corsini : Un endroit privé, un bar musical en fait. Il faut vraiment que les gens qui ouvrent des lieux à Marseille fassent d’abord des études acoustiques de leurs lieux avant de les ouvrir. Après il ne faut pas se plaindre, il faut vraiment que les gens rentrent dans cette logique-là. Je sais que les études acoustiques et le fait d’insonoriser les lieux coûtent extrêmement cher. Mais on ne peut pas ouvrir un lieu musical si on ne fait pas attention à l’acoustique. Après c’est trop tard, une fois que la plainte est déposée… pour revenir en arrière, les travaux sont de plus en plus durs. D’abord il y a donc la responsabilité des gens qui ouvrent des lieux.
Fabrice Lextrait : Qu’est-ce qu’une mairie peut faire ? Elle doit aider les travaux de ces lieux privés ?
Lionel Corsini : Je pense qu’il devrait y avoir une partie de ces travaux prise en charge par la mairie. Comme à Barcelone, il devrait aussi avoir des quartiers mis par couleur. S’il y a des endroits un peu plus jeunes et musicaux, des endroits où il peut y avoir du
bruit et les gens qui vont louer ou acheter un logement sont au courant de ces problèmes de nuisance sonore. Il faut que les quartiers soient classés par couleurs et selon la couleur, vous savez qu’il peut y d’avoir du bruit jusqu’à deux heures du matin.
Fabrice Lextrait : En termes de politiques musicales, où sommes-nous aujourd’hui par rapport à ce qu’on devrait faire ? Faut-il de nouveaux lieux de diffusion ? Faut-il transformer les lieux de diffusion actuels ?
Lionel Corsini : Il y a quelques lieux de diffusion qui peuvent être transformés et améliorés d’un point de vue acoustique. À Marseille, il manque toujours tout ce qui est salle entre-deux, pas le Dôme, pas le Silo mais des deux ou trois salles de 200-300 personnes avec un bon son, une programmation et qui peuvent faire venir le public, faire découvrir des musiciens d’ici et d’ailleurs. Recevoir le public pas forcément dans des lieux à capacité de 1,000 personnes, mais des jauges qui retombent vers 400-500 personnes.
Fabrice Lextrait : Souvent ces scènes musicales, ces SMAC se mettent en périphérie des villes, souvent on n’est plus dans le cœur de la vie. La nuisance sonore vient de la musique amplifiée mais aussi du groupe de personnes qui parlent et qui boivent un coup. Faut-il laisser l’Espace Julien ?
Lionel Corsini : Ben oui ! Pourquoi le Café Julien ne fonctionne-t-il pas depuis des années ? Alors que c’est un endroit où j’ai encore joué il n’y a pas très longtemps pour l’anniversaire d’un ami, qui travaillait d’ailleurs au Café Julien. C’était super, on peut mettre du son, on peut avoir un bon accueil. Après il y a une démission de cet endroit depuis des années parce que la direction n’est pas du tout au niveau de toute façon. C’est quand même hallucinant de voir cette salle qui ne marche presque plus…
Fabrice Lextrait : Dans les autres lieux de la ville, est-ce qu’il y a une nouvelle répartition géographique à faire ?
Lionel Corsini : Dans les quartiers nord, il n’y a quasiment aucune salle de spectacle, de concert, mis à part des salles des fêtes. Là aussi, il y directement des problèmes de nuisances sonores, que ce soit pour des réceptions de mariages ou des événements privés. Il y a aussi des questions de sécurité. Il manque vraiment deux, trois salles dans les quartiers nord. Côté Mazargues aussi, il y a très peu d’endroits de nuit. Tout est un peu centralisé sur le Vieux Port et le Cours Julien. Je pense qu’il manque quelques salles… L’Affranchi à St Marcel a beaucoup de mal à survivre parce que les moyens de transports s’arrêtent assez tôt, c’est une salle un peu en dehors de Marseille et aussi parce que les marseillais sont assez flemmards. C’est très compliqué de leur faire prendre la voiture. S’il fait froid, s’il pleut, ils ne bougent pas. Parce qu’il n’y a pas de parkings sur place aussi. Parce qu’il manque des infrastructures.
Fabrice Lextrait : Vous imaginez DJ Oil, si c’est vous le prochain maire de Marseille, fort de ce constat, la dimension volontariste qu’il va falloir avoir pour pouvoir essayer de transformer le paysage musical ?
Lionel Corsini : Je pense que c’est possible avec des personnes motivées qui ont envie de faire la musique et de rendre le public un peu plus curieux en leur proposant une autre diversité musicale. Qu’on ne soit pas obligés d’écouter toujours les mêmes aux mêmes endroits…
Fabrice Lextrait : Les pratiques amateur, l’émergence ?
Lionel Corsini : Oui, il y a une vraie scène. Au niveau de la musique électronique, il y a beaucoup de labels et d’artistes DJs qui émergent. D’ailleurs, il y en a beaucoup plus qui jouent plus à l’étranger qu’à Marseille ou dans la région. Parce qu’ici, il y a un côté un peu clanique des milieux et de certains collectifs de musique électronique.
Fabrice Lextrait : Une politique publique dans le domaine musical aujourd’hui, est-ce encore possible ?
Lionel Corsini : Il faut faire attention ! Il faut que ce soit un peu comme la nouvelle politique actuelle : un mélange de citoyens et de politiciens. Donc un mélange d’artistes, de producteurs, de vraies associations d’idées.
Fabrice Lextrait : Comment une prochaine politique culturelle municipale peut soutenir la création transversale, comme celle que vous avez produite avec la Maison de l’Architecture, pas très loin d’ici, il y a quelques jours ?
Lionel Corsini : Déjà il faut monter des projets et arriver à trouver des gens qui ont des idées pour réunir des domaines complétement différents. C’est vraiment le domaine de la curiosité. Ce domaine de la curiosité est le plus compliqué. Mais c’est possible de réunir plusieurs disciplines entres elles. Il n’y a pas que la musique et l’architecture. Il y a plein d’autres choses : le théâtre, la lecture… Richard Martin le faisait très bien au Toursky. Il a toujours réuni les compétences de chacun. Tout est possible mais il y a une question d’argent, de temps et de disponibilité des gens.
Fabrice Lextrait : Quel est la nature de l’engagement d’un groupe comme les Troublemakers et puis d’un artiste comme vous, pour que ça se transforme dans cette ville ?
Lionel Corsini : On m’a toujours reproché mon engagement politique. Dès qu’on a démarré les Troublemakers, on a toujours eu en filigrane de notre musique un discours assez revendicateur. Notamment avec le premier album t ce morceau « Get
Misunderstood » et ce discours de Jean-Pierre Léaud au tout début du morceau. Un discours qui marche encore aujourd’hui sur la révolution. Ça parle de la révolution. Les gens deviennent fous en essayant d’appliquer des politiques d’aujourd’hui. Ça n’a pas tellement changé ! Ce qui était important était d’avoir un engagement politique contre la violence faite aux femmes et aux personnes de couleur. Hier, j’ai malheureusement posté sur ma page facebook le texte de Virginie Despentes à propos des Césars, qui montre la complexité de l’histoire et de cette implication parce que d’un coup, j’ai vu défiler sur ma page des commentaires de haine et de violence. On voit bien que c’est très compliqué d’être un artiste engagé et d’avoir un avis. J’ai toujours fait ça. Moi, je vis comme je fais de la musique.
Fabrice Lextrait : Le politique comment est-ce qu’il peut aider à accompagner la constitution de cet espace public ?
Lionel Corsini : Je ne sais pas. Je n’ai tellement pas d’exemples à citer en France et à Marseille que j’ai du mal à répondre à cette question.
Fabrice Lextrait : C’est peut-être à nous d’essayer de l’inventer ?
Lionel Corsini : Oui, de toute façon on fait ça tous les jours. Ne serait-ce qu’en se rencontrant et en discutant !
Fabrice Lextrait : La première mesure du nouveau maire de Marseille en termes de politiques culturelles ?
Lionel Corsini : Nommer au service culturel de Marseille quelqu’un qui ne soit pas le spécialiste des musées ou le spécialiste des santons. Qu’on nomme quelqu’un qui connaisse un petit peu le domaine de la musique, du théâtre, de la lecture, quelqu’un qui ait déjà gravité dans le secteur et qui soit apprécié par les acteurs culturels de Marseille.
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Julie Kretzschmar, directrice des Bancs Publics et le témoin, Claire Duport, sociologue.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Julie Kretzschmar, vous êtes metteur en scène. Vous vous êtes formée au Conservatoire d’Art Dramatique de Montpellier. En 2001, vous avez fondé la compagnie L’Orpheline est une épine dans le pied, compagnie associée aux Bancs Publics à Marseille, Les Bancs Publics que vous dirigez, avec notamment le festival de création Les Rencontre à l’échelle. Dans votre travail, vous valorisez les textes d’auteurs inédits et la mise en lumière d’équipes réunissant des artistes porteurs de différentes traditions théâtrales. Titulaire d’un doctorat de droit public général à l’Université de Montpellier, vous avez travaillé en tant que juriste spécialisée dans la défense du droit des personnes étrangères. Depuis une vingtaine d’années, vous voyagez beaucoup, notamment dans les pays du monde arabe et en Afrique. Dans votre travail avec cette compagnie, vous vous engagez à découdre les stéréotypes de nos rapports nord-sud, en faisant entendre des voix singulières de la littérature monde. Une littérature affranchie de tout pacte colonial, porteuse de langues qui disent notre monde en devenir. À partir de 2006, la compagnie inaugure un cycle de création autour des liens migratoires qui unissent les villes d’Alger et de Marseille, donnant naissance à des séries de formes hybrides appuyées sur des matériaux documentaires souvent filmés et une bande d’acteurs et musiciens complices enclins à écrire et inventer au plateau depuis leurs propres personnes et trajectoires.. En 2013, à partir d’une réécriture d’un conte anthropologique Salim Hatubou, vous créez Kara, une épopée comorienne avec une équipe artistique de 35 personnes, professionnels et amateurs, fruit d’une commande de MP2013 capitale européenne de la culture. En 2017, vous adaptez et mettez en scène Tram 83, premier roman de Fiston Mwanza Mujila, l’une des nouvelles voix de la littérature congolaise qui sera présentée aux francophonies dans le Limousin et suivie d’une tournée nationale en 2018. Entre ces créations en France, des projets connexes sont produits sur le Continent africain notamment. Vous travaillez en ce moment à un projet de théâtre documentaire sur la façon dont la présence migratoire subsaharienne transforme des grandes villes, Alger, Tunis, Tanger, Naples, Athènes, Marseille….projet co-écrit avec Bruno Boudjelal, photographe.
Fabrice Lextrait : Bienvenu Julie Kretzschmar. Il y a eu également d’autres projets, d’autres initiatives depuis 2017 mais c’est vrai que l’on va parler de votre dernier spectacle dans cette émission. À plusieurs reprises lors de ces entretiens, je me pose la question de la dimension culturelle qui va répondre aux questions politiques ; le ou la responsable d’une structure, le directeur ou la directrice d’un événement, le créateur ou la créatrice, le citoyen ou la citoyenne. Aujourd’hui, Julie Kretzschmar, vous êtes la responsable des Bancs Publics, la directrice des Rencontres à l’échelle, ou la metteur en scène de la compagnie L’Orpheline est une épine dans le pied.
Julie Kretzschmar : Bonjour. En effet, je suis metteur en scène d’une compagnie dont les équipes varient selon les projets, même si je suis fidèle à trois ou quatre collaborateurs depuis très longtemps. Cette équipe accompagne aussi le Festival. Ce sont donc des projets distincts mais qui mobilisent pour partie une même équipe, et cela n’est que le signe que la dimension collective du travail est au centre de ma pratique. Malgré la fragilité certaine de l’économie dans laquelle ce travail s’inscrit, je suis entourée de collaborateurs, dont une partie y est impliquée depuis plus de dix ans, c’est une chance, une joie aussi.
Fabrice Lextrait : La question est bien entendue liée au contexte politique. Lorsqu’on a des questions sur les politiques culturelles à venir, qui doit y répondre ? Qui doit y contribuer ?
Julie Kretzschmar : Pour répondre ou me poser ces questions, peu importe d’où j’y pense, la façon de regarder et d’appréhender est la même. Ce qui pourrait être détaché en catégorie et délié, la production, la programmation, la mise en scène, la coopération internationale, forment en réalité un ensemble où les façons de faire et d’agir sont poreuses les unes aux autres. Il faudrait plutôt mettre à contribution quelques ressources sur ce que pourraient être nos politiques culturelles, qui sont ancrées dans des expériences et surtout pas à partir d’une fonction. Tout ce qui m’anime est lié à la question de la circulation, entre et avec des artistes, entre des endroits, entre des pratiques. Me créer des avatars pour répondre à cette question n’est pas très justifié.
