"Les Voix de la Culture", une émission quotidienne en 40 rendez vous d'une demi heure, sur le devenir de la politique culturelle de Marseille.
L'invité du jour est Jean Christophe Arcos est coordinateur de Marseille Expos et critique d'art, le témoin est Hélène Laulan des Philosophes publics.
Et retrouvez ci dessous la transcription de l'émission :
Sarah Bourcier : Jean-Christophe Arcos, vous êtes Marseillais d’origine. Vous y avez grandi et fait vos études dans la région. Commissaire d’exposition, critique d’art à l’initiative de plusieurs programmes artistiques, longtemps basé à Paris et désormais de retour à Marseille, vous êtes coordinateur de l’association Marseille Expos. Vous avez été nommé au Prix AICA de la critique d’art (2018) et avez contribué à différentes publications (la revue Point contemporain par exemple) mais aussi à des catalogues, dont la monographie celui de Claire Dantzer publié par FRÆME. Vous avez assumé le commissariat de plusieurs expositions et projets en France et en Europe, et avez donné des conférences et des workshops à la HGB de Leipzig, à la Kunstakademie de Karlsruhe, à la Fondation Vasarely d’Aix en Provence, au Musée national des Arts et Métiers, dans les écoles d’architecture de Marseille, de Lille et de Toulouse ou encore à l’Institut des Beaux-Arts de Sousse en Tunisie. Vous avez par ailleurs pris part à différents programmes de recherche et de résidence, avec l’Institut Culturel Roumain, l’Institut français – Berlin, et, avec l’association française des commissaires d’exposition, au FRAC Champagne-Ardenne et Nord-Pas de Calais. Vous vous intéressez aux arts du temps tels que la performance et la vidéo, et avez ainsi lancé les séances du « Cinéma de la Nouvelle Lune » à la Cité Internationale des arts de Paris avant d’être commissaire invité par le Palais de Tokyo pour les trois premières éditions du festival DoDisturb. Puis en 2018, vous avez été responsable de La Fabrique du Regard, programme d’éducation artistique du BAL à Paris. Vous avez aussi travaillé pour des collectivités territoriales, comme le Conseil départemental de l’Oise (chargé des arts plastiques) et la Mairie de Paris en tant que Chargé de la culture auprès de Patrick Bloche, alors Président de la commission culture de l’Assemblée Nationale.
Fabrice Lextrait : Bonjour Jean-Christophe Arcos. Patrick Bloche a écrit un certain nombre d’ouvrages sur la culture et a été un des politiques qui s’est manifesté sur le sujet, un socialiste…
Jean Christophe Arcos : C’est aussi quelqu’un qui a une vision globale de l’évolution de l’internet, de son économie, de ce qu’il se passe sur les droits d’auteur aujourd’hui. Il s’est forgé un rôle d’expert sur les questions d’une juste répartition et d’un juste accès à la culture et à la connaissance.
Fabrice Lextrait : Alors à Marseille des Patrick Bloche, des Jack Ralite, des Michel Duffour, des… allez même l’ancien maire de Nantes, des Jean-Marc Ayrault, on en a, vous en rencontrez ?
Jean Christophe Arcos : Je ne suis arrivé ici qu’en octobre dernier, c’est encore trop frais pour répondre à cette question…
Fabrice Lextrait : Oui mais vous êtes Marseillais !
Jean Christophe Arcos : J’ai grandi ici effectivement mais les 20 dernières années j’étais à Paris, où je vote encore (ce n’est pas très politiquement correct de le dire)… Je ne me suis pas encore intéressé de façon impliquée à la vie politique locale.
Fabrice Lextrait : Donc Jean-Christophe Arcos, on est très heureux de vous recevoir dans cette voix de la culture aujourd’hui parce que l’on a constaté que Marseille Expos avait pris position le 29 novembre dans une tribune de La Marseillaise. En effet, dans le secteur culturel, il y a donc quelques groupes qui ont décidé de se mobiliser et d’interroger les futurs élus sur cette question de la culture. Pourquoi avoir réussi à mobiliser et comment avoir réussi à mobiliser ces acteurs sur cette question politique des prochaines municipales ? Marseille Expos c’est une cinquantaine d’acteurs de l’art contemporain à Marseille.
