"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invitée du jour est Martine Derain, artiste, membre du collectif de cinéates Film Flamme/Polygone étoilé, le témoin est Raphaelle Segond, architecte.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Martine Derain, vous êtes artiste, éditrice et administratrice de lieux d’artistes. Vous avez partagé l’expérience de la Compagnie, atelier d’artistes implanté à Belsunce. Vous partagez aujourd’hui celle de Film flamme du Polygone étoilé, collectif de cinéastes. Vous êtes également artiste associée au sein de la compagnie de danse Ex nihilo. Vous avez créé l’association et les éditions communes, où vous œuvrez à la conception éditoriale et graphique des collections tels que : « Récits d’hospitalité » de l’Hôtel du Nord de Christine Breton ou de « Cinéma hors capital(e) » avec Jean-François Neplaz et Film flamme. Vous travaillez actuellement à l’exposition des Archives Invisibles au QG de Manifesta avec certains membres d’un Centre-ville pour tous.
Fabrice Lextrait : Martine Derain, bonjour. Merci d’être avec nous aujourd’hui dans cette voix de la culture. Pour commencer cette émission et vous interroger, j’ai eu envie de ressortir un article, un texte que Paul-Emmanuel Odin avait écrit sur vous en 2009 : « En quoi votre travail soulève-t-il avec précision, entre art et politique, des questions de méthode ? »
Martine Derain : Mais est-ce que j’ai une méthode ? « Méthode », si je me souviens bien, c’est le chemin droit en grec. Ce que je ne fais absolument pas, c’est tenir un chemin droit… mais il y a quelque chose dans cette ville de Marseille qui est très intuitif, très circulant. Étant donné la liste que rappelait Sarah entre cinéma, lieux d’art, édition, activités politiques avec Centre-ville pour tous, il faut bien que ce qui apparaît si disparate ait un socle commun. Je crois que ce qui n’est pas mon chemin droit c’est Marseille. Cette ville m’a accueillie il y a une trentaine d’années, je suis arrivée ici n’ayant « rien » fait avant. Cette ville a été pour moi la ville de l’accueil et m’a donné la possibilité d’inventer mon propre travail et mon propre chemin. Entre art et politique forcément, est-ce qu’on peut ne pas être profondément politique dans cette ville ? Je pense que c’est impossible quand on essaie de créer des dynamiques, d’inventer son propre travail, d’inventer des formes dans cette ville. On est aujourd’hui dans une époque très particulière mais on va en parler !
Fabrice Lextrait : Bien entendu, en vous posant cette question, on ne sait pas non plus à qui on la pose… On la pose à une artiste, à une militante, à une opératrice culturelle, à une galeriste. C’est le parcours que vous avez eu depuis ces trente dernières années à Marseille, à la fois personnellement mais également avec votre ancrage dans le quartier de Belsunce, avec votre travail croisé avec d’autres artistes et d’autres disciplines. Vous êtes de cette génération… et c’est pour cela qu’on apprécie dans ces
voix de la culture avoir des opérateurs culturels, des artistes et puis des gens qui sont entre tout cela. Parce qu’on pose fondamentalement la question avec vous d’une autonomie de l’art par rapport au champ politique qui est aujourd’hui complètement transformé par notre époque.