Fabrice Lextrait : Vous dites souvent que les trajectoires migratoires inventent notre monde. À travers les questions des migrations, des langues et du travail de mémoire, comment une politique culturelle peut être reliée au cosmopolitisme de Marseille ?
Julie Kretzschmar : Cette ville a quelques particularités fascinantes, du moins éprouvée depuis que j’y suis installée, il y a une vingtaine d’années. Mon entourage amical, professionnel ou amoureux est majoritairement constitué par des personnes qui sont arrivées à un moment, des personnes qui ne sont pas « marseillaises ». Je regarde cette ville essentiellement à partir de ceux qui la fabriquent depuis les endroits d’où ils sont arrivés. J’ai initié ce très long travail avec Alger pour comprendre où j’habitais. C’est-à-dire comprendre comment les gens (se) parlaient, comment ils investissaient l’espace urbain. Je n’entretiens pas une fascination pour appréhender conceptuellement ce que l’on recouvre par l‘expression générique des trajectoires migratoires. Mais je suis convaincue que Marseille ne se pense et ne peut se comprendre qu’à partir de cette dimension. Si ceux qui ont des responsabilités ici, ou du moins ceux qui sont censés représenter des secteurs ou des habitants, ne prennent pas pleinement la mesure que les mouvements de cette ville se dessinent et se transforment à partir de cette dimension migratoire, et bien …on passe à côté d’à peu près tout. Cela n’a rien à voir d’ailleurs avec le mirage d’une ville cosmopolite qui est une façon très exotique et surtout apolitique pour nommer certaines réalités.
Fabrice Lextrait : On va essayer de ne pas trop faire le bilan mais plutôt d’essayer de voir la perspective. Comment est-ce que justement une politique culturelle peut prendre cela plus en charge ? Comment est-ce qu’on peut considérer qu’Alger n’est pas si loin de Marseille ?
Julie Kretzschmar : Je suis assez mauvaise s’agissant de donner un point de vue sur le ton de la prescription. Je ne sais évidemment pas comment il faut faire. Je peux juste dire comment j’aimerais que les choses soient expérimentées à partir surtout de choses qui existent déjà, de ces façons de s’organiser, aider et s’aider, des façons solidaires et spontanées, associatives et essentielles. Ce n’est pas mis en valeur ici, ce n’est pas considéré comme un réel appui. Je suis sidérée que tant de dynamiques restent des dynamiques souterraines alors qu’elles sont vectrices de tant d’aventures, d’imaginaires mais aussi de parce que ce sont elles finalement l’identité de cette ville, même si j’ai une réticence à parler de Marseille et de son identité. Par exemple et simplement, la diaspora comorienne à Marseille est très importante, on en entend très peu parler, ou mal. Nous sommes dans une ville où la question du rapport à l’appartenance communautaire, sans évacuer aussi ce qui est de l’ordre du communautarisme aussi et qui un mot qui m'effraie pas du tout, n’est pas prise en charge au sens politique du terme. Les signes de la tradition, des coutumes donc aussi de la religion qui sont intrinsèquement et surtout activement liés à des ailleurs géographiques ne sont pas valorisés, pas travaillés ailleurs que dans le secteur associatif ou informel, si on met de côté leur instrumentalisation parfois et qui n’est pas le seul fait du politique. Certainement parce que les endroits où les choses peuvent se travailler très profondément, à savoir les services publics, les hôpitaux, les écoles, sont des endroits délaissés. Comme le sont les espaces publics, les espaces partagés où on se rencontre, où on se baigne ( je fais allusion à la fermeture de l’accès à la plage de l’Estaque).
Fabrice Lextrait : Cela veut dire que ces pratiques culturelles des communautés comoriennes par exemple, il faut qu’une politique culturelle les soutiennent, qu’elle développe le folklore ?
Julie Kretzschmar : La tradition et le folklore sont deux choses qui ne sont pas identiques. La question du folklore n’est pas un domaine que je connais,ni même un sujet qui me passionne, par manque de culture sûrement. Je suis plus à l’aise avec la question des traditions qui se perpétuent, de ces gestes qui s’inscrivent dans une quotidienneté, d’un ensemble vaste envisagé comme une matrice qui autonomise des passages et des réversibilités. C’est le croisement et l’entrelacement qui m’intéresse. Je crains qu’enfermer les formes issues des appartenances communautaires en les taxant de folkloriques est une façon de les exclure, à minima de les classifier. Ce qui fait que je ne suis pas à l’aise du tout avec ce mot surtout dans cette région. Ce mot, dès lors qu’il est employé dans le cadre des politiques publiques culturelles, connote
et place un geste, un chant dans un endroit non partageable. La tradition et le rituel, c’est ailleurs. Et ce sont des moments, des fêtes, des invitations avec lesquels on vit ensemble. Même si ce n’est jamais nommé dans aucune intention politique, aucun désir porté par ceux qui veulent représenter la ville. Il n’y a pas de sensibilité à ces expériences, à ces récits. C’est édifiant lorsque l’on en discute avec les personnes qui travaillent dans le cadre des politiques culturelles, majoritairement elles n’ont pas la moindre idée de ces textures de vie. Ce qui signifie simplement qu’une partie de la façon de vivre des habitants est ignorée.
Fabrice Lextrait : Julie Kretzschmar, en 2011, vous avez mis en scène un texte de Mustapha Benfodil sur une jeunesse algérienne en quête d’une promesse portée par l’ailleurs occidental, avec les trajectoires des immigrés clandestins et celle d’une mère et de son fils engloutis par la mer. Quel est le statut politique d’une démarche artistique qui porte cela ? Vous dîtes vous méfiez des termes de théâtre politique ou engagé, ce n’en n’est pas ? Comment qualifieriez-vous politiquement la démarche que vous portez et qui pourrait se développer avec la prochaine équipe municipale ?
Julie Kretzschmar : Ce n’est pas que je me méfie, c’est plutôt que je suis consciente que certaines terminologies sont discréditées et puis je n’aime rien moins que l’idée d’une catégorie. J’ai mis des années à admettre que je faisais du théâtre et que cela ressemblait à du théâtre, d’ailleurs c’est cheminement qui s’est largement clarifié par la rencontre avec les textes de Mustapha Benfodil. Pour le dire sans détour, le théâtre engagé, je ne comprends pas ce que cela signifie aujourd’hui, à l’aune de nos pratiques et de nos récits. J’ai une interrogation un peu obsessionnelle sur la question des rapports nord-sud et sur la façon dont plateau peut accueillir des narrations, des lumières et du son pour dessiner un endroit du monde qui ne résout rien mais qui dise une chose infime, précieuse, sûrement dérisoire mais pas complètement inutile de la tension qui anime ces rapports. Ce n’est le théâtre que je fais qui est engagé, c’est moi qui suis engagée par la question de notre responsabilité dans ces rapports là et qui est le moteur d’à peu près tout ce que j’entreprends dans mon travail et au-delà d’ailleurs du rapport à un travail. Le texte de Mustapha Benfodil dont tu parles, est le fruit d’une commande d’écriture qui a prolongée une résidence écriture en mer initiée par une ancienne collaboratrice. Depuis Marseille, chercher à comprendre la manière dont des gens décident de venir s’installer ici, au risque de leur vie et de tas de choses, est une interrogation inlassable (qui est d’ailleurs toujours le fil rouge de chacun de mes projets). Et cela induit de se demander comment on vit, au sens de comment on partage notre vie, avec des gens qui ont choisi de venir jusque-là et qui ne sont pas reconnus. Pour partie, ils ne le sont pas légalement d’ailleurs, cela n’a donc rien d’une métaphore. Marseille est une des grandes villes en Europe, où dans conditions de précarité économique mais aussi symbolique, des personnes fabriquent la cité sans qu’aucun de leurs gestes, de leurs habitudes ne sortent de l’informel. Ce qui s’est passé l’an dernier à Marseille autour du logement a manifesté de cette chose-là. Plus personne peut faire mine de ne pas savoir la façon dont les gens vivent et inventent
des façons de vivre en plein centre-ville, qui sont abîmées par une très grande précarité, mais qui racontent l’invention d’un quotidien, au risque de leurs vies d’ailleurs. Je ne sais pas si ma démarche est politique, à considérer que certaines ne le seraient pas par exemple…ma démarche est stimulée par les récits et les endroits qui ne sont pas valorisés et qui sont néanmoins des imaginaires et des forces d’invention pour construire du vivre ensemble autrement.
Fabrice Lextrait : Julie Kretzschmar, dans les voix de la culture, on écoute chaque jour un témoin de la scène de la société civile. Aujourd’hui, c’est Claire Duport. Elle est sociologue et travaille sur l’addiction aux drogues dans un observatoire régional.
Claire Duport : Je suis sociologue. Je travaille pour l’observatoire français des drogues et des toxicomanies. Je suis la coordinatrice en PACA de dispositifs d’études, de recherches sur les drogues qui s’appelle TREND, Tendances récentes et nouvelles drogues. Nous sommes huit en France et notre boulot consiste à observer en continu l’évolution des phénomènes de drogues : les usagers, les usages, les produits, les marchés. Cela consiste à observer ce que consomment les gens, dans quels contextes, comment ça marche. Ce que j’observe ici ce sont essentiellement des phénomènes qu’on observe partout en France, en Europe et dans l’ensemble des pays riches, notamment le déploiement très important des produits et des types de consommateurs des produits. Je m’inscris un peu en faux avec le terme de « banalisation » ou celui de « démocratisation » parce que ce n’est pas tout le monde non plus, ni tout le temps. En tout cas, il y une très grande diversité de recours aux drogues. On observe cela généralement et à Marseille en particulier. Marseille est une ville qui accueille une importante population pauvre. On parle d’une population pauvre qui a tendance à être massivement consommatrice de médicaments détournés, avec des modes de consommations dangereux, très vite invalidants. C’est une des particularités marseillaises liée à sa population. La question des drogues se débat finalement assez peu en dehors de ceux qui sont concernés, soit professionnellement et personnellement. Même si ce n’est pas forcément un sujet de débat pour les gens qui sont concernés personnellement. Au regard de ça, un certain nombre de très jeunes gens, une petite dizaine de personnes ont eu envie de créer il y a deux ans ce qui s’appelle la Quinzaine stupéfiante. C’est un moment qui se passe dans des lieux qui ne sont pas dédiés à la question des drogues : une librairie, un café, un centre social avec des gens dont ce n’est pas la préoccupation ni professionnelle, ni personnelle. Ce sont des moments d’échanges sur les pratiques de drogue, les contextes. C’est un moment où les questions peuvent s’échanger assez tranquillement et où les gens peuvent acquérir des connaissances. Cette année la Quinzaine stupéfiante est du 14 au 28 mars dans plein de lieux à Marseille et à Aix-en-Provence. Face à ce contexte répressif très fort, puisqu’en France il y a une loi qui date de 1970 et qui interdit la consommation, la détention, la vente d’un très grand nombre de produits à l’exception de l’alcool et du tabac. Dans ce contexte-là, non seulement les consommations se font dans un contexte répressif mais en plus, les discussions ont assez peu lieu au-delà des
cercles informés ou concernés. La motivation de cette Quinzaine stupéfiante était de pouvoir parler tranquillement des drogues parce que ça fait partie de nos quotidiens. On sait que c’est un phénomène qui nous est extrêmement familier. Je défis qui que ce soit de n’avoir jamais, de sa vie, consommé de drogues ou de ne connaître personne qui en consomme. C’est un phénomène qui nous est extrêmement familier mais en même temps, cela reste dans le registre du non-dit, parfois tabou. Je pense qu’on est dans une démarche politique puisqu’il s’agit de parler de culture. C’est une démarche qui consiste à se cultiver ensemble et cultiver autour de nous des gens à cette problématique. C’est un acte politique : mettre en débat public et nous cultiver sur ces questions. Mais ce n’est pas spécifiquement une démarche qui viendrait interroger les politiques publiques liées aux drogues. Les politiques publiques ne sont pas le cœur de l’objet. Le cœur de l’objet, ce sont les pratiques. Qu’est-ce qu’on fait dans notre vie de tous les jours avec ces produits ?
Fabrice Lextrait : Julie Kretzschmar, avec les Rencontres à l’échelle, les thèmes de société sont très souvent travaillés par des metteurs en scène avec des publics qui sont en réinsertion, qui viennent de sortir de prison ?
