"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invité du jour est Thierry Fabre, écrivain, journaliste et organisateur des "Rencontres d'Averroès" et le témoin Abdrrahim Bouzelmate, écrivain et professeur de français.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Thierry Fabre, vous êtes essayiste, chercheur et commissaire d’exposition. Dans votre travail, vous œuvrez à la promotion d’une pensée sur et en Méditerranée. Vous avez été conseiller d’Edgard Pisani à l’Institut du monde arabe. Créateur du magazine Qantara, vous avez été rédacteur en chef de la revue La pensée de midi, créée avec Jean-Claude Izzo, qui a été publiée entre 2000 et 2011. Vous êtes fondateur et concepteur des Rencontres d’Averroès qui se tiennent chaque année à Marseille depuis 1994. Vous venez par ailleurs de publier le volume 1 de La Fabrique de Méditerranée en 2019 aux éditions Arnaud Bizalion. Vous êtes notamment l’auteur de Traversées, et de Éloge de la pensée de midi, parus chez Actes Sud et d’une série de livres sur « Les Représentations de la Méditerranée », ainsi que de nombreux livres collectifs et articles sur les questions méditerranéennes. Vous êtes membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Vous avez dirigé la collection « Bleu » chez Actes Sud. Vous avez été le commissaire général de l’exposition inaugurale du Mucem : « Le Noir et le Bleu. Un rêve méditerranéen » puis de l’exposition « Traces. Fragments d’une Tunisie contemporaine ». Vous avez aussi animé une émission de radio « Aux Rendez-vous de Midi » sur les ondes de Radio Grenouille jusqu’en 2007. Vous avez également été coordinateur scientifique du réseau d’excellence des centres de recherche de sciences humaines en Méditerranée à la maison méditerranéenne des sciences de l’homme à Aix en Provence. Entre 2010 et 2016, vous avez été directeur du développement culturel et des relations internationales du Mucem à Marseille et un des concepteurs de son projet. Vous êtes actuellement directeur du programme Méditerranée de l’IMéRA, Institut d’études avancées d’Aix-Marseille Université.
Fabrice Lextrait : Thierry Fabre, bonjour. Merci d’être avec nous dans ces voix de la culture pour témoigner de ce que pourrait être une politique culturelle dans cette ville. En 2019, vous avez réalisé la 26ième édition de ces Rencontres d’Averroès qui sont devenues un rendez-vous incontournable de notre vie culturelle. La première question que je voulais vous poser c’était en quoi une politique culturelle municipale pouvait contribuer à répondre à la citation que vous faisiez justement en ouverture de programme de ces Rencontres d’Averroés. Une citation qui était : « Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger, c’est l’ennemi ». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. »
Thierry Fabre : C’est une citation d’un des grands textes de Primo Levi qui a été dans les camps, Si c’est un homme. Penser une politique culturelle à l’échelle d’une Cité,
j’aime mieux l’idée de Cité que de municipalité, c’est une invitation à s’ouvrir sur le monde. Eh bien, ce rapport à l’étranger, à l’ailleurs, me semble être une des dimensions fondatrices. Une des façons de parler de Marseille à mes yeux parmi les plus intéressantes est celle d’un écrivain qui dit : « Marseille appartient à (celui) qui vient du large », il s’agit de Blaise Cendrars dans L’Homme foudroyé. Ce qui m’inquiète c’est tous ceux qui refusent le grand large et veulent s’enfermer derrière les collines de Marseille dans un espèce de « provençalisme » rétrospectif que je crois très dangereux. On a parlé de cette revue La pensée de midi dont le premier numéro qu’on avait imaginé avec Jean-Claude Izzo et bien d’autres, Bruno Etienne, Emile Témine, qui ne sont malheureusement plus parmi nous aujourd’hui, ça s’appelait « Provence-Méditerranée, Les territoires de l’appartenance », parce qu’on était exactement en 2000 au moment où il y a eu Vitrolles, Marignane, Toulon, Orange aux mains du Front National, ce moment où le provençalisme est devenu si marquant. Souvenez-vous de Vitrolles en Provence, selon Bruno Mégret. Ces idées-là, vingt ans après, elles n’ont pas régressé bien au contraire, elles ont progressé, elles ont avancé, elles sont presque devenues légitimes, et volontiers recyclées par certains élus républicains. C’est à dire