Jean Christophe Arcos : Il faut en effet replacer le réseau dans son contexte. Marseille Expos est le plus grand réseau territorial d’art contemporain en France. Il occupe ainsi une place importante sur le territoire national mais aussi évidemment sur le territoire marseillais et sur la région. Il comprend des lieux qui ont une jauge importante comme le Mucem, mais également de toutes petites structures, par exemple des artist-run spaces, c’est-à-dire des lieux gérés par les artistes en direct, portés par des bénévoles. Il y a donc une grande disparité. Évidemment, toutes ces structures sont dans un contact étroit avec les artistes, et chacune doit répondre aux mêmes questions, sur la rémunération des artistes, la vente des œuvres, les dossiers de subventions. Chacune doit ainsi se positionner en regard des politiques culturelles.
Fabrice Lextrait : Pourquoi avoir donc mobilisé ces acteurs pour interpeller les candidat.e.s ?
Jean Christophe Arcos : Il s’agit moins de les interpeller mais plutôt de les accompagner. Cette tribune dans La Marseillaise, bientôt accompagnée des réponses des candidat.e.s, s’appuyait sur un constat : Marseille a rendez-vous avec son histoire, et nous avons une position d’observateurs privilégiée sur ce qu’il se passe dans la scène de l’art contemporain à Marseille. Utilisez nos idées ! Un certain nombre de priorités s’est dégagé au gré d’un diagnostic partagé - encore une fois plus de 50 structures qui regardent et qui vivent au quotidien l’art contemporain, cela leur donne une parole d’experts. Nous voulions dire aux candidat.e.s que si elles et ils ont besoin d’idées - parce que l’on n’a pas toujours toutes les idées sur tout quand on est politique - si vous avez besoin d’idées, eh bien nous sommes là, nous pouvons discuter, nous pouvons accompagner. Nous accompagnons la région, le département,
la ville, la métropole ou même le ministère, en leur décrivant la situation des artistes et du monde de l’art, sur le plan économique, sur le plan aussi des retours d’expériences sur ce qui se fait ici en termes d’art contemporain.
Fabrice Lextrait : Est-ce qu’il n’y a pas un risque dans ces démarches justement des secteurs professionnels, des experts, d’arriver à une professionnalisation des politiques culturelles et une absence finalement de l’écoute des populations, des désirs des citoyens ?
Jean Christophe Arcos : C’est une question à double entrée. On ne peut pas reprocher à des acteurs culturels qui bénéficient de subventions etc. d’être professionnels - au contraire, on souhaite même qu’ils le soient. On souhaite même - c’est le sens du mouvement de fond qui est en train de se lancer à l’échelle nationale - que les artistes puissent être reconnu.e.s en tant que professionnel.le.s : c’est-à-dire qu’ils exercent un métier et doivent donc percevoir des rémunérations pour cet exercice. On ne va pas faire ce reproche-là de la professionnalisation aux acteurs culturels. Par contre, il ne faut jamais oublier la question des publics. Ce sont deux choses qui sont très, très différentes. On peut avoir un point de vue d’expert et on peut le confronter à des points de vue de public mais il ne faut pas oublier d’où viennent les paroles et les deux sont nécessaires me semble-t-il.
Fabrice Lextrait L’une des premières questions que vous posez dans cet appel aux candidats : qu’est-ce que le contemporain ? Aujourd’hui, comment est-ce que les professionnel.le.s du secteur – à la fois les producteurs et aussi la scène artistique en général, les critiques – qu’est-ce qu’aujourd’hui peut-on donner comme code, comme décodeur parfois, pour les politiques sur le contemporain ?
Jean Christophe Arcos : Rappeler que les artistes sont au contact de la société, qu’elles/ils en font partie, et partagent ses problématiques. Comme le rappelait Diane Guyot de Saint Michel, la présidente de Marseille Expos, dans les colonnes de La Marseillaise, chaque fois que l’on constate que la ville fonctionne mal, qu’il y a un malaise social, on envoie les artistes pour faire des projets, pour retisser des liens. On ne peut ainsi pas imaginer que les artistes ne soient pas en lien profond avec la société. Ils/elles sont dans leur atelier et quand ils/elles ferment la porte, ce sont les mêmes personnes. C’est, tout le temps, la subjectivité des artistes qui compte. Les artistes constatent, comme tout le monde, que les temps sont troublés. Ils/elles perçoivent les dangers climatiques, les dangers d’explosion sociale, de mouvements sociaux, de disparités au sein d’une société. Les artistes cherchent aussi à se positionner par rapport à ce qui fait société et par rapport à ce qui fait futur. Cette question du contemporain et de l’implication des artistes dans la société, était véritablement urgente. Ça c’est un premier point. Après évidemment, la façon dont les structures qui composent Marseille Expos travaillent, la façon dont les artistes ici sont
accompagné.e.s, la façon dont les publics sont accompagnés vers le contact avec l’art contemporain, ce sont trois grands ensembles qui nous préoccupent également.