Julie Kretzschmar : Avec qui partager les projets artistiques, à tous les sens du terme, est la question centrale. Celle qui précède toute décision. Déconnecter l’accompagnement d’un désir artistique de la question de son partage avec une communauté de gens n’a aucun sens pour moi. Tu fais référence au travail de Didier Ruiz que j’ai accueilli autour de la question de la longue peine. C’est ce que soulève ce projet qui m’a saisi immédiatement, à savoir comment l’enfermement et la punition révèlent une part très réelle de l’organisation sociale et politique dans laquelle nous vivons. Je précise que ce n’est pas une spécificité du festival. J’ai des interrogations, voire des réserves sur les démarches dites participatives ou inclusives mais c’est un sujet en soi. Il se trouve que j’ai travaillé dans des lieux d’enfermement pour des personnes étrangères. Et que j’étais très heureuse d’accompagner une aventure artistique qui me mette en lien avec la prison, qui nous engage à plus profondément dialoguer avec les artistes qui ont ancrés leur travail à Marseille à partir des Baumettes depuis plus de vingt ans.
Fabrice Lextrait : Comment une politique culturelle peut intégrer ce que vous appelez « l’appartenance est la grande question contemporaine » ? C’est l’appartenance de qui, à quoi ? On parle de publics qui sont en réinsertion sociale, on parle de publics qui viennent d’ailleurs, qui sont encore des étrangers ?
Julie Kretzschmar : L’appartenance, c’est une façon pour désigner une chose qui me frappe ici depuis que j’y habite : le lien avec un ailleurs et la façon dont cette altérité fabrique l’ici. C’est une question de présence aussi. De présence au monde et aux autres. Et si l’on aborde la question des publics, ou plus simplement et rapportée au contexte de cette ville, celle des habitants qui vont ou ceux qui ne vont pas dans les
lieux de culture : alors se pose sérieusement une chose concrète, à savoir comment une partie de la ville peut accéder à une autre, à ce qu’on nomme le centre-ville notamment. Les transports, ou plutôt de palier à la défaillance actuelle d’un réel service public des transports est une enjeu politique crucial puisque c’est ce qui rend concrètement inaccessible l’offre culturelle à une partie de la population. La façon dont une grande partie de gens qui pourraient rencontrer des récits sur un plateau n’y ont de fait pas accès ; cela n'exclut pas de se demander aussi pourquoi ils n’en auraient pas l’envie même si on les y invite, donc de s’interroger sur ce qu’ils peuvent reconnaître, identifier ou projeter sur des scènes qui soient en lien avec ce à quoi ils se sentent appartenir. Je pense notamment à la jeunesse même si je ne travaille pas spécifiquement avec des enfants mais j’aime bien dialoguer avec des jeunes gens. Parce que si on fait abstraction de ce dont je parlais, à savoir des empêchements matériels, la barrière symbolique c’est juste une volonté, tenir volontairement le principe de l’invitation. Ce n’est pas compliqué. Je n’ai pas rencontré de jeunes gens à qui proposer « sérieusement » de participer par exemple à un atelier ou autre, et tout à fait indépendamment d’un parcours scolaire, qui aient décliné par principe. Ça ne veut pas dire que ça va de soi. Il s’agit de prendre le temps de nourrir une relation, de créer les conditions de la rencontre, d’en avoir envie et besoin pour soi avant de de penser à l’envie et au besoin de ceux à qui on s’adresse. Je n’ai jamais été confrontée à l’échec, du moins à une chose qui ne serait qu’un échec. Une des choses qui m’importe en tout cas de réaffirmer est l’urgence d’un renfort de moyens pour ceux qui pensent ces rencontres nécessaires, vitales même. Nous sommes dans une ville pauvre, dans le sens où beaucoup vivent avec très peu et ont accès à très peu de choses, il faut évidemment que les moyens alloués à des structures culturelles et éducatives qui sont en rapport immédiat avec cette pauvreté, soient très conséquents. Il ne s’agit pas d’ajouter de la pauvreté à la pauvreté. C’est-à-dire que prendre soin d’un endroit stigmatisé par la pauvreté doit être recouvert d’une bienveillance absolue, donc se traduire par de réels moyens. la moitié des structures culturelles et éducatives d’insertion travaillent avec cette population. Il n’y a pas une population fragile, il y a une population maltraitée.
Fabrice Lextrait : Un maire peut entendre que les écritures partagées peuvent être au cœur d’une politique culturelle et que ce ne sont plus les écritures consommées qu’il faut mettre en avant ?
Julie Kretzschmar : Je ne sais pas si un maire peut l’entendre, même si n’importe qui peut entendre la nécessité à créer du récit ensemble, pour faire en sorte que la ville soit moins cloisonnée. Même si je trouve que c’est une ville où malgré tout, les cultures se mélangent entre elles. Quand je dis que ce n’est pas valorisé, c’est qu’il ne peut être juste question de lisser et vernir une carte postale d’un « Marseille, ville de mélanges ». Il reste que c’est la force et l’élan singuliers ici ce qui se mêlent et s’entrelacent. Mais j’essaie de travailler ailleurs qu’avec l’alibi de ce storytelling. Les grandes villes dans lesquelles j’aime travailler, notamment sur le continent africain sont des places où les
trajectoires sont des puissances d’action et de transformation sociale. Ici, ce n’est pas audible d’en témoigner.
Fabrice Lextrait : Julie Kretzschmar, la première mesure culturelle que le nouveau ou la nouvelle maire de Marseille doit prendre ?
Julie Kretzschmar : C’est une ville où il y a énormément d’initiatives. Ce n’est pas clair de cartographier celles qui sont reconnues ou fabriquées par l’institution, celles qui sont associatives, ou celles qui sont alternatives. C’est d’ailleurs dans le champ alternatif que s’invente ce qu’il y a de plus réjouissant et contemporain à Marseille. On ignore d’ailleurs à quel point c’est vif et en mouvement. On ne peut pas le voir puisque les choses ne sont pas valorisées. C’est aussi cet impensé sur tous les possibles de ces appartenances très multiples qui composent la ville. Il y a beaucoup d’acteurs culturels qui ne se contentent pas de transformer des manifestations en agences de touristes pour des spectateurs. Il y a des choses plus profondes qui se tissent ici. Il s’agirait que les décideurs aient une position: soit ça les intéresse, soit ça ne les intéresse pas. Si ça ne les intéresse pas, cela se poursuivra ailleurs et autrement. Dans notre cas, on travaille dans un équipement culturel emblématique, légitime et qui est très fréquenté. Pourquoi de ne pas accompagner et donc le décider afin qu’il le soit plus encore partagé, soit on laisse des artistes et des opérateurs le faire sans moyens, donc sans cadre, sans cohésion. La première mesure serait d’affirmer des choix.
Fabrice Lextrait : Merci Julie Kretzschmar pour cette voix de la culture
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Cécile Rata d'Africa Fête et le témoin Cédric Hamon directeur d'Inter-Made.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Cécile Rata, vous êtes directrice de production d’Africa Fête Marseille, manifestation culturelle créée il y a quarante ans par Mamadou Konté, militant sénégalais d’origine malienne. Ce festival marseillais est dédié à la culture africaine. Vous êtes également directrice de Cola Production depuis dix-huit ans, association portant ce festival qui commencera le 12 juin 2020. Ce festival aura lieu dans les structures culturelles de la cité phocéenne, tel que la Friche de la Belle Mai, le théâtre Silvain, l’Espace Julien, le cinéma la Baleine, le Kaloum ou le Darlamifa. Vous avez été responsable de production de Tringa Musiques et Développement à Dakar et administratrice générale du Bureau Export de la Musique Africaine. Cette année sera la seizième édition du festival à Marseille.
Fabrice Lextrait : Bonjour Cécile Rata !
Cécile Rata : Bonjour Fabrice !
Fabrice Lextrait : Merci d’être avec nous aujourd’hui avec le travail que vous menez dans la relation à l’Afrique et à l’ensemble de ses expressions artistiques. Pour commencer cet entretien, j’aurais envie de vous interroger sur le regard raisonné que vous pouvez porter en intégrant la dimension internationale lorsque l’on parle de politique culturelle à Marseille. À Dakar, la ville a-t-elle une politique culturelle ?
Cécile Rata : La ville de Dakar a une politique culturelle basée sur les quartiers. Puisque Dakar se divise en plusieurs communes d’arrondissements, beaucoup de travail se fait en fonction des districts. La politique culturelle sénégalaise est aussi orientée autour des quatorze régions du pays. Il y a un travail de décentralisation qui se fait par rapport à l’accompagnement des cultures traditionnelles régionales. Malheureusement, comme dans la plupart des pays africains, notamment l’Afrique de l’Ouest que je connais un peu mieux, on ne peut pas parler de politique culturelle comme on l’entend ici en France. D’une part, parce qu’il n’y a pas de véritable budget qui est mis en place. D’autre part, parce qu’il n’y a pas toute la structuration qui existe en France aujourd’hui au niveau de l’accompagnement des acteurs et des artistes.
Fabrice Lextrait : Pourrait-on faire le rapport entre cette absence ou faiblesse d’une politique culturelle sur le continent africain et celle menée à Marseille en direction de certaines disciplines et écritures que vous incarnez ?
Cécile Rata : Malheureusement, j’en ai fait le constat au bout de quinze ans. On est venu avec Mamadou Konté s’installer à Marseille pour relancer le Festival Africa Fête qui avait eu lieu à Paris et qui existe depuis vingt ans au Sénégal. On cherchait une ville qui pourrait accueillir un événement et qui serait une espèce de vitrine des cultures africaines actuelles, autour de la musique et des autres arts. On était à Dakar tous les deux et naïvement, on a tout de suite pensé à Marseille comme une ville cosmopolite, ouverte sur le monde, porte de l’Afrique, porte de l’Europe, allons-y ! Nous avons pensé que ce serait le lieu idéal pour accueillir notre événement. Quelques années après, nous nous sommes vite aperçus que finalement, il n’y avait pas l’espace qu’on avait imaginé pour accueillir les cultures africaines, les cultures issues des immigrations. Aujourd’hui, c’est un combat de tous les jours de mettre à l’honneur les cultures africaines et la richesse du continent.
Fabrice Lextrait : Comment la prochaine politique culturelle à Marseille pourrait porter des initiatives comme les vôtres ? Vous êtes essentiellement ancrée dans le champ musical, même s’il y a des transversalités ; comment est-ce que le prochain maire peut être à l’écoute d’événements comme celui que vous portez ?
Cécile Rata : En venant ! Parce que je pense que la mairie se déplace rarement dans les événements qu’on organise, que ce soit des petites soirées, le festival ou des rencontres. Ensuite, en prenant en question toutes les cultures qui sont représentées à Marseille. Notre festival concerne principalement le continent africain. Mais évidemment, il y a une multitude de cultures représentées à Marseille. Il faut mettre en avant ces cultures à travers tout le travail élaboré par les habitants au quotidien, les associations de quartier, et les échanges qui se font entre les pays et les structures marseillaises. Je pense que tout ça n’est pas assez exploité. Du coup, la mairie a tout intérêt à montrer que Marseille est une ville-monde. Lors de MP2013 ou d’autres événements comme cela, il faut montrer l’ouverture d’une Marseille cosmopolite. Finalement le grand public ne retient pas qu’il y cette richesse de diversités artistiques. En tant que deuxième ville de France, la mairie devrait se glorifier et mettre en avant la richesse de ces populations à Marseille.
Fabrice Lextrait : Il y a un projet qui est porté par le secteur économique, avec une association qui s’appelle l’Africalink et qui a comme projet de faire une maison de l’Afrique à Marseille. Au XXIe siècle, comment est-ce qu’on peut essayer de trouver un juste rapport entre les 54 pays africains et la ville de Marseille, sans être dans une situation néocoloniale ?
Cécile Rata : L’Institut de Monde Arabe à Paris montre comment il est possible de mettre en avant une institution reconnue par l’état – alors, évidemment dirigée par un français – mais en même temps, avec une ouverture sur les différentes cultures du monde arabe.
Fabrice Lextrait : Financée par les pays du Golfe ! Ce qui donne une certaine autonomie et parfois empêche de réaliser certaines choses mais qui donne aussi une autre autonomie
Cécile Rata : C’est vrai mais du coup, il y a un lieu qui est identifié. Donc, les structures qui organisent des événements autour du monde arabe peuvent au moins s’identifier auprès de ce lieu. À Marseille, si on décide d’organiser un Institut du Monde Africain ou une Maison de l’Afrique, il faut que dès le départ les associations africaines puissent s’emparer de ce lieu. Dès qu’on veut organiser un événement à Marseille, l’accès aux beaux espaces reste très difficile pour accueillir des événements dans de bonnes conditions, que ce soit en termes d’exposition, de cinéma, de théâtre, de danse, ou de musique… Je pense qu’une Maison de l’Afrique doit surtout être un endroit de rencontres, de retrouvailles, d’échanges. Nous parlons de 54 pays, oui, mais il s’agit surtout de toute une culture de l’oralité, toute une culture de traditions autour des chants, de la danse, des repas… Il faut que le lieu puisse refléter tous ces aspects et non pas quelque chose d’assez austère, qui serait très joli, très classe mais ne refléterait pas ce qu’on a envie de montrer du continent.