que les passions identitaires, cette façon de construire le rapport à la Cité dans la coupure, le rejet, le repli, dans une vision qui associe régionalisme et nationalisme est devenu quelque chose comme un lieu commun et cela m’inquiète beaucoup… Donc la référence à Primo Levi, c’est une façon de dire : les étrangers sont parmi nous, les étrangers qui ont fondé Marseille depuis Gyptis et Protis. Cette ville est faite de cette multiplicité constitutive. Je crois que ce sens du divers, ce rapport à l’ailleurs, cette quête du grand large me parait être un territoire symbolique à partir duquel il est possible de fonder une politique culturelle, non pas dans le repli identitaire, non pas en opposant Provence et Méditerranée. Au contraire, en créant un véritable trait d’union entre ces territoires symboliques. La Provence, ce qu’on montrait très bien dans ce numéro de La pensée de midi, ne fut grande, que lorsqu’ elle a été reliée au monde. Le grand moment de la culture provençale, ce qu’expliquait justement un historien comme Lévi-Provençal, c’est le moment des troubadours. Or les troubadours n’existent pas sans le lien avec la culture judéo-arabe d’Andalousie. C’est exactement l’inverse de la pensée maurassienne, identitaire. N’oublions pas que Maurras vient de Martigues, et aujourd’hui il irrigue encore bien des visions, bien des propos nationalistes. Les Rencontres d’Averroès sont à l’exact opposé d’une telle vision, c’est un lieu justement pour « Penser la Méditerranée des deux rives » et c’est un lieu de pensée qui a trouvé sa place à Marseille, en touchant un large public, plus de 5000 personnes y assistent en trois jours. C’est un des lieux où cette ville se reconnaît dans sa dimension méditerranéenne. Ce n’est qu’une de ses composantes, bien sûr, ce n’est pas la seule, mais elle est fondamentale. Donc pour penser une politique municipale, une politique de la Cité sur le plan artistique et culturel, il faut pouvoir se situer, avoir une vision du monde qui n’est pas repliée sur elle-même ou rétrécie mais qui sait accueillir l’Autre, ceux qui viennent du large.
Fabrice Lextrait : On va, bien entendu, reparler de ce champ qui est essentiel pour essayer de le cultiver. On verra si c’est en effet un universalisme, un localisme, comment est-ce que l’ensemble de ces éléments-là peuvent être en dialogue. Pour le théâtre, la musique, la danse, il y a des chargés de mission, il n’y a pas de chargé de mission sur les problématiques que vous soulevez par exemple avec les Rencontres d’Averroès. Est-ce la personne qui est chargée du livre, par exemple, qui va s’occuper de ça ?
Thierry Fabre : Est-ce que vous croyez que la pensée a besoin d’un chargé de mission ? Je ne parle pas d’une discipline, d’un domaine de la culture, et encore moins d’un dispositif administratif. Bien sûr cette vision croise le monde du livre mais c’est une dimension qui est transversale. Il n’y a aucune raison de le circonscrire à cette seule dimension. Je ne me situe pas dans cet horizon-là. À ce sujet, vous avez dit que les Rencontres d’Averroès sont nées en 1994. A ce moment-là, mon interlocuteur pour les créer était Christian Poitevin, sous la mandature de Robert Vigouroux, et puis ce sont ensuite durant les années Jean-Claude Gaudin que ces Rencontres se sont développées et ont pu exister. Je dois dire qu’on nous a fichu une paix royale sur la volonté et la définition de ces Rencontres, sur ses thématiques, ses invités, il faut reconnaître ce qui a eu lieu. De ce point de vue j’ai pu porter les Rencontres d’Averroès en toute liberté pour définir ces débats dans la Cité, qui ont d’ailleurs servi de base, de référence à Bernard Latarjet pour la définition de la candidature de Marseille comme capitale européenne de la culture en 2013. Dès la première année des Rencontres d’Averroès, on était au théâtre des Bernardines, et c’était complet, puis on est passé au théâtre de la Criée et c’était plein à craquer. C’est bien que ça répond à une question majeure qui est posée au fond à cette ville, qui est de savoir dans quel horizon elle s’inscrit, elle se définit. Quelles sont les attentes des jeunes générations, c’est justement ce sur quoi - me semble-t-il - il faut se pencher aujourd’hui
Fabrice Lextrait : La politique culturelle de Marseille doit-elle être locale ou internationale ?