Martine Derain : Disons que quand je suis artiste… Par exemple, j’aime bien faire ce travail d’administration parce que j’aime m’occuper d’outils de travail. J’aime inventer des façons de travailler. J’aime construire ou du moins, faire marcher des lieux où on travaille, on produit, en tant que producteurs et ouvriers. Comme disait Lawrence Weiner : « ouvriers semi-spécialisés dans la fabrication du capital symbolique ». Je pense que je fais de l’administration du point de vue de l’artiste et quand je suis artiste, je pense aussi à la production. Il n’y a pas de séparation ou de schisme dans toutes mes pratiques. Si je veux inventer mon propre travail, je m’occupe forcément de production. Comme j’ai envie de rendre à cette ville tout ce qu’elle m’a donné, il s’agit aussi d’être présent dans des lieux pour accueillir ceux qui arrivent. En ce moment et paradoxalement, énormément de jeunes artistes ou d’artistes un peu plus âgés arrivent dans notre ville, où ils trouvent encore un espace de liberté. En ce moment, j’ai du mal à voir où est cet espace de liberté à Marseille. Un espace de liberté énorme que j’ai par exemple trouvé dans le cours des années 90, où on avait un rapport à l’institution et des possibilités de création d’une grande, grande liberté. Moi, je ne vois plus trop les espaces de liberté. Mais je continue à y travailler… Et pour ne pas devenir triste ou aigrie, je dois accueillir d’autres qui perçoivent encore cet espace de liberté à Marseille !
Fabrice Lextrait : On aime bien entendre sur ces ondes les témoignages d’artistes. À plusieurs reprises et notamment pendant toute l’année 2013, vous avez pu faire beaucoup de contributions ici, à cette antenne. Aujourd’hui, en tant qu’artiste, avec les nouvelles élections qui arrivent, qu’est-ce qu’on peut attendre du maire et de l’équipe qui va se mettre en place, en termes de matière culturelle ? Aujourd’hui, les nouveaux opérateurs qui sont à La Compagnie, les artistes que vous voyez arriver, comment quels gestes politiques de la part de ces nouveaux élus attendent-ils ?
Martine Derain : Il y a déjà un problème avec les élus, c’est devenu très compliqué de les voir. Je reviens sur ces fameuses années 90. J’aime raconter aujourd’hui aux plus jeunes le rapport aux institutions, le rapport aux élus, qu’on avait. C’était possible et simple de rencontrer son élu à la culture. C’était possible qu’il passe du temps là où on travaillait. C’est quelque chose qui s’est perdu pour nous, en tant qu’artistes, d’avoir un rapport avec nos élus. Petit à petit, avec le temps, ce sont les services de la culture, les « chargés de mission », les « experts » avec lesquels nous sommes rentrés en dialogue et on a perdu le contact (peut-être qu’on n’a pas su le tenir, c’est possible aussi) avec les élus. S’il est nécessaire de parler avec les services de la culture, pour parler de politique culturelle, les élus ne peuvent pas être absents. Si je pense à la ville de Marseille, je n’ai pas dû parler avec un élu depuis des années, et très rarement, au
moment du dépôt de dossier, avec la plupart des chargés de mission… Mon élu à l’époque, c’était Julien Blaine. Donc on pouvait quand même discuter directement !
Fabrice Lextrait : Enfin, l’élu n’était pas Julien Blaine !
Martine Derain : Voilà, tout à fait, un artiste qui faisait aussi de la politique (rires) !
Fabrice Lextrait : L’élu était Christian Poitevin puisque Julien Blaine était le nom du poète, de l’artiste-performeur.
Martine Derain : Bien sûr ! Mais il était possible de le voir et le soir, on pouvait l’écouter déclamant au Cipm et pour moi, c’est vraiment le son de cette époque. Depuis, on peut travailler avec des gens formidables à l’intérieur des services. Mais pour moi, la politique culturelle, c’est avec les élus, les élus ne doivent pas se rendre inaccessibles, ils doivent aller sur le terrain, rencontrer les artistes – tout comme les chargés de mission, qu’on ne voit pas beaucoup non plus sauf exception. Le rapport à l’institution s’est « dématérialisé », il n’est plus vécu. Au fil des années, l’écart s’est agrandi et je le trouve terrible aujourd’hui, et je vois la perte de confiance des plus jeunes vis-à-vis de l’institution et du politique…
Fabrice Lextrait : Alors on essaie avec ces voix de la culture de se dire : et maintenant ? Comment, en effet, la question de ce rapport entre politique et culture peut exister ? Vous dites souvent que vous avez un regard qui est tout autant celui d’une artiste que celui d’une militante. Comment est-ce que le politique d’aujourd’hui doit pouvoir accompagner, interpréter, dialoguer, débattre, parfois être en opposition avec cela ?