Fabrice Lextrait : La prochaine municipalité, lorsqu’elle analysera Africa Fête, elle analysera ce qu’elle peut faire pour un festival, pour une agence de développement, pour un centre de pratiques artistiques ?
Cécile Rata : Je ne sais pas ! On a commencé à travailler avec la mairie de Marseille en 2005. Quand on a lancé le festival, elle nous a donné 4,000 euros. Au bout de quinze ans, on a 11,000 euros. Je pense qu’il nous considère comme un petit évènement qu’ils soutiennent. On les remercie chaque année parce que cet argent nous permet d’organiser un village gratuit et d’organiser le festival. Cela ne paie pas nos salaires mais en tout cas, on investit cet argent là-dedans. Par contre, si la mairie souhaite vraiment reconnaître qu’il n’y a pas beaucoup d’événements autour des cultures africaines et de la musique africaine à Marseille, il faut qu’elle montre son soutien auprès de cette structure-là. Rien que financièrement, il faudrait nous appuyer de manière correcte parce que ça reste petit, ce serait un pas. Ensuite de nous considérer comme un lieu de création, d’échanges. Chaque année, on organise des résidences et ainsi un lien entre Marseille et le Sénégal. C’est un lien qui n’est pas beaucoup mis en avant. Marseille et Dakar sont jumelées depuis des années, il ne se passe pas énormément de choses. Je ne dis pas qu’il ne se passe rien mais les choses sont assez discrètes. Or, on est quand même une structure avec les pieds dans les deux villes. Il faut nous accompagner parce que finalement, par la force des choses, on se retrouve managers d’artistes, accompagnateurs, producteurs. Nous sommes un des rares festivals qui prenons des artistes du continent qui n’ont pas forcément de tourneurs ni de producteurs installés en Europe. Les artistes travaillent du coup avec leurs propres outils. On se retrouve donc à organiser un dossier de presse, une fiche technique, un plan de scène, des photos, sans compter les demandes de visas... Tout
cela est un accompagnement non négligeable qui prend beaucoup de temps, et qui nous fait plaisir de mettre en place. Au moins, les artistes viennent ici avec ce que nous pouvons apporter en termes de professionnalisme.
Fabrice Lextrait : Y-aurait-il un développement possible en co-développement permettant à la fois de présenter la scène de l’Afrique vivante à Marseille, de développer en Afrique de nouvelles émergences, d’exporter des talents marseillais sur le continent africain ?
Cécile Rata : C’est une évidence ! On travaille avec des artistes basés en France et en Afrique. Il y a tellement d’artistes marseillais qui rêvent de venir jouer en Afrique, qui ont un lien musical, spirituel. Ils n’ont pas forcément d’origine africaine mais ont envie de ce « retour aux sources ». Nous avons travaillé avec des Brésiliens qui rêvaient d’aller en Afrique parce qu’ils avaient le sentiment d’avoir leurs racines là-bas. Il y avait une envie de rencontrer des artistes et une culture. Donc évidemment, le codéveloppement serait le bienvenu si la ville de Marseille avait envie d’accompagner les projets de ces artistes marseillais à l’étranger et favoriser l’accueil ici. Peu importe où on habite et d’où on vient ! À un moment, il est important de sentir que les musiques qu’on met en avant sont aussi des musiques de France. Beaucoup d’artistes maintenant habitent dans plusieurs pays à la fois, ont des carrières mouvementées, et ont plusieurs groupes dans différents endroits. Ce qui est important, cest : comment la ville de Marseille, au lieu de segmenter, rassemble tout cela en montrant que toute cette diversité constitue la culture de la France.
Fabrice Lextrait : Cécile Rata, dans ces voix de la culture, chaque jour, un témoin apporte sa vision sur la question des politiques culturelles. Aujourd’hui, c’est Cédric Hamon, un frichiste qui développe un accompagnement pour de jeunes entreprises du tiers-secteur.
Cédric Hamon : Bonjour, je suis directeur d’Inter-Made. Inter-made est une association qui a pour rôle d’accompagner la création, le développement d’entreprises de l’économie sociale et solidaire. On parle d’entreprises qui visent à apporter un changement positif sur des réalités sociales et/ ou environnementales. Il y a quelques années par exemple, nous avons accompagné Enercoop Paca, qui est un producteur d’électricité renouvelable, sous forme coopérative. C’est-à-dire que lorsqu’on est client d’Enercoop, on peut aussi être copropriétaire des outils de production. On a aussi accompagné La Ruche Marseille qui est un espace de coworking dédié aux entreprises de l’économie sociale et solidaire. La Ruche Marseille n’est pas seulement un espace de coworking, c’est aussi une approche sur un meilleur ajustement entre vie personnelle et vie professionnelle. Il y a tout un tas de services qui permettent de mieux ajuster leur réalité personnelle et leur réalité professionnelle des coworkers. Il existe notamment un projet associé avec des micro-crèches. Plus récemment, on a accompagné Share-Wood, un atelier dédié aux métiers du bois, tout près de la Friche,
juste de l’autre côté de la Passerelle de Plombière. C’est un atelier qui accueille les artisans avec de l’outillage de pointe, des grosses machines pour travailler le bois. C’est un outil de production mutualisé entre une quantité d’artisans qui vont venir le matin préparer leurs pièces avant d’aller travailler sur les chantiers. Notre action vise à conduire un changement dans les écosystèmes territoriaux. Nous faisons en sorte que le tissu économique soit le plus inclusif possible pour la totalité de la population, et le plus respectueux possible de l’environnement. On accompagne exclusivement des entreprises qui portent des modèles innovants en termes de capacité à donner accès au travail et aux richesses produites à une très large partie de la population. Pour faire cela, on travaille au sein d’un écosystème avec pleins d’autres acteurs : des gens qui font du financement, des consultants, d’autres incubateurs, des pépinières. Au sein de cet écosystème, on constate qu’il y a différents courants de pensées, différentes façons d’envisager le développement économique. On pense que la culture, les acteurs culturels ont un grand rôle à jouer pour accompagner l’évolution des visions sur ce champ. Il y a un hors-série de Socialter qui va sortir au mois de mars dont Alain Damasio est le rédacteur en chef. L’idée est de construire des nouveaux imaginaires, c’est comme cela que s’appellera le hors-série. Je pense qu’on a besoin des acteurs culturels et de la production artistique en général, pour produire des nouveaux imaginaires, intégrer un maximum de monde et faire penser à la majorité de la population qu’elle a une capacité à agir, à prendre part à la construction de la cité au sens grec du terme. Aujourd’hui, on voit qu’il y a une part de la population qui aspire à participer aux prises de décision, à prendre en main son destin et ne plus être à la merci des multinationales. On a des imaginaires à construire, des partis pris à prendre et partager. J’espère que les acteurs culturels pourront se saisir de ce sujet-là, sachant qu’il y en a déjà beaucoup qui sont engagés dans cette démarche.
Fabrice Lextrait : Construire de nouveaux imaginaires…
Cécile Rata : Oui, il a bien raison ! J’ai retenu aussi qu’il parlait du besoin d’être inclusifs. Je pense que la politique marseillaise manque de cela. Il faudra aussi penser à laisser la place à tous. Il y a énormément de gens qui ont de très belles idées, de très beaux projets. À Marseille justement, il y a une force incroyable d’imaginaires de construction, qui est tout à fait intéressante et que j’apprécie en vivant ici.
Fabrice Lextrait : Mais quel est le sens et comment une ville peut soutenir des actions comme celles que vous menez dans nos sociétés européennes qui sont toutes marquées par un repli identitaire très fort ?
Cécile Rata : Justement, le repli identitaire est lié à la peur de l’autre, à la méconnaissance. À un moment donné, se retrouver dans un espace de partage, de découverte, de rencontre, facilite la lutte contre le repli sur soi. Encore aujourd’hui, j’ai espoir qu’on ne va pas tous finir avec un Coronavirus enfermé sur nous. Au contraire, on va sentir que la culture fait partie des besoins prioritaires de la même
façon qu’il faut se nourrir, dormir, se loger correctement, il faut aussi avoir accès à la culture de manière correcte. Comme on est dans une culture mondialisée, il faut qu’on puisse échanger et mieux connaître la culture de l’autre.
Fabrice Lextrait : Dans un article qui est paru sur Music in Africa, vous déclariez : « Il est indispensable de connaître la culture de l’autre, de s’intéresser à ce qui nous unit et non à ce qui nous sépare ».
Cécile Rata : C’est Mamadou Konté qui m’a appris à réfléchir comme cela. On a souvent l’impression de mettre les gens dans des cases et cela nous rassure de voir ce qui nous rassemble et ce qui nous sépare. Finalement, il y a souvent des choses qui nous rassemblent et qui ne sont peut-être pas évidentes sur le coup et on ne les met pas en avant. Alors que toutes les choses qui nous sépare, on a tendance à les stigmatiser et les mettre en avant. C’est là où les politiques, les médias sont très forts pour manipuler l’opinion publique. Alors que finalement, il y a plein de choses qui nous unissent.
Fabrice Lextrait : Fort de ces valeurs et de ces principes à Marseille, qu’est-ce qu’il faut faire pour la scène musicale que vous représentez ?
Cécile Rata : Il faut plus d’espaces, des scènes conventionnées ou soutenues. En tout cas, des scènes qui ont un peu de moyens pour accueillir des artistes dits des « musiques du monde ».
Fabrice Lextrait : C’est-à-dire, il faut faire de nouvelles salles de concert ou mieux utiliser celles qui existent ?
Cécile Rata : Il faut mieux utiliser celles qui existent. Même si on aura toujours besoin de salles de concert. Avec tout ce qui existe à Marseille, je trouve que la programmation dite « musiques du monde » n’est quand-même pas très importante par rapport à la population. Je n’ai pas dit qu’il n’y en a pas mais je trouve que par rapport à la population, elle est assez négligeable. Les artistes ont besoin surtout de jouer, ils ne demandent que ça. Quand je vois le nombre d’artistes qui nous contactent pour jouer alors qu’on est un petit festival, je me dis qu’en fait, il y a un problème entre l’offre et la demande. Il manque d’espaces pour jouer, de lieux de diffusion, de festivals, d’occasion de pouvoir jouer régulièrement. Il manque de l’accompagnement, c’est évident mais cela ne concerne pas seulement le secteur des musiques africaines. En général, il y a un manque d’accompagnement. Il y a énormément d’artistes et beaucoup de métiers qui entourent l’artiste : du manager, au producteur, au tourneur, finalement, c’est encore un parcours du combattant pour pouvoir avoir un accompagnement. Il y a beaucoup trop d’artistes par rapport aux services qu’on peut proposer. Du coup, beaucoup se débrouillent par leurs propres moyens. En plus, quand on est un artiste issu des minorités, d’origine africaine, qui n’habite pas en
France et n’a pas de structure en France, dans ces cas-là, c’est encore plus compliqué. En tant qu’association marseillaise, nous sommes là pour accompagner des artistes qui vont venir un ou deux mois en Europe à Marseille et qui vont repartir. Il reste difficile de pouvoir accueillir ces artistes dans de bonnes conditions à Marseille.
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’on fait pour qu’il y ait plus de gens de couleur dans les concerts qu’on organise et dans les vôtres aussi ?
Cécile Rata : Il faut par exemple travailler avec les associations communautaires. Alors, il y en a qui n’aiment pas utiliser ce mot mais en tout cas, ça a le mérite d’être assez clair. Ce sont des associations de droit français, implantées à Marseille dont les membres sont des gens d’origines africaines. Cela fonctionne assez bien finalement. On se met d’accord avec les associations sur quels artistes elles aimeraient inviter, ou quelles thématiques elles aimeraient aborder. Dans certains cas, il s’avère que ces associations ont l’habitude d’organiser des concerts dans des endroits spécifiques, notamment en périphérie de la ville. En effet, ces associations n’ont pas forcément accès à la Friche de la Belle de Mai ou d’autres endroits. Comme nous pouvons y avoir accès, on a commencé à travailler de cette manière avec les associations, où on se met d’accord sur la programmation. On choisit ensemble une date et un lieu. On vend la billetterie ensemble. Du coup, l’association communautaire va travailler avec ses adhérents pour vendre les billets. Nous allons également vendre les billets à une population qui va plus s’intéresser à d’autres artistes parce qu’en général, on ne fait pas un festival de têtes d’affiche. On fait un festival avec des artistes plus repérés par les français et des artistes complètement inconnus du circuit médiatique standard. La programmation est un mélange d’artistes variés qui viennent de différents milieux.