Fabrice Lextrait : Rue d’Aubagne, les artistes, de quoi se saisissent-ils ? ou alors, de quoi les élus doivent saisir les artistes rue d’Aubagne ?
Jean Christophe Arcos : Je ne suis pas sûr que face à des drames pareils, l’art puisse faire grand-chose. Par contre, ce que l’art peut faire, c’est dénoncer, alerter mais pas forcément reconstruire un immeuble, ce n’est pas l’objectif.
Fabrice Lextrait : Décalons : cité Felix Pyat à la Savine, à la Bricarde, voir aussi dans un certain nombre de sites comme autour de l’Étang de Berre avec des boues rouges. Aujourd’hui, les artistes que vous rencontrez, que vous produisez aussi parfois en tant que commissaire, quelle est leur capacité d’intervention sur le cours des choses politiques ?
Jean Christophe Arcos : Il y a déjà une action humble, au contact des gens, microaction. Je pense notamment à la façon dont Lydie Marchi et le programme HYDRIB invitaient les artistes à faire des résidences à La Castellane. En fait, l’artiste occupe une place d’étranger, d’extérieur. Il/elle vient révéler des liens qui sont possibles entre les gens. À la Castellane, les artistes venaient souligner le rôle central du centre social, qui devenait la porte d’accès vers les publics, vers les habitants et les habitantes. Ainsi, par la présence et le travail des artistes, tout se faisait, tout se recombinait dans un lien avec le centre social. Fabrice Lextrait : Aujourd’hui dans les politiques culturelles, les mobilisations de moyens pour des actions comme celle que vous venez de décrire ou une exposition dans n’importe quelle institution de la ville, n’ont rien à voir. Qu’est-ce qu’il faut faire, faut-il rééquilibrer tout ça, faut-il changer la donne ? Comment est-ce que l’on fait en sorte que le secteur artistique et en particulier les arts plastiques, soit plus en contact des transformations urbaines, sociales, écologiques ?
Jean Christophe Arcos : Il y a d’un côté les œuvres, ce qu’on voit dans les musées. Et puis, il y a les artistes : celles et ceux qui travaillent, qui ont des projets, etc. Les œuvres doivent évidemment être conservées, et font partie de la mémoire collective. Le rôle des musées de Marseille est de conserver une collection – au demeurant admirable. Je pense ne serait-ce qu’à la collection du musée d’art contemporain qui est une collection fabuleuse. Ce n’est pas forcément le rôle des œuvres d’aller au contact des gens puisque de toute façon les œuvres sont, j’allais dire, inertes, même si elles se chargent au contact des publics. Les artistes par contre peuvent travailler de façon collaborative, c’est assez répandu dans les pratiques aujourd’hui. Encore une fois, les artistes ne sont pas sur une île déserte. Quand on est artiste en résidence, cette notion de collaboratif, cette façon aussi d’amener les gens à voir autrement leur territoire,
permet que l’on pose un regard neuf sur les choses, sur un environnement quotidien. Inviter un artiste qui ne connaît rien du territoire, qui est étranger à ce territoire-là, permet à tout le monde de regarder les choses autrement, de se poser les mêmes questions que l’artiste arrivant avec son regard neuf.
Fabrice Lextrait : Les artistes aiment s’installer à Marseille?
Jean Christophe Arcos : Beaucoup d’artistes cherchent à venir à Marseille pour des raisons économiques : le foncier n’est pas cher, les friches nombreuses. Avoir un atelier ici coûte moins cher que dans d’autres zones de production française. Marseille est un peu le nouveau Berlin mais avec le soleil en plus, ce qui est quand même pas mal !
Fabrice Lextrait : Sur ce point, la contribution politique de Marseille Expos demande à ce qu’il y ait plus d’ateliers de la Ville.
Jean Christophe Arcos : Effectivement, quand on compare Marseille avec d’autres villes… Cette très forte envie des artistes de venir travailler à Marseille les place aussi dans une fragilité : obligé.e.s de se dépatouiller avec les moyens du bord, d’aménager à leurs frais des espaces de production. À part treize ateliers attribués pour 23 mois donc pour des baux précaires, de 23 mois et après on passe la main, la Ville n’a pas pour l’instant beaucoup à proposer…
Fabrice Lextrait : Mais sur ce point-là, est-ce que c’est vrai qu’il n’y a que treize ateliers ? Est-ce qu’on ne peut pas rajouter quand-même ceux de Servières, ceux de FRÆME, ceux d’autres centres d’art contemporain qui font aussi la spécificité de Marseille ? C’est-à-dire qu’il y a aussi on va dire un tiers secteur qui a aussi beaucoup investi justement dans la gestion de bien commun.