Thierry Fabre : On veut toujours faire de la politique culturelle quelque chose de technique, la refermer sur elle-même, sur des pseudo spécialités, avoir une approche parcellisée, fragmentée. Ce n’est pas ma vision des choses. Cela n’a pas de sens dans une ville comme Marseille, qui est si fortement reliée à travers toute son histoire à l’ailleurs, à travers toutes les strates de sa population. C’est une des villes françaises qui a le plus de consulats, par exemple, je ne crois pas qu’on puisse penser une politique culturelle sans l’appréhender dans un double mouvement, en conjuguant une dimension territoriale à une dimension internationale. De mon point de vue, la politique culturelle de cette ville ne doit surement pas s’enfermer dans le localisme, même si elle doit cultiver l’ici. C’est une formule magnifique qui était née d’ailleurs dans les bibliothèques d’Aubagne, en 2013, ils avaient énoncé cette formule : « Nous serons tous d’ici », à partir de laquelle ils m’ont demandé d’écrire un texte. Voilà un
bel axe pour une politique culturelle qui a pour vocation de définir, de charpenter le champ symbolique. Le champ symbolique, c’est quoi ? C’est ce qui fait tenir un ensemble, c’est ce qui constitue un imaginaire. Marseille est une ville qui a la chance d’avoir un imaginaire, puisque c’est une ville qui inspire, qui invite à raconter des histoires, c’est une des chances et des promesses de Marseille. Ce n’est pas un hasard que sur le plan populaire, il y ait par exemple Plus belle la vie. Donc à ce sujet, il doit y avoir une activation de ce pouvoir symbolique pour faire tenir ensemble. Parce que le grand défi c’est que la Cité ne se fragmente pas. Elle est fissurée mais elle ne doit pas craquer, il faut renforcer ce qui la fait tenir ensemble, partager un monde commun. On voit bien les dynamiques de violence, de fragmentations identitaires qui sont à l’œuvre. Pour moi c’est la politique artistique et culturelle qui crée un monde commun. Et donc qui doit produire un sens commun. Cela dépasse la séparation des disciplines, comme jadis, nous ne sommes plus dans la culture de papa, avec je dirais le théâtre d’un côté, la musique, le design, la mode, le cinéma…ça ne marche plus comme ça. Les créateurs contemporains traversent les frontières. Peut-être que pour inventer une politique culturelle, il faut dépasser ces séparations entre domaines et disciplines. Ouvrir quelques chantiers qui permettent à la fois de donner sens et forme au territoire et de s’ouvrir en même temps au monde, et d’abord vers le monde méditerranéen puisque c’est là où il y a le plus d’interactions directes entre Marseille et je dirais, « L’au-delà de Suez », mais il nous faut aller aussi vers le monde européen, américain, chinois, le grand large, une fois encore. Cette énergie-là existe, notamment parmi les jeunes générations. Il y a là un possible visage pour demain, d’une Cité telle que Marseille.
Fabrice Lextrait : Thierry Fabre, une politique culturelle va de Plus belle la vie aux Rencontres d’Averroès ?