Martine Derain : Je pense que dialoguer et ne pas être d’accord, ça serait vraiment bien… En tout cas, le conflit peut être très créateur. Je crois qu’il y a eu aussi ces dernières années la peur du conflit ou la peur de confronter des idées. Donc on peut déjà au moins recommencer le dialogue. C’est vrai qu’on parlait de… Je vais toujours en zigzag… On parlait tout à l’heure de créer des lieux de diffusion. Aujourd’hui pour moi, en politique culturelle, il ne faut pas créer des lieux. Parce que ça c’est de l’administration, ce sont des charges énormes. Ce que j’ai vu au fil des années, c’est que ce qui était alloué à la création, aux artistes qui sont quand-même les premiers producteurs, diminue au profit des structures qui coûtent une blinde en administration, en gestion, en sécurité. Des lieux, on en a plein maintenant. Quand je suis arrivée à Marseille, il y avait un soutien institutionnel fort à la circulation des œuvres, de l’atelier au musée ou à la galerie ou à la salle. C’est cela qu’il faudrait réactiver complètement. Car si on a maintenant beaucoup de lieux, galeries, centres, musées etc., si on a plein d’événements, de festivals, il devient paradoxalement de plus en plus difficile de montrer son travail, quand on est peintre, n’en parlons pas, ou quand on est cinéaste…
Fabrice Lextrait : Est-ce qu’en fait on n’en est pas là aussi parce que ce que vous défendez est minoritaire aujourd’hui dans la création artistique ?
Martine Derain : Oui, je suis totalement minoritaire depuis toujours (rires). Limite illégitime on va dire, car je n’ai pas le cursus adéquat, ni sans doute le discours adéquat, ni encore le travail qu’il fau. Donc minoritaire, forcément… Par exemple, avec Film flamme, collectif de cinéastes et son Polygone étoilé, lieu de production et lieu de diffusion, qui est l’endroit où je travaille depuis la Capitale européenne, on est là tout seuls dans notre bout de quartier de la Joliette, qui est pourtant dans le périmètre Euroméditerranée et pas loin du FRAC. On est face à un immeuble, une copropriété qui pourrait devenir dégradée si ça ne bouge pas vite. Film flamme depuis son installation pose la question de comment est-ce que l’on pratique le cinéma dans cet environnement ? Au Polygone étoilé, nous sommes sur un modèle communiste dans le sens où on mutualise le matériel. On prouve qu’avec le budget d’un courtmétrage, on peut en soutenir dix. Moi je cherche des choses comme ça. On sait travailler pauvrement. Je sais travailler pauvrement, ce qui ne veut pas dire qu’on n’est pas dans le luxe. Moi je gagne un salaire que je ne dirais pas ici tellement il est petit… Mais j’ai l’impression de vivre dans le luxe parce qu’on est en permanence en train d’inventer une façon de travailler en collectif, entre cinéastes, car nous accueillons beaucoup de cinéastes de Marseille, de France, d’Italie ou du Maghreb. Une recherche de formes, une façon d’inventer notre travail et une façon de réinventer les rapports avec les gens du quartier. Oui, ça c’est minoritaire. C’est petit, très difficile, très précis, et très productif. Je n’ai pas forcément envie que ce lieu devienne une institution ou gère un énorme budget, ça n’a jamais été ce qui a été demandé. Par contre, c’est vrai qu’en ce moment, on est de plus en plus précaires, et qu’on aimerait être simplement traités avec dignité pour le travail qu’on fait. On ne peut pas dire que c’est le cas.