Jean Christophe Arcos : Les ateliers du Château de Servières justement puisque vous en parlez, ce sont des ateliers qui appartiennent à la Ville de Marseille. Suite au drame de la rue d’Aubagne, un certain nombre d’immeubles ont été placés en arrêtés de péril. Ce fut le cas pendant un temps des Ateliers du Château Servières. Néanmoins, les artistes continuaient à y travailler car il n’y avait pas d’autre endroit. C’est aussi ça cette cruauté du monde de l’art - être obligé de travailler dans ces conditions… Et la ville à mon avis doit prendre ses responsabilités aujourd’hui et a fortiori demain, en ouvrant des espaces de travail pour les artistes comme ça se fait partout en France. Dans le courrier Marseille Expos cite Auvers-sur-Oise, ok Vincent Van Gogh y est enterré… mais on a 20,000 habitants à Auvers-sur-Oise et on a 27 ateliers d’artistes.
Fabrice Lextrait : Mais avec Marseille Expos et la réunion que vous avez, est-ce que le modèle d’atelier d’artiste fourni par la communauté publique n’est pas lui-même un modèle à dépasser ? Notamment à Marseille, avec les structures dont nous évoquions
le nom, on n’a pas également un système pour accompagner, pour produire le travail de l’artiste qui est plus fort que le mythe du phalanstère ?
Jean Christophe Arcos : La puissance publique ne peut pas toujours se défausser sur le privé. On l’a vu notamment dans les programmes de rénovation des écoles à Marseille. Les partenariats publics/privés où finalement c’est le privé qui a la main, ne sont pas toujours très judicieux. Néanmoins, il faut assumer que si l’artiste a un rôle dans la cité, il faut que ce rôle-là puisse être assumé en faveur et à la charge de la cité. Effectivement c’est à la ville, aux municipalités, aux collectivités territoriales d’embrasser et d’accueillir les artistes.
Fabrice Lextrait : Donc des lieux de travail, combien ?
Jean Christophe Arcos : Je pense qu’il faut ouvrir 40 ateliers d’artistes sur la première année de mandat par exemple pour la nouvelle municipalité, ce serait une belle réalisation.
Fabrice Lextrait : Il y a des endroits où il faut les installer ?
Jean Christophe Arcos : Là où c’est possible… Je ne crois pas que les artistes aient particulièrement peur d’aller travailler dans des endroits « chauds » si c’est ce que vous insinuez…
Fabrice Lextrait : Non j’insinue plutôt la question justement du lien du travail de l’artiste avec des contextes et justement, avec quelque chose qui est, sans être une instrumentalisation, une contextualisation du travail.
Jean Christophe Arcos : À partir du moment où l’atelier de l’artiste est suffisamment grand pour que sa pratique puisse s’y déployer… Après est-ce que c’est le rôle de l’artiste d’être son propre médiateur ou d’être son propre accompagnateur ? Je ne suis pas sûr…
Fabrice Lextrait : Comment est-ce qu’on développe ensuite la production ? Vous parlez avec Marseille Expos des 50 structures qui en effet sont dans ce registre, avec des rôles et des tailles très différents, aujourd’hui comment est-ce que l’on fait en sorte que cette production permette de tout simplement produire ce travail, de le socialiser et de faire en sorte que l’artiste ait une manière de vivre de son travail ?
Jean Christophe Arcos : Il y a finalement aujourd’hui un gros débat, qui est abordé dans le rapport de Bruno Racine, sur la rémunération de l’artiste. Je rappelle que la loi prévoit depuis 1955 qu’exposer son travail artistique doit ouvrir lieu à une rémunération. À un moment, il faut passer de l’esprit de la loi à son exécution. J’ai
l’impression que les mouvements de fond, portés par les artistes eux-mêmes, sont en train d’ouvrir à cette voie-là.
Fabrice Lextrait : Ce rapport, sur le statut des auteurs, a été beaucoup mis en avant au Festival d’Angoulême et on attend sa publication avec les mesures que Franck Riester pourrait annoncer.
Jean Christophe Arcos : C’est vraiment une lame de fond qui traverse tous les métiers de la création aujourd’hui comme elle a traversé l’intermittence en 2003. Les artistesauteur.e.s sont en train aussi de s’emparer de cette dynamique-là. Loin de leur habitude d’autonomie.
Fabrice Lextrait : Jean Christophe Arcos on va poursuivre cet échange dans les voix de la culture après vous avoir fait entendre Hélène Laudan des Philosophes publics.