Thierry Fabre : Pourquoi pas ! Moi je n’ai aucun mépris pour la culture populaire. Au contraire, on avait fait un numéro de La pensée de midi sur le mépris et je trouve qu’il n’y a rien de pire aujourd’hui que cette espèce de vision parisianiste et centralisée, la verticale de la « bien pensance » que Bruno Etienne appelait le « Centre François » pour parler de ce mépris, pour l’accent par exemple. Oui, je crois que Marseille est une ville populaire et c’est une chance, elle a cette énergie-là. Il suffit d’écouter ce que chantent les Massilia Sound system ! Alors, Plus belle la vie c’est une industrie culturelle, qui a d’ailleurs créé pas mal d’emplois ici, c’est une occasion de raconter des histoires, de mettre la ville en récits. Je préfère la littérature, bien sûr, mais il nous faut savoir tenir tous les bouts de la chaîne, et ne laisser personne sur le bord du chemin. Déjà notre école dite républicaine est une école de plus en plus inégalitaire. En tout cas, les études sociologiques le montrent très bien : il y a une marginalisation grandissante des couches populaires et après on s’étonne qu’elles se retrouvent dans un vote protestataire ! La culture doit créer des ouvertures, des passerelles. La première revue que j’ai créé, à l’Institut du Monde Arabe, s’appelait Qantara, ce qui signifie le pont, l’arche, la passerelle. Moi je déteste les murs, je préfère de beaucoup
les ponts. C’est ce qu’il nous bâtir aujourd’hui. Une politique culturelle devrait avoir pour principe de créer des ponts, des ponts dans la cité, entre les quartiers. On voit bien qu’il y a des fragmentations nombreuses dans cette ville qui sont énormes et notamment entre ce qu’on appelle les quartiers Nord et les autres quartiers mais pas seulement, à l’intérieur de la ville même, sans parler des effondrements urbains comme ceux de la rue d’Aubagne qui m’ont scandalisés. Il y a des attentes, des formes culturelles qui peuvent être très populaires, très joyeuses et des formes de pensée qui peuvent se retrouver. J’aime bien cette formule, inspirée du théâtre de Jean Vilar, reprise par Antoine Vitez :« l’élitisme pour tous », c’est l’exact contraire du mépris, c’est la volonté et le désir de bâtir des ponts, d’être dans l’Ouvert. Quand on fait les Rencontres d’Averroès, il ne s’agit pas d’un lieu où les intellos parlent aux intellos, il y a des laboratoires de recherche pour cela, on peut très bien le faire entre nous. Si on va dans un théâtre, c’est pour mettre de la parole dans la Cité et créer des interactions, c’est cela dont nous avons besoin. Il faudrait à cet égard des impulsions beaucoup plus fortes, beaucoup plus grandes. On le voit bien, par exemple, à propos des équipements culturels, par exemple pour les bibliothèques, la 2ème ville de France a un déficit énorme ! Il y a certes eu un plan sur la lecture publique, mais nous sommes encore très loin de ce qui est nécessaire et il faut redoubler d’efforts pour en faciliter l’accès.
Fabrice Lextrait : Thierry Fabre, je vous propose qu’on écoute le témoignage d’aujourd’hui. C’est celui d’Abderrahim Bouzelmate, professeur et enseignant à FraisVallon.
Abderrahim Bouzelmate : Bonjour, j’ai 38 ans, je suis professeur de lettres dans un établissement dans les quartiers nord de Marseille. C’est un choix, j’y travaille depuis 7 ans et je vais continuer. Étant moi-même issu des cités, je m’étais dit qu’il était important d’y revenir à un certain moment pour essayer de faire un travail. Donc c’est ce que j’ai essayé de faire jusqu’à présent. J’ai la chance d’être bien entouré dans le quartier où je travaille, qui est Frais-Vallon. Nos quartiers sont plein de jeunes talents et ces talents demandent à être révélés à eux-mêmes. Donc c’est mon travail en tant qu’enseignant et auteur puisque j’ai publié quelques ouvrages et plus de 40 articles concernant l’école et la culture. Je prends un exemple. Mon dernier ouvrage publié en 2018 s’intitule La crise de la nuance. C’est un ouvrage dans lequel je propose des pistes de réflexions autour de quatre pôles essentiels : l’école, le langage, la culture et la sensibilité. Aujourd’hui, j’ai à la fois des regrets et des espoirs. Pourvu qu’enfin on prenne compte de la richesse incroyable que nous avons dans notre ville, à Marseille pour offrir à chacun les moyens de réussir. Je n’aime pas trop ce mot car il renvoie trop au secteur économique mais chacun d’entre nous est porteur de solutions. Moimême je ne voyais pas vraiment par où je pourrais m’en sortir mais j’ai eu des mains tendues et je me suis accroché à ces mains. Et à mon tour aujourd’hui, j’essaie d’apporter l’aide aux autres. Tout le monde peut le faire mais il faudrait vraiment apporter quelque chose dans nos quartiers. Pas imposer quoi que ce soit mais comme je le disais tout à l’heure : révéler chacun à lui-même, lui offrir les moyens de son génie