Fabrice Lextrait : Mais c’est-à-dire, dans les démarches que vous soutenez, dans le travail que vous réalisez, pour le prochain pouvoir politique municipal – on pourra aussi au moment des régionales parler des régions, des départements ou dans quelques temps, du prochain ministère de la culture qui devra disparaître – comment est-ce que vous attendez qu’on vous aide ? Parce qu’aujourd’hui, les artistes sont aidés pour pouvoir faire des expositions dans les lieux d’art contemporain, pour pouvoir créer des spectacles sur les scènes des théâtres, des centres dramatiques nationaux. Le travail que vous menez est quand-même beaucoup déporté, déplacé par rapport à ces habitudes de la production artistique ?
Martine Derain : Oui, forcément. On a ce lieu, à cet endroit-là. Une ambassade du cinéma en terre populaire, on le décrit comme ça. C’est sûr que que ce n’est pas forcément le plus mainstream. À Film flamme par exemple, comme à La Compagnie quand j’y étais, nous sommes aidés sur le fonctionnement du lieu et très peu sur la création, c’est-à-dire sur les projets des artistes. On a un volume d’argent très, très
petit, donc chaque euro d’argent public est très important. C’est vrai que pour l’activité qu’on produit, le budget est très faible et toutes les tutelles s’en accordent.
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’on mobilise plus de moyens pour ces interventions qui se font sur un espace public même lorsque parfois cet espace public est un cinéma comme celui que vous défendez ?
Martine Derain : Oui, c’est un cinéma mais qui est une maison de production d’artistes dans le champ d’un cinéma expérimental… enfin, expérimental non ! parce qu’on soutient de la fiction, du documentaire. Enfin, peu importe, on s’en fiche de ces séparations-là. Ce que je voudrais pouvoir faire, c’est payer le travail à ceux qui tiennent le lieu. Ceux qui tiennent un lieu ouvert au public, un lieu d’accueil, un lieu de recherche et de développement – comme les entreprises en ont. Le Polygone étoilé pour moi, c’est un endroit où on peut chercher dans le cinéma sans répondre à tous les critères, aux formatages, à l’écriture. On peut chercher avec des gens qui n’écrivent pas de dossier, pas de scénario et qui produisent des formes nouvelles, inattendues. Je voudrais préciser que nous accueillons toutes les démarches d’artistes. On ne fait pas de sélection. Ce qui est un truc impensable aujourd’hui : pas de sélection, pas d’appel à projet. Toutes ces formes libérales, on n’en veut pas. Les gens nous trouvent. Ceux qui ont besoin de temps pour travailler un montage d’une façon plus longue, à leur façon, on est là pour ça. Et bien sûr on est en collaboration avec des « petits » producteurs qui ont besoin de nous, parfois même des moins petits qui n’ont pas assez de financements pour boucler leur budget. Je voudrais pouvoir tenir ce lieu de recherche et d’invention permanente. Je voudrais juste pouvoir payer des gens. Pour l’instant, on est trois à mi-temps à tenir un lieu qui demanderait qu’on soit trois à plein-temps. Moi, le SMIC ça me va, c’est mon axe. Donc si nous étions payés comme ça, moi ce soutien au travail, c’est ce que je voudrais. Après on fonce, on y va.