Fabrice Lextrait : Cécile Rata, la question de la démocratisation culturelle qui se pose dans les théâtres, elle se pose aussi dans des associations comme les vôtres sur la diffusion musicale ?
Cécile Rata : Oui. D’abord, nous avons des politiques tarifaires basses. Si on faisait les prix de revient, on ferait des billets de 40 ou 50 euros. Or, on essaie toujours d’avoir des politiques tarifaires très basses. On essaie aussi que ce soit familial. Donc on a souvent des événements complètement gratuits pour que les familles puissent venir. On essaie de faire en sorte que certaines personnes qui vont venir juste à un concert, vont finalement venir en découvrir un autre. Même si ça ne les concernait pas directement, ils peuvent sentir que l’ambiance est sympa et vont avoir envie de venir à d’autres concerts. Je trouve qu’on a quand même assez bien réussi ça.
Fabrice Lextrait : Dans ce travail de développement culturel dans le prochain Africa Fête, il y aura un débat passionnant entre trois intellectuels : Abdourahman Waberi, Raharimanana, Souleymane Bachir Diagne, que je vous encourage à aller voir. Cécile Rata, pour terminer cette émission comme tous les jours, la première
mesure que doit prendre le future ou la future maire de Marseille en termes de politique culturelle ?
Cécile Rata : Prendre en compte la richesse de sa diversité !
Fabrice Lextrait : Cécile Rata, merci pour cette voix de la culture !
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Lou Colombani programmatrice du Festival Parallèle et le témoin est Lee du Transat.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Lou Colombani, vous êtes fondatrice du pôle de production Parallèle à Marseille, dont vous êtes la directrice. Vous avez étudié la dramaturgie et les écritures scéniques à l’Université Aix-Marseille. Depuis plus de quinze ans, vous valorisez et défendez les pratiques artistiques émergentes. Vous avez conçu Parallèle comme un espace d’oxygénation de la pensée mais aussi comme un moyen d’apporter des réponses aux difficultés du secteur, notamment pour les jeunes artistes. Ce festival, dont la première fois était en 2006, a d’abord vu le jour sous le format d’une biennale, et s’est enrichi peu à peu d’une structure permanente. Il s’est déroulé du 24 janvier au 1er février dernier où vous fêtiez ses dix ans. Selon vous, un festival international est un outil pour décentrer les regards, ouvrir les géographies, explorer d’autres chemins et les considérer comme autant d’options possibles. Cette plateforme de production et de diffusion travaille autant au développement et à l’accompagnement de la nouvelle génération d’artistes, qu’au renouvellement du langage et du spectacle vivant. Le festival de Parallèle mélange toutes les disciplines : théâtre, danse performance, arts visuels, ou musique. Vous le dîtes vous-même : aujourd’hui, on ne se pose plus la question de la discipline, les artistes ont des pratiques mêlées qu’il faut accompagner.
Fabrice Lextrait : Lou Colombani, bonjour. Merci d’être avec nous dans ces voix de la culture pour témoigner du parcours et des engagements que vous avez. Il y a quelques semaines, nous avons pu vous entendre sur ces ondes et à la même période, vous disiez dans Ventilo : « On sent un rétrécissement, on entend beaucoup qu’il y a trop de festivals, qu’on veut du projet d’ampleur, de la grande manifestation, des choses qui fédèrent au maximum. » Vous vous inquiétez d’un populisme dans les politiques culturelles de demain ?
Lou Colombani : Je suis pour la diversité, la multiplicité, la complémentarité. Je suis pour le fait qu’on puisse accompagner et défendre des projets qui poursuivent des objectifs différents et qui se mettent au travail différemment.
Fabrice Lextrait : Dans le même article, vous pensez qu’« il faut faire confiance en l’intelligence des gens pour recevoir des formes qualitatives et exigeantes. Le divertissement fait beaucoup de mal. On est dans un moment charnière, où il y a une réelle nécessité d’une volonté politique de défendre ces endroits d’élévation de l’esprit et de l’imaginaire, qui font de nous des êtres humains. » Où peuvent-ils être ces espaces de l’esprit et de l’imaginaire ?
Lou Colombani : Je pense que l’art est le meilleur moyen d’ouvrir tous ces horizons. En effet, ces endroits sont dans des initiatives qui viennent des gens qui y consacrent
leur vie. C’est-à-dire les artistes et les gens qui décident de travailler dans ces métiers pour rendre possible la rencontre entre la création artistique et les spectateurs. Ce ne sont pas forcément des gens qui viennent du management culturel ou d’écoles de finance. Ce sont des gens qui se mettent au service de l’art. Notamment dans le tissu associatif, il existe beaucoup d’initiatives qui permettent ces percées, ces rencontres, cette ouverture du champ des possibles, de relation à l’imaginaire, au sensible, à la poésie.
Fabrice Lextrait : Mais c’est l'entertainment, le loisir, le spectacle qui prend toute la place aujourd’hui ?
Lou Colombani : Il me semble qu’on va vers cela, oui. On attend de plus en plus que les directeurs de lieux remplissent les salles. C’est beaucoup plus facile de remplir des spectacles sur une tête d’affiche, sur un nom, sur un spectacle qui aura eu une grosse couverture presse. Malheureusement, on sait très bien comment fonctionne la presse: il y a des partenariats avec opérateurs, des lieux, des agences de presse. Il y a quelque chose d’un peu biaisé là-dedans... Si on ne fait pas le travail d’amener le spectateur vers des formes plus difficiles et exigeantes, le spectateur peut développer ces réflexes. Je crois que, pire encore, on peut avoir une représentation de spectateur qui est fausse. Quand on organise des manifestations qui permettent d’aller vers des formes plus ambitieuses, audacieuses, radicales, on se rend compte de l’appétit du public. On se rend compte que le spectateur vit des moments inédits, que lui-même peut-être ne soupçonnait pas. On a besoin de ces déplacements-là parce que sinon la télévision sera toujours plus forte. Elle sera toujours meilleure que le fait de devoir sortir de chez soi pour aller dans un espace dédié aux spectacles.
Fabrice Lextrait : C’est l’émergence qui doit être accompagnée ? Ce sont d’autres formes d’écriture ? Ce serait une cellule « recherche et développement » de tout ce qui est institué ou c’est carrément une autre voie ?
Lou Colombani : En tout cas, c’est la multiplicité des voix. Ce qui est dangereux est de ne proposer qu’une seule chose, une culture monolithique. On a eu un sacré exemple avec les Césars il y a deux jours. On sent très bien qui a les moyens, qui a les outils, qui a le pouvoir. Le danger est d’étouffer des voix dissidentes qui surgissent depuis d’autres cultures. Cela me semble vraiment important.
Fabrice Lextrait : Si je dis que vous êtes producteur dans le domaine de la jeune création théâtrale ?
Lou Colombani : J’enlèverai simplement « théâtrale ». Je dirais « pluridisciplinaire ». Au départ, je viens du théâtre mais plus le temps avance, moins je me pose cette question de la discipline. C’était bien dit dans le portrait : on voit que les artistes empruntent des matériaux pour créer leur propre langage. Ils se fichent bien de savoir
si c’est de la danse, du théâtre, du numérique ou des arts visuels. Ce sont des matériaux pour amener à la formalisation d’une pensée.
Fabrice Lextrait : Qu’est-ce qu’une politique municipale nouvelle, celle du prochain mandat, peut faire pour générer, soutenir et développer cette émergence transversale?
Lou Colombani : Je crois qu’une politique volontariste se coupe de la possibilité de plein de choses. Elle doit laisser la liberté, faire confiance en des gens qui y consacrent leur vie, qui ont développé une expertise, qui sont au contact des artistes, du territoire, des spectateurs. Il faut leur faire confiance pour qu’ils développent, chacun à leur manière les outils, les moyens, les temps, les cadres, les espaces pour que ça puisse avoir lieu. Ce qui me semble le plus important est de laisser cette liberté et faire confiance à des gens qui ont toutes les compétences pour le faire. Laisser l’espace aux artistes aussi. L’artiste doit rester au cœur, au centre des politiques culturelles et justement ce ne sont peut-être pas les directeurs d’équipement qui sortent des administrations... Je remettrais volontiers les artistes au centre. Et puis, les énergies collectives aussi.
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’une politique culturelle, l’élu et l’ensemble de ses services, peut réussir à analyser et mettre en débat cette question de la jeune création artistique et la question de l’excellence que vous défendez également ? La jeune création n’est pas forcément excellente ?
Lou Colombani : Il faut laisser le temps. Il faut accompagner, c’est ce que nous faisons. Les endroits de liberté, je les relie beaucoup à la jeune génération parce qu’elle réinvente son langage, ses modèles de production, et crée des nouveaux espaces. Je crois que les horizons sont tellement bouchés qu’elle se pose même plus la question de comment y parvenir d’autres objectifs que les générations précédentes. Du coup, je vois beaucoup de liberté arriver. Comment est-ce qu’elle peut régénérer le débat pour créer ces espaces de liberté ? J’ai la sensation qu’il faut mettre à disposition des espaces et laisser les gens s’en saisir. Dans ce territoire et en France, il manque des espaces dans lesquels les jeunes peuvent développer des énergies collectives. Des espaces multiples, pluridisciplinaires dans lesquels la contradiction est possible. La responsabilité d’une politique culturelle pourrait être d’instituer, d’organiser ces lieux. Après, il faudrait laisser la place. Laisser éclore ces espaces. Nous sommes quand- même dans une société très jacobine, très élitiste, et méritoire. On a la sensation qu’il faut toujours un grand directeur ou une grande directrice à la tête d’une institution culturelle qui va composer une programmation à partir de pleins de critères. Tous ces gens-là font cela du mieux qu’ils peuvent. Il ne s’agit pas de poser un jugement là-dessus. J’ai la sensation que des espaces de liberté collective sont nécessaires. Comme a pu l’être la Friche, qui est un des projets les plus marquants à Marseille depuis de ces trente dernières années. La liberté et la force du collectif sont deux choses très importantes pour moi.
Fabrice Lextrait : « La place » ce sont des espaces ?
Lou Colombani : Ce sont des espaces, des moyens.
Fabrice Lextrait : Dans ces rencontres, on a souvent eu cette demande d’espace mais ce ne sont pas seulement des lieux de répétitions ?
Lou Colombani : Est-ce qu’on ne pourrait pas imaginer à Marseille un lieu qui soit porté, animé, vivifié par différentes personnes ? Peut-être par des gens qui sont déjà actifs dans le milieu culturel et des gens qui vont arriver. C’est beau aussi de laisser la place à l’inconnu, aux nouvelles générations qui pourraient s’en saisir avec des moyens et des outils de travail. En effet, il y a ce réel appétit du public de vivre des expériences inédites, diverses, multiples qui permettent de se questionner et qui participent au renouvellement des formes artistiques. Cela permettrait d’aller découvrir ce que propose le lieu, de se laisser surprendre par une programmation portée par différentes personnes.
Fabrice Lextrait : Qu’est-ce qu’il faut que le prochain maire fasse pour les Ateliers Jeanne Barret ?
Lou Colombani : Il faut qu’il donne les moyens !
Fabrice Lextrait : Qu’est-ce qu’ils vont être ces Ateliers ?
Lou Colombani : Ils vont être un espace production, un lieu de résidence d’artistes. L’orientation principale est vers les arts visuels. Parallèle est un des membres du projet des Ateliers Jeanne Barret. Nous allons proposer une programmation performative.
Fabrice Lextrait : 2,000 mètres carré ?
Lou Colombani : Oui, c’est un ancien entrepôt. C’est un très beau baâtiment du début du siècle dernier avec une belle charpente en béton. Des architectes sont associés au projet et ont dessiné des plans pour que les artistes puissent avoir des ateliers de travail et être équipés. Il y a également une grande nef centrale qui servira d’espace d’exposition ou de programmation performative, un espace restauration, un jardin etc.
Fabrice Lextrait : On a entendu des représentants de la politique culturelle municipale dire : on fait les travaux mais après, vous vous débrouillerez, on n’aura pas de moyens...