pour qu’il puisse l’exploiter et pour qu’à son tour il devienne une touche positive, quelqu’un qui puisse tirer sans cesse vers le haut. À Frais-Vallon, il y a plusieurs milliers d’habitants mais il n’y a pas une seule bibliothèque. Il y a un centre social qui est débordé. Il faudrait peut-être donner les moyens aux habitants eux-mêmes de penser ce dont ils ont le plus besoin. C’est ce à quoi j’appelle depuis longtemps, depuis 2013. En 2013, ça a été une claque avec la capitale de la culture mais en fin de compte aujourd’hui, je tends à croire qu’on n’en a pas tiré grand-chose. Contrairement à la ville de Barcelone qui a eu les jeux olympiques en 92 et qui a su se relever grâce à cette opportunité, cela n’a pas été le cas pour Marseille. Je voudrais enfin qu’on puisse croire en nous et nous donner les moyens pour réussir quelque chose de beau. Faire de Marseille une nouvelle vitrine de la culture en Europe et un nouveau pôle attractif dans le monde. Je suis aussi de ceux qui pensent qu’on devrait aussi s’intéresser aux élèves, à ceux qui fréquentent ces établissements là et proposer à ces élèves un encadrement extrascolaire. Quand les élèves sortent de notre l’établissement, ils se retrouvent directement dans la rue. Alors au lieu de se retrouver dans la rue, des secteurs culturels pourraient leur proposer un prolongement de ce qu’ils voient à l’école, de ce qu’ils apprennent, de ce qu’ils étudient.
Fabrice Lextrait : Thierry Fabre, une réaction au témoignage d’Abderrahim Bouzelmate ?
Thierry Fabre : Oui, bien sûr. D’abord, en écoutant ce témoignage de cet enseignant et auteur, j’ai pensé à Camus qui m’est cher et au texte qu’on a retrouvé qui s’appelle Le Premier Homme. Dans l’édition du Premier Homme que tout le monde peut trouver, l’éditeur a eu la bonne idée de publier la lettre de Camus. C’est est à mes yeux un des textes parmi les plus bouleversants qu’il ait pu écrire, il a tout de suite pensé à écrire une lettre à Monsieur Germain, qui était son instituteur. Il raconte comment Monsieur Germain est allé voir sa mère et a convaincu sa grand-mère pour pouvoir poursuivre ses études, et ça n’allait alors pas de soi quand on était issu d’un milieu populaire comme Camus à Alger. On voit bien le parcours. Au moment où Camus a le prix Nobel de littérature, il pense à Monsieur Germain pour lui dire tout ce qu’il lui doit et comment il l’a amené là. Donc il me semble que cette lettre à Monsieur Germain devrait non seulement être lue un peu partout parce d’abord elle est très juste et elle est très belle et qu’ensuite, elle montre le chemin du possible, alors que nous nous sommes aujourd’hui égarés, ensablés, notamment en matière de politique culturelle, avec un réel manque de souffle, d’ambition. Revenons par exemple à MarseilleProvence 2013 qui vient d’être cité, c’est très éloquent. Nous en sommes restés là ! J’ai été parti prenante de cette aventure et je trouve que c’était au fond une belle chance donnée à Marseille. Comme le disait Bernard Latarjet, pourquoi Marseille ? Parce que c’est la ville qui en a le plus besoin. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu des échecs, des impasses et de grands oublis, une fois encore ! On parlait de Frais-Vallon, rien de significatif sur le rap, des oublis absolument monumentaux, je parlais de mépris tout à l’heure, pour les cultures urbaines et les cultures populaires. On a préféré faire
défiler des moutons sur le Vieux Port… Et puis, ce qui est quand même frappant, c’est qu’il n’y a pas eu d’après. C’est quand même assez singulier de penser que Marseille devienne capitale européenne de la culture. Il y a eu des articles dans le monde entier pour faire parler de l’expérience marseillaise et puis après, rien. Une capitale européenne du sport et l’incapacité d’inventer un projet qui permette de tirer Marseille vers le haut, en tirant les leçons de ce qui n’a pas été fait et des nombreuses impasses de 2013. Comme le dit très bien ce témoignage, il y a urgence à cultiver les pratiques culturelles pour que soient créées des passerelles. Et là franchement beaucoup reste à faire. Si vous parlez d’une politique culturelle à venir dans la cité et dans les cités, la Cité c’est bien, dans tous les sens du terme, il faut que les cités soient pleinement partie prenante de la Cité. Au fond, le nom mythologique de Marseille, c’est la Cité phocéenne eh bien, qu’elle le soit vraiment! Qu’il y ait des lieux où se partagent ces éléments profonds de la culture et des cultures qui font Marseille
Fabrice Lextrait : Sur le territoire de tout Marseille et notamment des quartiers nord, comment est-ce que l’on peut avec votre approche à vous, celle de la pensée, comment est-ce que l’on peut faire en sorte que cette conception des grands rendez-vous comme celui que vous organisez avec les Rencontres d’Averroès soit plus partagée ?