Fabrice Lextrait : Qu’on soit clairs pour le prochain maire de Marseille parce que là on commence à l’approcher. C’est-à-dire Martine Derain, un SMIC à mi-temps aujourd’hui…
Martine Derain : L’an passé, on a fermé le Polygone étoilé parce qu’en plein milieu de l’année, on apprend qu’on est baissés en dessous du coût même du fonctionnement du bâtiment, sans même parler de ceux qui y travaillent. C’est-à-dire que là, on licencie nos trois mi-temps. Ce qu’on a proposé pour sortir du tout subvention, et c’est passionnant je crois, et possible car par ailleurs, le cinéma est une industrie, c’est de concevoir un nouveau projet technique qui nous permettrait de trouver des ressources propres tout en continuant notre geste artistique de soutien aux auteurs. Je précise : un équipement de numérisation de films en pellicules, que ce soit des films du patrimoine ou des films d’auteurs contemporains, car c’est une matière que les artistes n’abandonneront pas au nom du « progrès » numérique. Cela permettrait de continuer la diffusion des films en ne faisant payer pas trop cher. Cela nous
permettrait également de sauver une grande partie de fonds qui ne sont actuellement pas numérisés parce que c’est très coûteux. Les cinémathèques ne peuvent pas le faire, en tout cas numériser toute la filmographie d’un artiste. De numériser tout ce qui a été produit par exemple dans notre bonne ville sur support analogique, Betacam, etc. Hier, je parlais avec une personne du Cipm qui a des bandes analogiques beta et autres formats exotiques, qui sont en train de disparaître. Parce que l’analogique tient moins que le film. Ça, il faut le sauvegarder. Donc on pourrait à la fois créer une économie et continuer un geste d’artiste. C’est cela que je voudrais mettre en place dans les deux ans à venir. Et j’ai besoin du soutien public pour lancer le projet. On a eu une amorce de solutions, mais ça reste très minimal…
Fabrice Lextrait : Martine Derain, dans les voix de la culture, on accueille tous les jours un témoin. Aujourd’hui c’est Raphaëlle Second, architecte. Elle travaille dans plusieurs secteurs et elle est très impliquée dans sa ville avec sa position de citoyenne.
Raphaëlle Second : Je suis architecte depuis une trentaine d’années. Dans notre métier, nous sommes soit considérés comme des artistes, soit comme des gens qui sont plutôt des techniciens ou des ingénieurs. Disons que l’expression de la culture qui peut être dans l’interface entre mon métier et de ce que les gens peuvent en retenir, c’est une politique patrimoniale qui est beaucoup plus encadrée que ce qu’elle pouvait être à l’époque. On a une zone de protection du patrimoine qui s’est très largement étendue. Je n’ai pas tous les termes en tête parce qu’il y a beaucoup d’acronymes… Mais c’est la zone AVAP qui couvre une partie de la ville. Peut-être que du coup, ça rend tout le reste de la ville exclu de cette zone patrimoniale comme si le reste de la ville n’avait pas d’intérêt particulier. Alors que dans le domaine de l’architecture, on est une ville qui attire de plus en plus de gens. Notamment par la diversité et l’expression de toutes les époques qu’on peut avoir, l’étendue et la force de l’inscription de ces bâtiments en ville et dans le paysage, qu’on peut rarement trouver dans d’autres situation en France du moins. Disons que ces richesses ne sont pas mises en valeur, et sont ignorées. Cela ne représente pas, pour les futurs élus ou les élus actuels, un enjeu culturel ou architectural. Il y a essentiellement dans la région Centre, un FRAC spécialisé dans les collections d’architectures, qui sont des collections qui alimentent d’ailleurs le Centre Pompidou et la Cité du Patrimoine à Paris. Mais on n’a pas à Marseille de fonds spécifiques, de collections d’architecture. Le seul endroit où depuis qu’il est créé, on peut voir parfois des expositions qui parlent d’architecture, c’est finalement le Mucem et la Maison de l’Architecture, qui est adossée à l’Ordre des Architectes sur le cours Lieutaud. Il manque les fonds de l’archive et une présentation de tout ce qu’on peut avoir parce qu’on a quand même de belles archives. On a des bâtiments de quartiers d’habitation ou toutes les constructions de Fernand Pouillon qui attirent les gens depuis les quatre coins du monde qui sont là, mais on n’a pas de maquettes, ni tous les travaux préparatoires qui font tout le contenu d’un projet architectural. Ce n’est pas uniquement la réalisation mais c’est tout ce qui s’est passé avant qui constitue aussi un fonds. On n’a pas du tout de fonds et de présentation de
ce fonds dans la ville. Donc on n’a pas de reconnaissance de toute cette culture, qui pourrait être communiquée aux habitants. Je pense que c’est dommage parce que finalement, la ville c’est un peu comme un livre ouvert, un livre gratuit où l’on peut parcourir toutes les pages. Si on pouvait avoir tous ces outils de communication pour les lycéens, les collégiens, les jeunes… on pourrait beaucoup plus leur apprendre à avoir cette curiosité et ce plaisir à voir déjà toutes les richesses qu’ils ont autour d’eux. C’est une curiosité qui permet d’avoir beaucoup de plaisir lorsqu’on se déplace. Ça donne des clés de lectures pour arriver à repérer des choses, des époques. C’est vrai que ça n’existe pas ici.