Lou Colombani : C’est toujours un peu la difficulté : mettre l’argent dans l’investissement du bâti alors qu’ensuite, ce type de lieux n’ont pas forcément les moyens de leur fonctionnement. Ce sera le deuxième enjeu. On travaille par phases
parce qu’on ne peut pas avoir le projet clef en main dès le départ. C’est vrai qu’il faudra trouver les moyens d’être accompagnés dans le fonctionnement de ce lieu et de faire confiance aux gens qui l’animent, soutenir sa mise en place. Nous sommes assez autonomes. On fait tout un travail en direction des habitants du quartier. Parce qu’on s’inscrit dans un quartier qui n’est pas le plus doré, où les habitants ne sont pas les plus soignés de la ville. Donc notre premier enjeu est de créer du lien avec les habitants. On ne va pas arriver en se sentant chez nous et en restant derrière nos portes claquemurées. L’idée est vraiment de faire avec les habitants. Dans le collectif, on a des urbanistes, des paysagistes, des médiateurs culturels qui sont extrêmement impliqués. Un samedi par mois, ils vont proposer un temps d’animation aux enfants. On y va tous dans la mesure du possible pour renforcer le lien avec les commerçants, les habitants, c’est notre priorité.
Fabrice Lextrait : C’est à côté de Bougainville ?
Lou Colombani : Tout à fait, dans le quartier des Crottes, juste derrière le métro Bougainville.
Fabrice Lextrait : Combien de résidents dans le quotidien de ce lieu ?
Lou Colombani : On est autour de 20-25 personnes.
Fabrice Lextrait : Lou Colombani, dans cette voix de la culture et dans le cadre des associations œuvrant pour le développement culturel, nous allons entendre un témoignage de la structure le Transat qui est représentée par un de ces militants, Lee.
Lee : Bonjour, je viens de Marseille. Je suis militant à l’association Transat, qui est une association de personnes trans à Marseille. L’association Transat a plusieurs objectifs: s’entraider entre personnes trans, favoriser l’inclusion des personnes trans dans la société, lutter contre la transphobie, et de défendre les droits de personnes trans. Plaider pour les droits afin que nos conditions de vie soient meilleures et protégées plus efficacement par la loi, ce qui aujourd’hui n’est pas encore le cas. C’est également une association qui a pour but de donner plus de visibilité aux initiatives culturelles des personnes trans, afin de valoriser la parole des personnes trans dans la société. On essaie déjà d’être présents sur toutes les initiatives culturelles à Marseille qui vont évoquer le sujet de la trans identité. On considère que la culture et les œuvres d’art sont un bon moyen d’interpeller le public sur ces questions-là. Il s’agit de sensibiliser le public et de lutter contre les préjugés qui peuvent être associés à la trans identité et qui peuvent générer la haine, les discriminations, les violences. Ensuite, on va mobiliser la culture de manière générale pour favoriser l’empowerment de ces personnes, les faire gagner en confiance et en estime d’elles-mêmes. On va se servir des médiums artistiques comme des outils pour favoriser l’expression dans d’autres contextes comme par exemple, avec l’atelier d’art- thérapie. À Marseille, je dirais qu’il
existe de nombreuses initiatives culturelles mais qu’elles ne sont pas valorisées du tout. Sur les questions intersectionnelles qui vont concerner des artistes précarisés ou d’oppression systémique, il n’y a pas du tout de visibilisation possible. Les initiatives culturelles à Marseille qui vont être valorisées relèveront toujours de la culture légitime. Pourtant Marseille est une ville précaire qui comporte des créativités énormes avec des initiatives extrêmement intéressantes, qui viennent justement des personnes les plus fragilisées dans l’inclusion sociale. C’est tout à fait paradoxal. On le ressent beaucoup. À chaque fois qu’on va être invités dans des événements culturels qui parlent de trans identité, là où on a le plus d’audience, c’est quand on participe à la culture légitime. Par exemple, un festival de cinéma espagnol ou une grande soirée au théâtre de la Criée. On n’a même pas été invitées mais on arrive à avoir de la visibilité parce qu’on se pointe comme des fleurs et qu’on profite de la vague. Quand c’est nous ou des milieux plus précarisés qui organisent des événements, nous n’avons pas ce même retentissement. Les pouvoirs publics ne font pas en sorte de nous valoriser via des subventions ou en nous approchant ou de nous invitant. Souvent on va être invitées par d’autres collectifs qui vont utiliser des moyens et une approche semblable à la nôtre. On aimerait que des acteurs un peu plus institutionnels se tournent vers nous parce qu’on est prêts à porter notre parole et monter des projets ensemble. Nous avons aussi une vocation de plaidoyer. C’est-à-dire que la lutte pour les droits doit se construire avec les pouvoirs publics. Pour l’instant, on constate que les pouvoirs publics ne sont pas trop là. On essaie péniblement d’aller les chercher mais ce n’est pas encore optimal.
Fabrice Lextrait : Lou Colombani, vous dîtes qu’un festival international est un outil pour décentrer les regards. On est en écho avec le témoignage de Lee, non ?
Lou Colombani : Tout à fait. Il y a la question géographique dans ce que je proposais au sujet des festivals internationaux mais aussi le fait d’avoir à cœur de proposer une visibilité aux cultures qui ne sont pas forcément celles qu’on voit au centre. La question des marges, de la puissance de vibration des marges m’intéresse beaucoup, ce qui est caché, enfoui, qui n’est pas sous le feu des projecteurs. C’est aussi faire entendre la voix d’autres cultures, qui n’ont pas le même point de regard que le nôtre sur le monde, qui n’ont pas la même hiérarchisation des valeurs, qui n’ont pas le même rapport à la nature, etc.
Fabrice Lextrait : Aujourd’hui vous êtes basée à Coco Velten, vous préfigurez les Ateliers Jeanne Barret, qu’est-ce que vous faites dans cet espace qui est porté dans le quartier de la porte d’Aix ?
Lou Colombani : Le projet des Ateliers Jeanne Barret est arrivé après qu’on se soit installés à Coco Velten. Je vois cela plutôt comme une complémentarité. Il ne s’agit pas d’avoir nos bureaux Parallèle aux Ateliers Jeanne Barret, qui sera un lieu de production et de résidences d’artistes. Pour notre part, nous n’aurons pas de bureaux
là-bas. L’idée c’est de rester en centre-ville, à Coco Velten et de créer ce lien avec le quartier de Bougainville et des Crottes dans lequel on aura un autre type d’activité. C’est vrai qu’à Coco, on propose aussi une programmation dans le cadre du festival ou au cours de l’année. On s’associe à des appels à projets destinés à des jeunes artistes dans le champ des arts visuels pour qu’ils proposent des projets contextuels dans le bâtiment. Coco Velten offre différent temps, des soirées variées comme les Jeudis on cause sur des questions de société, le vendredi c’est plutôt festif. On peut s’associer sur le fait de dessiner ensemble un sujet de société qu’on va mettre au débat ou sur le fait de penser une soirée festive.
Fabrice Lextrait : Cela fait partie d’un mouvement qui pourrait vraiment être démultiplié à Marseille, de nouveaux tiers-lieux, de nouveaux espaces dans lesquels on a un autre rapport à la dimension culturelle que dans les institutions ?
Lou Colombani : Je crois que chacun des quartiers de la ville devrait avoir des endroits où se rassembler, se retrouver, partager, élaborer, échanger, se confronter. La contradiction doit être une chose possible. Le consensus est assez dangereux. Ces endroits de débats, de maisons populaires mais en sortant de tout le référentiel. Réinventer des maisons populaires dans les quartiers. Proposer d’autres types de programmation culturelle. Il faut de tout ! Il faut se dire qu’une politique culturelle doit recouvrir tout le prisme. Elle ne doit pas que se concentrer que sur le haut de la pyramide.
Fabrice Lextrait : Quelle est la spécificité du rapprochement avec L’Officina, quand on voit tous les autres rapprochements qu’il y a eu depuis trois ans dans cette ville ?
Lou Colombani : Il est choisi mais on voit d’autres rapprochements choisis dans la ville comme le théâtre du Merlan, l’ancien Merlan, le ZEF avec la Gare Franche. Il est choisi et rassemble deux structures de petites tailles qui, pour pouvoir continuer à mener leurs activités, devaient se retrouver, se mettre ensemble. Deux structures de taille moyenne parce qu’on n’est pas non plus les plus petites associations, ce serait indécent de le dire comme ça même si on est encore très fragiles. Donc c’est se fédérer, mettre en commun une équipe pour pouvoir continuer à recouvrir, représenter et travailler à ce maillon de la chaine. C’est aussi une union de valeurs et de manières de travailler, de relations aux artistes. Il y a une dimension politique au fait de s’être rapproché tous les deux. Cela permettait de survivre.
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’un maire peut interpréter, analyser, prendre en compte le fait que l’activité de votre structure c’est 40% à Marseille et le reste de partout ?
Lou Colombani : Je n’ai pas étudié le pourcentage mais c’est vrai que notre camp de base est à Marseille, où on inscrit beaucoup de nos activités. En même temps, on le
relie toujours vers l’extérieur. Cela me semble nécessaire pour continuer d’oxygéner le territoire. C’est pour le bienfait de ce territoire qu’il faut aller voir ailleurs, inviter des gens qui viennent d’ailleurs et qui amènent ici un autre regard. C’est aussi au service des artistes d’ici. C’est parce qu’on crée des liens ailleurs qu’on va pouvoir amener les artistes d’ici ailleurs. On n’est pas une société d’export. On ne cherche pas à tout prix à amener notre marchandise à l’extérieur. On crée des relations de réciprocité. Pour pouvoir emmener les artistes d’ici au niveau national et international, il faut être dans des relations authentiques et sincères avec nos partenaires. S’ils ont la sensation que la conclusion de la discussion sera de leur refourguer notre marchandise, ça ne peut pas marcher. Je pense qu’il faut voir cela comme un équilibre de projets qui ne peut pas fonctionner autrement que comme cela.
Fabrice Lextrait : Pour une municipalité, il faut développer jusqu’où et comment ? Par exemple, les ateliers de regard critique que vous mettez en place à destination des jeunes scolarisés
Lou Colombani : Jusqu’où et comment, c’est-à-dire en direction de la jeunesse par exemple ? Cela me semble essentiel. Ces ateliers n’ont pas objet de devenir un critique dans le sens où on est à un buffet, on goutte et on dit si c’est bon ou mauvais. Pour moi, c’est un projet de société. C’est-à-dire de développer le regard critique notamment chez les jeunes générations qui sont beaucoup plus intelligentes et qui ont beaucoup plus de discernement que ce qu’on nous raconte sur eux. En tout cas, dans une société où le rapport à l’image est très fort, où il est difficile de garder du recul sur l’image car nous sommes assaillis sans cesse. L’œil est boulimique. Tout ce qui passe sous les yeux entre assez fort dans la perception et la mémoire. Quand je reçois une information ; qu’est-ce qu’elle me fait, comment je la traite, comment la mettre en débat et en partage ? Écouter ce que les autres pensent de cette image peut également déplacer sa propre perception. C’est un enjeu de société !
Fabrice Lextrait : Dans les écoles primaires c’est possible ?
Lou Colombani : Absolument !
Fabrice Lextrait : Il faut le faire dans toutes les écoles ?
Lou Colombani : Il faut maintenir le regard et l’esprit critique à tout âge
Fabrice Lextrait : Il faut le faire dans toutes les classes ?
Lou Colombani : Il faut le faire dans toutes les classes. Il faut le faire à tous les âges, y compris auprès des actifs. Après, on est quand-même un peu sur nos rails : métro, boulot, dodo. Donc, oui je pense que c’est important pour tout le monde.
Fabrice Lextrait : Lou Colombani, pour conclure, la première mesure du maire de Marseille en termes de politique culturelle ?
Lou Colombani : La première action : réunir tout le monde et entendre tout le monde. La première mesure : développer des moyens qui donnent la liberté aux acteurs de faire leur travail, sans intervenir dans la manière dont ils le font.
Fabrice Lextrait : Lou Colombani, merci pour cette voix de la culture.