Thierry Fabre : On prend le temps de faire un travail tout au long de l’année, avec l’association des Livres comme des idées qui produit les Rencontres d’Averroès, par exemple avec les collèges et les lycées, c’est un dispositif qui s’appelle Averroès Junior et qui est une façon d’impliquer les jeunes générations, à travers des intervenants extérieurs, à travers des films, à travers des lectures, des récits. Il y a un réel besoin de sortir du face à face dans lequel beaucoup d’enseignants se retrouvent avec leurs élèves et ils ont besoin de ces recours-là, extérieurs. Je parlais tout à l’heure de ces tensions, de ces fragmentations qui traversent la ville, pensons à ce qui s’est passé après les attentats de 2015. Heureusement, la ville de Marseille a été épargnée, mais on sait qu’il y a des tensions politico-religieuses, identitaires, puissantes. On sait bien, qu’on ne fait pas que s’engatser, que se frotter à Marseille, il y a aussi des éléments qui sont très problématiques, par exemple des dérives islamistes ou salafistes, des rapports à l’Islam qui sont tendus et qui mériteraient qu’on les prenne sérieusement en charge. C’est une attente réelle de la part des enseignants. Or il se trouve que pour les Rencontres d’Averroès, et notamment pour tout le travail d’Averroès Junior, le Conseil départemental, a fait le choix de retirer ses financements, d’arrêter complétement de soutenir les actions qui étaient menées dans les collèges. Cherchez l’erreur ! C’est absurde. La Région Sud, heureusement, poursuit ce travail avec les lycées, et plus encore . Fabrice Lextrait : À Marseille, la Méditerranée n’est pas au cœur des politiques culturelles qui sont menées ?
Thierry Fabre : Dire que cette dimension méditerranéenne est au cœur serait en effet illusoire. En tout cas, lorsque les Rencontres d’Averroès ont été en danger et ont failli disparaître après 2015, au moment où l’Espace culture a été fermé, Sébastien Cavalier qui est le Directeur de l’Action Culturelle de la ville de Marseille, a vraiment pris ses responsabilités et il a été d’une grande fiabilité. Il m’avait dit à l’époque : « Il faut faire en sorte que les Rencontres d’Averroès ne disparaissent pas, c’est un lieu de débat majeur pour cette ville. » Je suis reconnaissant d’un tel choix, même si bien des problèmes et des impasses demeurent pour la culture dans cette ville et qu’il faut aller beaucoup plus loin, porter une réelle ambition culturelle. De mon point de vue, il nous faut penser ce trait d’union entre « Provence » et « Méditerranée », il y a là quelque chose de majeur qui peut être accompli pour les jeunes générations, pour que nous puissions vraiment nous dire : « Nous serons tous d’ici », partie prenante de cette ville, de cette Cité qui nous inclut et qui ne nous relègue plus sur les marges urbaines. Je dis souvent que la Méditerranée n’est pas ou plus une dimension extérieure à l’Europe, elle est devenue une dimension intérieure, à travers les phénomènes de migrations et de diaspora. Mais ça, à Marseille, on le sait depuis longtemps. Donc c’est quelque chose de constitutif dans cette ville. Il y a toute une dimension que j’appelle volontiers la « Méditerranée créatrice » où se retrouvent nombre de créations contemporaines, musicales, cinématographiques ou plastiques. Il y a là une belle énergie créatrice sur laquelle il faut s’appuyer. En même temps, il y a bien entendu de la violence et du désastre en Méditerranée. Mais pourquoi ne pas parier sur l’envers du désastre, sur cette Méditerranée créatrice ? Notre singularité dans le monde est là, sur le plan artistique et culturel. C’est là où s’invente la culture de demain, portée par les jeunes générations
Fabrice Lextrait : « Une Fabrique de Méditerranée » quand vous employez ce thème, qu’est-ce que c’est ?