Fabrice Lextrait : Martine Derain, une réaction aux propos de Raphaëlle Second ? Ce n’est pas trop, trop éloigné de votre champ de recherche et de travail.
Martine Derain : Non, pas du tout mais ce qu’elle disait effectivement, je le savais pour les fonds d’architecture. En général, je crois qu’on a un problème avec le patrimoine. Par exemple, on n’a pas non plus de cinémathèque dans notre région. C’est quand-même ahurissant. Enfin, il y a celle de Martigues mais on ne peut pas dire que ça irrigue encore le territoire. Ici, on a un problème énorme de technicité. Par exemple, moi je travaille avec d’autres cinémathèques, notamment celle de Toulouse qui fait un travail absolument ahurissant de conservation des films des années 60. On travaille à l’échelle régionale parfois avec l’Italie. Travailler ici en région avec une cinémathèque ? Il n’y en a pas. Où sont les fonds d’images ? Donc il faut commencer ce travail. Nous avons commencé à le faire à partir de notre endroit d’artistes. Je pense que c’est important qu’il y ait des regards d’artistes sur les fonds considérés comme patrimoniaux. Oui, on est dans la même situation où il faut peut-être arrêter de mettre de l’argent dans des trucs incroyables comme le Château de la Buzine. À la place, il faut donner les moyens de créer une vraie cinémathèque à Marseille. Effectivement ensuite on pourrait aller voir les jeunes et leur montrer que nous avons des richesses cinématographiques absolument ahurissantes. Les fonds sont là. Ça commence à se savoir qu’on va pouvoir numériser et qu’on peut faire les formats anciens. Du sol des habitants de Marseille, nous arrivent des fonds qui sont absolument merveilleux.
Fabrice Lextrait : À Marseille, on invite souvent les choses d’une autre façon, sans la forte présence de l’institution. Peut-être que même dans ce domaine patrimonial, on pourrait faire naître un nouveau principe, un nouvel esprit sur l’archive, et sur la cinémathèque…
Martine Derain : Oui, je pense que nous devons constituer des fonds populaires, qui nous arrivent d’endroits insoupçonnés. On pourrait s’inventer un truc formidable !
Fabrice Lextrait : Alors Martine Derain, on a beaucoup parlé de cet aspect-là de votre travail mais il y a également tout un travail d’immersion qui a marqué toutes ces années. Que ce soit au Maroc à Casablanca, en Palestine à Ramallah, sur la rue de la
République ou à la Cité de l’Abeille… Pour témoigner au prochain maire de cette nécessité de travailler la politique culturelle autrement, comment est-ce que vous analysez aujourd’hui la manière dont vous avez réussi à travailler avec les habitants et les citoyens de cette ville ? Martine Derain : Je peux revenir sur celle du quartier créatif de l’Abeille, qui était ce grand programme vraiment formidable…
Fabrice Lextrait : Essayons d’imaginer non pas en rappelant ce que le quartier de l’Abeille a été. Martine Derain, le maire de Marseille, la maire de Marseille vous invite en avril et vous demande de faire un quartier créatif, où allez-vous le faire ?
Martine Derain : Je veux bien le faire dans mon quartier de la Joliette par exemple. Qu’est-ce que c’était que cette chose-là, un « quartier créatif » ? Tout simplement être là. Avoir le temps d’être là. Avoir les moyens de travailler dignement. Pendant trois années, vous imaginez le luxe ?