"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Caty Avram de Générik Vapeur et le témoin Pierre Olivier Delino, directeur de La Fraternité Belle de Mai.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Caty Avram, vous avez mille casquettes bien qu’aujourd’hui vous venez sans couvre-chef, vous vous définissez en tant qu’enfant du monde. Vous avez beaucoup voyagé en France et à l’étranger durant votre vie, dés 1973 avec l’Inde. Vous avez fait des études en sociologie avant d’intégrer la compagnie Zéro de Conduite pendant huit ans où vous avez découvert et pratiqué la performance dans la rue en tant que chanteuse par exemple. Vous êtes auteure de paysages imaginaires sur des territoires mis en commun, cantatrice rock dans l’espace public et génétiquement rebelle dans l’art et philosophe de formation. Vous êtes partie prenante de toutes les initiatives pour la transmission de l’art en tout genre et du théâtre de la rue en particulier. En 1983, vous rencontrez Pierre Berthelot dans les rues d’Avignon avec qui vous avez monté la compagnie Générik Vapeur qui existe depuis 37 ans. Trafic d’acteurs et d’engins, mélanges de tous les types de théâtres, des objets du quotidien pour en faire des objets théâtraux, votre crédo est de mettre la culture dans la rue. En 1986, vous arrivez à Marseille, ville pour laquelle vous avez eu un coup de foudre et dont vous avez occupé les anciens abattoirs pendant 22 ans avant de participer à la fondation avec Michel Crespin et Pierre Berthelot de la Cité des arts de la rue, point névralgique au nord de Marseille. Vous êtes membre active du conseil d’administration de l'association Ilotopie-Citron Jaune, fabrique de rue à Port St Louis du Rhône, depuis sa création. Vous vous intéressez au langage sous toutes ses formes pour écrire des mythes contemporains, dessiner et faire vivre en images les personnages du tout monde. Vous permettez l’émancipation de chacun par votre pratique de la voix pour créer un mesclun de son, du brouhaha, du vivant.
Fabrice Lextrait : Merci Sarah Bourcier. Bonjour Caty Avram, merci d’être avec nous aujourd’hui pour cette voix de la culture et je dois vous avouer que, depuis un peu plus de 20 émissions que l’on a ouvertes avec Philippe Foulquié, on n’a jamais parlé d’un sujet : l’extrême droite. Je vais commencer avec vous. En 1995 et 1997, vous avez été parmi les artistes qui ont manifesté lorsque Bruno Mégret du Front National, s’est présenté à Vitrolles et dont la femme a fini par être élue en 1997. On en est où aujourd’hui dans ce rapport à une extrême, qui à l’époque avait fait son meilleur score avec 43% à Vitrolles et qui demain pourra peut-être dans certains quartiers de Marseille être encore extrêmement présente ?
Caty Avram : On attaque très fort. Ce qui s’est passé à Vitrolles dans ces années là, c'est le démantèlement d'un réseau d'expressions culturelles diverses et plurielles ; un tissu associatif décimé… En 2008, Karwan avait initié un projet : La folle Histoire des Arts de la Rue sur plusieurs communes et nous avait programmé…
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Fabrice Lextrait: Karwan qui est une des structures qui travaille sur le territoire, la diffusion…
Caty Avram : Oui, Habitants de la Cité des Arts de la rue, dans laquelle nous sommes actuellement 10 structures (Lieux Publics, Générik Vapeur, Sud Side, Lézarap'Arts Karwan, FAI-AR, Bureau des Guides, Ex Nihilo, Gena, Apcar). Nous avions donc été à Vitrolles ; et confrontés aux dégâts légués par ce passé extrême et le maire de Vitrolles dont j’ai oublié le nom…
Fabrice Lextrait : Monsieur Anglade.
Caty Avram : Oui, il essayait de sortir de ce piège de l’histoire en stimulant plein de démarches culturelles dans cette ville marquée à tout jamais… Cette peur du FN, qui devant les urnes, nous fait mettre un bulletin pour un candidat avec lequel nous ne sommes pas du tout en accord… Pour ces municipales à venir; faire barrage ? « Nous » ne le ferons pas. La mairie, il faudrait la gagner par un juste programme. La peur du FN ne sera plus suffisante. Quant à la politique culturelle, certains quartiers sont abandonnés depuis trop longtemps… On valorise certaines équipes confirmées et on ignore complètement les quartiers, les gens qui ont besoin de développer leur culture. Il y a des propositions esquivées, des espaces qui sont laissés à l’abandon ou qui ne seront jamais attribués... Nous ne pouvons pas être simples témoins de ça ; sans rien dire. Sur certains événements, nous obtenons des moyens pour faire nos projets et ainsi, impliquer des habitants ; mais j’aimerais que d’autres gens des quartiers nords puissent monter les leurs et dire ce qu'ils ont à dire ; je prends cet exemple car je suis complètement implantée là-bas, par choix. Dans trop de domaines, il y a une humiliation permanente et une indifférence qui produisent de la violence en puissance. Pour revenir à Vitrolles ; Pierre Berthelot avait beaucoup pratiqué Font Blanche, un lieu de création très actif dans les années 80 avant le drame politique ; sans oublier le Sousmarin. Avant les dernières présidentielles ; j'étais allée au théâtre des Bouffes du Nord pour assister aux « Etats Généreux de la Culture. » La, des auteures ; des poètes, des acteurs, des metteurs en scènes, des philosophes et des journalistes présentaient des textes ou des analyses… Finalement pour conseiller et convaincre de voter pour le président actuel. Je me suis dit : quelle arnaque ! Comment peut-on instrumentaliser l’art, simplement pour contraindre.
Fabrice Lextrait : Que faut-il faire justement, pour que ces votes de réaction parfois extrémistes, ne soient pas là ? Vous disiez : « il faut donner plus de moyens au gens des quartiers pour faire des choses qui leur appartiennent » ?
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Caty Avram : Oui, et de fait ils se sentiraient pris en compte et concernés par les élections. Ayons conscience qu’il y a une culture qui est légale, légitime et qu'il est considéré que tous les gens doivent adhérer à ce qui a été défini comme dénominateur commun : la culture, c’est ça. Pour la lecture, il faut lire ceci et cela. Les démarches culturelles : il faut aller au théâtre, au concert, aux expos, au musée. À quel moment at-il été défini démocratiquement que c’était seulement ça, la culture ? Moi, je pratique tout ça… j’avoue ; mais j'apprécie beaucoup d'autres choses. Une fois, j’étais à une rencontre de textes d’auteurs sur l’Algérie et on m’a dit : « Ah mais qu’est-ce que tu fais là ? » Cela voulait dire : ton circuit, c’est le théâtre de rue, tu t’intéresses aux auteurs algériens ? Ce que je veux dire c’est qu’il faut regarder ce que font et demandent les gens et qu’on puisse donner des cartes blanches à des personnes ou groupes sans se méfier d’eux, ni avoir peur de tout. Ce n’est pas en voulant se protéger et en mettant les gens dans un canal qui est la culture d’état, légale, (très belle aussi) que les gens seront heureux… et concernés.
Fabrice Lextrait : C’est-à-dire pas forcément des bibliothèques, pas forcément des théâtres, pas forcément des SMAK…
Caty Avram : Exactement. Tout ça on l’a et c’est très bien …
Fabrice Lextrait : On ne l’a pas vraiment dans les quartiers nord…
Caty Avram : C'est vrai mais il faut arrêter de bâtir des « monastères ». Il faut que l’on change complètement de rythme. C’est pour cela que j’adore le théâtre de rue, qui permet de rassembler des gens, une foule. La foule hors situation de guerre bien sur, la foule en manifestation, la foule en fête, la foule dans les événements artistiques, c’est merveilleux ! Si on revient sur les bibliothèques, c’est bien d’avoir l’Alcazar. Quant aux horaires, on se demande si tout le monde est chômeur ou à la retraite ! À la cité de la musique, la même chose, ce n’est pas assez souvent ouvert. Les gens ont besoin d'y aller quand ils peuvent et quand ils veulent ; comme un lieu ouvert sur la vie. Enfin, j’extrapole… Fabrice Lextrait : Il y en a une qui va ouvrir au plan d’Aou ?
Caty Avram : C’est bien ! Enfin on va voir… À Brest, il y a une bibliothèque, une médiathèque qui s’appelle les Capucins. C’est un grand lieu transgénérationnel.Vous y arrivez et vous dîtes : c’est pas vrai, c'est possible ! Il y a des toboggans, les mômes montent et descendent. Les parents sont assis et peuvent lire. Il y a des installations et des structures ludiques ; des espaces ouverts, des passerelles. Des jeunes regardent des films ; d'autres pratiquent le multimédias, ou feuillettent des BD, observent des visuels grands formats ; dans un brouhaha chaleureux et des casques sont à disposition un
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peu partout pour les rêveurs en quête de silence. St Antoine ; c'était un quartier vivant, qui a été obligé de devenir sournois pour survivre... Si la médiathèque Salim Hatubou pouvait modifier la donne, les habitants en seront ravis.
Fabrice Lextrait : Caty Avram, c’est ce qu’il faut faire aussi à la Cité des arts de la rue ?
Caty Avram : La Cité des arts de la rue est un lieu de création et de développement. Ce sont des ateliers. Lire à la Cité des arts de la rue ? Oui, c'est possible, on peut. Il y a des espaces extérieurs et intérieurs mais le mieux serait de participer avec Générik Vapeur à l'inauguration de la médiathèque, en impliquant des jeunes et moins jeunes à l'écriture d'un projet. Pour préparer une participation à la mise en espace et à la mise en scène de l'ouverture, en s'appuyant sur les autres structures de la Cité des Arts de la Rue pour faire rayonner ce nouveau lieu ; avec leur accord.
Fabrice Lextrait : Pas une médiathèque mais un endroit dans lequel le public partage… Il y a déjà quelques dimanches qui se sont déjà faits ainsi, mais il n’y a pas véritablement les moyens pour que ce lieu de fabrique et de travail puisse accueillir du public
Caty Avram : Oui les « Dimanche aux Aygalades », le 1er dimanche de chaque mois, on accueille les publics. Nos partenaires institutionnels nous talonnent pour qu’on fasse plus. Jean-Sébastien Steil, le président, travaille très bien dans ce sens et avec toutes les structures et la coordinatrice de l’APCAR, nous prenons en compte cette demande, tout en sachant qu’il y a 24 heures par jour, qu'il faudrait donc des emplois supplémentaires, des budgets supplémentaires… Nous voulons bien faire du nonstop, mais avec des moyens spécifiques.
Fabrice Lextrait : Ce qui est intéressant pour les auditeurs qui ne connaissent pas forcément toutes les histoires, c’est que le parcours de Générik et d’autres structures comme celle des arts plastiques, ont commencé dans une autre friche qui était les abattoirs de Marseille où est maintenant installée l’école de la seconde chance. C’est également cette démarche qui a permis qu’en 2013 soit fondée cette Cité des arts de la rue qui est un des centres les plus importants en France dédiés à ces formes d’expressions artistiques …
Caty Avram : Oui, l'idée des partenaires étaient de redynamiser le quartier Aygalades - Créneaux par notre implantation ; et que nous inventions un site à l'échelle des créations du secteur des arts de la rue; des villes et des espaces que nous rencontrons ; pour des propositions atypiques. Ensuite on a fait des émules… À Séoul il y a un lieu qui s’appelle le Centre de création des arts de la rue de Séoul (SSACC). Les coréens sont venus en France dans les festivals de rue, en Champagne à Furies, Sotteville,
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Aurillac, Châlons ; Garges ; Cergy, Brest, Libourne, Ax-les-Thermes. À Marseille, ils ont repérés les équipes, et nous ont fait venir en Corée en spectacle et pour des workshops. Ils ont visionné tout ça et ils ont recréé l’équivalent de la Cité des arts de la rue à Séoul avec leurs différences évidemment. Nous souhaitions laisser un lieu pérenne Arts de la Rue dédié à l'Espace public, s’implanter sur une ville dans un échange. Avec Générik Vapeur, nous avons toujours défendu la compagnie, notre couleur artistique, le fait d'être en collectif. C’est essentiel, mais de plus en plus difficile car les institutions, les partenaires poussent à faire un pôle de production où les gens viennent quand il y a un contrat et de l’argent. Nous résistons à ça, en pensant que le collectif est vraiment la base d’une certaine forme de résistance à un monde que nous n'avons pas envie de voir se développer plus. Je ne veux pas perdre le fil de ce que tu me demandais Fabrice… À la cité des arts de la rue, il y a donc plusieurs structures qui sont prêtent à monter en puissance. C’est ce que l’on fait les dimanches maintenant aux Aygalades, avec le marché organisé avec la cité de l’agriculture. On a compris que nous ne pouvions pas tout faire nous-mêmes. Donc chaque structure participe vraiment à ce développement. Par ailleurs, il faut arrêter de culpabiliser la création, qui est le fondement de notre lieu. Nous , artistes, avons besoin de créer des spectacles, de les jouer partout mais aussi dans notre ville ; avec le désir d'être « un service public ».