Thierry Fabre : Une Fabrique de Méditerrané du XXI e siècle, c’est une forme d’utopie concrète. On s’est réuni pour commencer dans un collectif, à partir de 2015, et puis ça a cheminé. On a fait beaucoup de rencontres, de débats, on était dans un club de jazz qui malheureusement a disparu aujourd’hui, l’UPercut, rue Sainte, magnifiquement accueilli par Esther et Sarah. On avait un rendez-vous chaque mois pour fabriquer ensemble, débattre, imaginer l’avenir du monde méditerranéen. Il s’agit donc pour commencer de fabriquer de la pensée, et de rechercher des formes nouvelles. On sait bien qu’après les attentats de 2015 il y avait vraiment un réel besoin de se parler, de se comprendre. C’est devenu ensuite un atelier de recherche à l’IMéRA dans lequel se fabrique de la connaissance, de la réflexion à propos notamment de ce que j’appelle un « style de vie à la méditerranéenne ». C’est à mes yeux une dimension centrale pour la suite. Elle est inspirée par l’héritage du Bauhaus. Il y a là un lien avec cette grande école d’art, d’architecture, de design, qui fut il y a un siècle complétement dans l’interdisciplinarité. On vient de fêter les cent ans du Bauhaus et c’est une référence, une expérience historique très utile pour aujourd’hui. Elle nous montre que quelque
chose de cet ordre a eu lieu et reste de l’ordre du possible. Et puis cette réflexion sur un style de vie à la méditerranéenne est porteuse d’avenir. Elle fait écho à la pensée de midi, à cette recherche inlassable des limites, à la quête d’une alternative face à la démesure, au désir de sortir du productivisme et du consumérisme, d’échapper à l’American way of life, comme au Chinese way of life d’ailleurs, ce totalitarisme numérique du XXI e siècle . C’est une façon de renouer avec la culture populaire à travers les façons de manger, d’habiter, de s’habiller, de se déplacer qui sont des dimensions constitutives d’un style de vie à la méditerranéenne. Nous voilà à l’exact opposé de tout repli identitaire, bien au contraire, c’est une recherche d’alliages.
Fabrice Lextrait : La première mesure du futur maire de Marseille en termes de politiques culturelles ?
Thierry Fabre : Faire de Marseille non pas une ville blanche mais une ville où la sensation du divers puisse s’épanouir. Le pouvoir symbolique tient d’abord à la parole dans l’espace public. Mais pas une parole vaine, une parole qui est suivie par des actes, à travers une stratégie culturelle élaborée, ambitieuse. Il ne m’appartient pas de la définir ici. C’est quelque chose de cet ordre : avoir une vision. Trop de politiques culturelles ou de politiques tout court sont dans la gestion. C’est à travers une vision que l’on crée une possible adhésion, un monde commun, si on veut dépasser la fragmentation en cours, les effondrements et les violences collectives qui sont déjà là. La violence ne vient jamais de nulle part, cela tient au creusement des inégalités, à ce que plus rien ne semble possible, à une absence de partage. Cette capacité à faire monde commun est sans doute la première mesure à prendre. Prendre la mesure du monde, ce serait à mes yeux la première expression d’une politique culturelle à Marseille pour notre XXI e siècle.
Fabrice Lextrait : Merci Thierry Fabre