Fabrice Lextrait : Mais c’était quoi, trois, quatre journées par mois ?
Martine Derain : Non ! Moi j’y étais tout le temps…
Fabrice Lextrait : Mais Martine Derain, ce n’est pas le principe des résidences artistiques aujourd’hui.
Martine Derain : D’être là tout le temps ? Si… Il faut être là tout le temps. À l’Abeille ce qu’on a fait, j’y reviens quand-même, c’était MP2013 mais j’avais commencé en 2011, ça m’avait laissé du temps… 2012, aucun des habitants ne voulaient travailler avec nous alors c’était terrible. Ils ne voulaient rien faire et ça a été finalement notre chance. Pendant six mois, on était là un peu comme des idiots avec les danseurs, des cinéastes, des peintres. Les habitants, eux, ne voulaient rien faire. Et c’est ça qui nous a donné le chemin. Ils ne voulaient pas apprendre ni à se servir de caméras ni à faire de la danse. À un moment, qu’est-ce qu’on a fait nous, les artistes ? On a commencé à filmer, à danser, à être là. Et puis, voilà. Les habitants nous ont vu, ils ont trouvé ça drôle, ils sont venus. À un moment, on a senti le moment où la cité s’ouvrait. On avait besoin d’électricité, les fils électriques descendaient des fenêtres, on pouvait se brancher, faire de la lumière. Et puis, on a enfin compris qu’à la Ciotat, les gens ne voulaient pas faire des films mais voulaient bien être acteurs. À partir de ce moment, disons six mois après notre arrivée, c’était formidable. Un déplacement s’est établi. Qui sont les gens avec qui on a travaillé ? Les femmes au foyer, les vieux qui ne bougent plus, les mauvais garçons qui m’ont appris ce qu’était réellement la cité. Parce que ce sont eux qui sont là tous les jours… C’est en se mettant à cet endroit de rencontres qu’on a pu produire une dizaine de films, un bouquin, deux expos, trois chorégraphies… On a vraiment inventé quelque chose avec les habitants.
Fabrice Lextrait : Chaque contexte qui produit également une approche à chaque fois différente…
Martine Derain : Une approche et ses propres formes. Je crois que c’est en étant comme dans l’incertitude, enfin… Jean-François Neplaz avec qui je travaille aujourd’hui me disait : « Prolonger d’un « rien » le geste des habitants ». C’est-à-dire on prolonge d’un rien le son de la cité dans une bande son. On prolonge d’un rien le geste formidable d’un vieux monsieur qui dessinait des centaines de calendriers à la main et qui cherchait de correspondances mathématiques… Un « rien » qui fait voir et transforme.
Fabrice Lextrait : Marine Derain, la première mesure de la prochaine maire ou du prochain maire de la ville de Marseille en termes de politique culturelle, selon vous ?
Martine Derain : Qu’on reprenne le dialogue avec nos élus à la culture. Un échange véritable, direct, rapide, simple, parce qu’on est tous des citoyens. Qu’on se remette à discuter sur ce que nous, gens de terrain, on peut raconter des besoins. Par exemple, je pense qu’il n’y a plus besoin de faire des lieux de diffusion. Tu me parlais d’une certaine liste tout à l’heure : créer ceci, créer cela. On a les lieux. Maintenant, c’est de la circulation qu’il faut refaire, de l’atelier aux lieux d’exposition et de diffusion. Hors du formatage, hors de la comptabilité… Des lieux de création, de production, des lieux vivants avec de quoi travailler, c’est tout ! Réinventer une sorte de contrat social en quelque sorte. C’est bien à cela qu’il faudrait revenir aujourd’hui : un contrat social, entre artistes, institutions et citoyens. En fait on a déjà tout, on a déjà beaucoup, c’est ça que je voudrais dire au futur maire… Là aussi, il suffirait de prolonger d’un rien.
Fabrice Lextrait : Merci Martine Derain pour cette voix de la culture