Fabrice Lextrait : Caty Avram, qu’est-ce doivent faire Générik et les structures qui sont à la Cité des Arts de la Rue dans le quartier ? Quels liens avec les différentes forces de la société civile peuvent se créer pour s’emparer de la question culturelle comme avec la Folle Histoire de Fous?
Caty Avram : Certains politiques nous disent que nous sommes dans l’entre soi. Ce n’est pas vrai, et j’ose le dire… Des gens du quartier nous ont dit : « c’est quoi ce truc, le portail et tout ». Avec Pierre, nous avons répondu : proposez et venez réaliser votre projet. Le lieu existe et a été réalisé avec de l'argent public pour développer des aventures sociales. Ils nous ont donc proposé la Folle Histoire de Fous qui est en train de se préparer maintenant (annulée à ce jour à cause du COVID-19). Tous les mois, il y a une réunion des personnes qui constituent un collectif citoyen, réunissant des gens de différents milieux, de centres sociaux, de différentes professions, des profs, des soignants, des soignés, et des personnes civiles. Avec Pierre, nous incarnons l’artistique sans que ce soit toujours facile, face aux difficultés rencontrées sur le terrain. Cette Folle Histoire de Fous rassemble autour de questionnements sur la santé mentale et l'incidence du social ; et questionne les propositions d'un collectif, réunissant des repas accessibles, des moments festifs et des débats de fond avec des gens qui vont oser échanger. Le thème prévu est : santé mentale et discriminations.
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Fabrice Lextrait : Une démarche artistique que vous avez avec Générik et un lieu comme la Cité des arts de la rue permet cet autre rapport à la société civile, aux populations, pas seulement comme des spectateurs ou parfois même dans certains lieux culturels, comme des clients.
Caty Avram : En 2019, nous avons rejoint le collectif du 5 novembre de la rue d'Aubagne ; en mai, juin, juillet, et là il était évident pour nous de se rendre sur place et de proposer dans cette rue des petits modules artistiques en soutien à tous ceux qui se battent pour la survie et leur habitat. La Cité est un lieu ouvert à toutes les populations, à tous les publics et à beaucoup d’artistes. Dès que nous ne sommes pas en action sur le site, Générik Vapeur, nous prêtons le lieu à des jeunes compagnies ou à des petites structures et on s’aperçoit que la demande est énorme. En général, ce sont des rencontres de personnes et/ou des rencontres artistiques des coups de cœur humains, des aventures culturelles.
Fabrice Lextrait : Sur l’année dernière par exemple, Générik a accueilli Ex Nihilo, Les Têtes-Bêches, la compagnie Bonjour Désordre…
Caty Avram : Oui, ce sont les 36 du mois, événements hors format ou des expérimentations. Le 25 octobre a eu lieu une nuit entière de musique avec d'excellents groupes rock de Marseille, des artistes aériens sur la façade à l'extérieur. Les Génériks avaient proposé un espace scénographié et des personnages dedans dehors. Fabrice Lextrait : C’est-à-dire que les lieux de travail comme le vôtre, sont aussi des lieux qui peuvent servir de lieux de fabrication et de répétition à d’autres artistes mais aussi de lieux de rencontres avec du public…
Caty Avram : Tout à fait mais au moment de la construction de ce lieu, la Cité des arts de la rue n’avait pas un budget assez important pour que les architectes puissent valider les mesures d’Établissement Recevant du Public, donc on a eu la structure. Ensuite selon le budget, les structures choisissaient de mettre le chauffage ou pas, la clim ou pas. Générik Vapeur n'était donc pas censé recevoir du public puisque nous donnons des rendez dans la rue aux populations sur des propositions artistiques. Notre espace était plutôt un lieu de fabrique. Maintenant, en restructuration, nous reconsidérons notre présence sur le territoire, revisitons toutes ces questions pour pouvoir aussi accueillir à l'intérieur. Ce que font déjà la plupart des autres structures.
Fabrice Lextrait : Caty, je vous propose un témoignage qui vient de l’éducation populaire. On va à la fraternité Belle de Mai avec Pierre-Olivier Dolino
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Pierre-Olivier Dolino : Je suis pasteur et directeur de la fraternité de la Belle de Mai. Je dirige cette maison que l’on appelle une fraternité car c’est un lieu typique qui fait à la fois du social, du politique et du religieux sans être ni une église, ni un parti politique, ni un centre social. On essaie de mêler un peu tout ça. C’est un lieu d’éducation populaire où on fait des activités socio-culturelles, d’émancipation individuelle et de solidarité collective. Ça existe depuis 140 ans à Marseille, que l’on a fêtés l’an dernier. On est dans ces locaux depuis 70 ans mais ça fait longtemps qu’on est dans ce quartier de la Belle de Mai. On fait aussi bien des activités d’éducation avec notamment un centre de loisir pour une quarantaine d’enfants les mercredis, les vacances et les ados le samedi. On fait des activités de formation : apprentissage du français pour les migrants, des cours d’informatique, des activités sociales d’accès au droits avec différentes associations, des permanences d’écrivains publics, de loisirs comme le jardinage, la mosaïque, les ateliers d’esthétiques, des activités de solidarité comme la braderie où on redistribue des vêtements, des activités de convivialité pour permettre aux gens d’échanger et de se retrouver avec notamment des repas les mardis et les jeudis. Des repas à 3 euros ouverts à tous les habitants du quartier. On a des balades culturelles, des sorties culturelles… Tout ce qui permet l’échange et la rencontre, l’idée est d’accueillir tout le monde pour permettre aux gens de créer des solidarités et de trouver la voie pour s’épanouir. La culture est un média qui permet aux gens d’exprimer qui ils sont, de se médiatiser, de prendre de la distance par rapport à leur vécu, de se mettre en dialogue avec les autres. Il y a la culture populaire dont nous sommes porteurs les uns et les autres. On essaie aussi que la fraternité soit un lieu qui permette d’exprimer ses talents. À l’occasion des 140 ans de la fraternité, on a voulu mettre en avant la diversité de nos cultures et de nos parcours comme une richesse. Certains le voit des fois comme des lieux de concurrence, voire de prise de pouvoir des uns sur les autres. Mais nous croyons que c’est quelque chose qui, au contraire, peut nous enrichir. On a voulu à cette occasion que les gens puissent exprimer leur culture d’origine parce qu’il y a 140 personnes qui viennent notamment pour des cours de français chaque année. Cela représente près d’une trentaine de pays et de nationalités différentes. À cette occasion, on a voulu à travers la langue, les parcours, la cuisine, l’image, permettre aux gens d’exprimer leur propre rapport à la culture. Cela fait 140 ans qu’on exerce ce projet de fraternité, on espère pouvoir le mener encore 140 et peut-être plus. Le triptyque de la fraternité, c’est la dimension politique, la dimension sociale et la dimension spirituelle. En fait, la culture est quelque chose de transversal à toute ces dimensions. Je pense que c’est vraiment un bon outil pour permettre aux gens d’exprimer ce qu’ils sont, d’exprimer leurs revendications, d’exprimer leur manière d’être au monde. J’espère qu’on va pouvoir développer ce rapport à la culture dans les années qui viennent grâce au travail des partenaires et puis peut-être à certains dispositifs. Nous commençons à nous mettre un petite peu sur des appels à projets qui nous permettront peut-être de trouver des financements et de devenir nous-même porteurs de projets avec les partenaires. Peut-être
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qu’effectivement, avec la nouvelle municipalité, les choses vont bouger, c’est ce qu’on peut espérer.
Fabrice Lextrait : Caty Avram le théâtre de rue comme un transport en commun ?
Caty Avram : C’est tout à fait ça ! L’idée de départ, la fluidité, que les gens se mélangent, en liberté ; autour du sens proposé. Que les gens se rencontrent dans ce transport en commun qu'est la rue. Dans la rue, personne n’est obligé de rester même si c’est mieux, c'est le propos ou l'image qui retient ; tous les milieux sociaux peuvent se trouver là, tous profils. En Afrique, les gens étaient déjà dans la rue avant que nous arrivions avec un spectacle. Marseille pourrait être ça aussi. Le transport en commun avec les us et coutumes ou les moments singuliers qui peuvent se côtoyer, se mélanger sans peur des uns des autres, partager pendant un moment. On l'a vu en 2013, j’avais sauté de joie en entendant que Marseille était capitale de la culture. Ke m’étais dit : on va s’en sortir ! Bon, ça n’a pas été ce qu’on imaginait parce que plein de gens sont restés en rade. MP13 ignorait au début notre compagnie Marseillaise, avec Pierre Berthelot, nous sous sommes battus pour réclamer une présence artistique, comme on l'avait fait quelques années plus tôt pour les territoires de l’art à propos des friches devenues culturelles. On avait dû dire : ici existe les arts de la rue, les arts dans l’espace public, à Marseille !
Fabrice Lextrait : Vous dites d’ailleurs que l’art de la rue est pince-monseigneur des territoires de l’art.
Caty Avram : Oui pour ouvrir, malgré les blocages... Et prendre des risques ; cette phrase là, c'est Pierre Berthelot qui l'a écrite. Souvent nous co-écrivons et signons du nom de la compagnie. Les autres personnes prennent une part artistique. Nous sommes un collectif d’une quinzaine de personnes qui sont intermittents du spectacle, petite dédicace ! Nous donnons 100% de temps pour faire des projets artistiques et toutes les tâches que cela implique.
Fabrice Lextrait : On parlait des lacunes de 2013, mais aujourd’hui, alors que cette Cité des arts de la rue existe à Marseille, on est encore sur un territoire où finalement ces pratiques sont peu répandues et peu développées.
Caty Avram : Ce que je regrette depuis qu’on a fabriqué la Cité des arts de la rue, c’est qu’on ne nous fasse pas confiance pour créer un grand festival des arts de la rue, un festival méditerranéen. On pourrait montrer ce qui se fait sur le territoire, dans les rues, les paysages, ailleurs en France et dans les pays en méditerranée. On est quand même face à face, il y a des auteurs merveilleux, des équipes. Je pensais à Mustapha Benfodil qui invente avec la littérature et qui est venu à Marseille provoquer des rencontres.
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Pourquoi ne pas mettre en valeur le climat les espaces ? Il faudrait se servir de la nuit comme lieu de rencontres. Nous avons un atout incroyable, la diversité des populations de Marseille, alors tentons de poser le regard vers le haut. Fabrice Lextrait : Le prochain maire de Marseille, qu’est-ce qu’il peut faire pour la cascade ?
Caty Avram : Pour la cascade (rires) ! Il pourrait y venir après son élection, à un piquenique avec des gens du quartier pour rêver de passerelles entre le nord et le sud de la Ville.
Fabrice Lextrait : Pour ceux qui ne sont pas encore allés à la Cité des arts de la rue ou qui ne sont pas encore allés jardiner dans cet espace qui jouxte maintenant la cascade, la cascade est un endroit absolument singulier et exceptionnel qui est situé à la Cité des arts de la rue.
Caty Avram : Je fais un grand clin d’œil à Aude Vandenbrouck et à toute la bande qui s’occupe vraiment de ce chantier à l’APCAR. Il y a un groupe de jeunes qui sont sur ce projet actif. Il sont appelés « les cascadeurs », et accompagnés par des intervenants sculpteurs, jardiniers, ils aménagent, font les travaux paysagers ou d'aménagement des trajets possibles, pour que les gens puissent venir sans danger. Le boulot qui a déjà été fait permet des rencontres sur l'écologie les paysage, l'histoire des lieux de l'eau. À ce jour, des journées spéciales ou des rendez-vous spécifiques sont possibles. La mairie doit faciliter le gros œuvre ; mettre à disposition les engins les matériaux, pour nous permettre de réenchanter ce paysage et permettre aux Marseillais de s'y balader.
Fabrice Lextrait : Caty Avram, la première mesure du maire de Marseille ?
Caty Avram : Contrer la pauvreté est, pour moi, la première mesure d'urgence ; et ramener une justice sociale. Mais si je reste sur le plan culturel, il faut ouvrir , écouter tous les gens qui font et ne pas les laisser sur le bas-côté. Avant de refaire des lieux qui vont coûter très cher, il faut voir où se passent les choses. Garder ce qui existe déjà. Il faudrait soutenir les gens qui se battent dans les interstices, les aider à développer. Aider les associations à exprimer leurs savoirs faire. Réhabiliter l'usage de la Place Publique. Qu’il y ait plus de musiques à Marseille. La politique culturelle ne prend pas en compte les relations possibles à la mer ; comme matière artistique potentielle .
Fabrice Lextrait : Merci Caty Avram pour cette voix de la culture
Caty Avram : Et merci à tous mes complices de la Cité des arts de la rue à Générik Vapeur, à Fabrice Lextrait et à Radio Grenouille
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