Hélène Laudan : Bonjour, je suis professeure de philosophie et membre du collectif des Philosophes publics. J’ai envie de vous inviter à être à l’écoute du ramage de la pensée vivante. Contre la fabrique des dystopies, je plaide pour la reconnaissance de toutes les actions réelles qui fabriquent du vivant. En fait nous voulons tous faire entendre ce que nous pensons, mais nous ne disons pas parce qu’on ne peut pas le dire. Et si nous le pensons sans pouvoir le dire, c’est parce que le pouvoir commande aux langues et pas aux esprits. Nous sommes libres de penser mais en réalité, nous n’en avons pas la possibilité parce que nous sommes privés d’outils et sans espace pour partager nos paroles. On cherche ce qui ne va pas, ce qui ne nous convient pas. Mais on ne trouve pas. Parce qu’on nous fait croire que tout va bien. Alors on s’énerve et on reconnaît dans le désordre et le malaise de notre environnement, notre propre désordre. Fleurissent alors les dystopies comme la servante écarlate, les écrans noirs comme Black Mirror, les addictions à la technologie comme le dernier IPhone 12 et ses caméras multiples. Et seule parvient notre conscience, le plaisir triste de la reconnaissance d’une misère pauvre et fatale. Aussi : au lieu d’utiliser toute notre énergie à lutter contre le rouleau compresseur d’une logique systémique, bureaucratique et financière ; au lieu d’utiliser toute notre imagination à la mise en forme littéraire et cinématographique d’un futur sombre où la seule coopération est de l’ordre de la survie égoïste ; je propose de transformer notre énergie en imagination créative à l’écoute de toutes les voix joyeuses et différentes. Car en vérité, il y en a plein. Shhhh… c’est le ramage de Marseille. La parole vivante, le vrai dialogue qui me fait penser avec l’autre en moi et qui fait penser l’autre avec moi en lui, pour mettre au monde une nouvelle pensée. La parole vivante est la première autre voix que tente la philosophie. Et la parole vivante, c’est aussi la voix de la culture qui relie en provoquant des rencontres inspirantes et éclairantes. Il faut être à l’écoute de ces paroles vivantes et denses qui rapportent de vraies expériences et proposent de vrais projets. Plus une parole a été échangée et plus elle est riche. Ces paroles, elles sont partout, Marseille en fourmille. Elles vous attendent, au coin d’une rue avec les
philosophes publics dont je fais partie. Sur les ondes avec Radio Grenouille. Sur le net avec Marcelle, le média des solutions. À la Marelle, une résidence d’écrivains où s’écrivent les récits d’un nouveau monde. À la Friche pousse les arts qui peuvent le rechanter. Opera Mundi invite le savoir savant et les scientifiques au banquet pour nous aider à le façonner. Les citoyens s’engagent pour accueillir à accompagner celles et ceux qui n’ont rien. Ils se réapproprient le savoir de la terre dans les jardins partagés et l’art de distribuer ce qui a été produit en commun. Au cinéma Le Gyptis, des voix venues d’ailleurs font résonner les paroles enfouies de nos forts intérieurs. Les paroles riches sont hésitantes parce qu’elles ont la pudeur du doute. Les paroles riches enchantent le monde de ceux qui arrêtent le cours du temps systémique du système. On y reconnaît ce qu’on voulait dire et on devient capable de le dire. Le monde n’est pas celui qu’on veut nous faire croire. D’autres choix sont possibles. D’autres métiers sont possibles. D’autres engagements sont possibles. C’est dans les périodes de crises, dans ces brèches ouvertes, qu’on peut tout inventer. Créer un nouveau monde, c’est accepter avec tous ceux qui l’ont déjà fait, de s’engager vers l’im-pré-vi-sible.
Fabrice Lextrait : Hélène Laudan des Philosophes publics. On pourrait peut-être proposer à Marseille Expos un séminaire avec les Philosophes publics et s’interroger sur la question du contemporain aujourd’hui dans une ville comme Marseille ?
Jean Christophe Arcos : Surtout s’interroger sur ce qui différencie le « on » du « nous ». J’ai entendu beaucoup « on nous fait croire », « on voudrait nous faire croire », « on voudrait nous faire vivre » - et qu’est-ce que c’est que ce « on » ? Qu’estce que c’est que ce « nous » ? Il faut imaginer qu’aujourd’hui la culture et l’art en particulier, sont en capacité de mettre tout le monde autour de la table pour produire du « nous ».
Fabrice Lextrait : C’est tout le principe de l’individuation qui a quand-même un rôle majeur dans le domaine des arts plastiques…
Jean Christophe Arcos : Mais le « nous » n’est pas une dissolution de la subjectivité. Au contraire, surtout dans les arts plastiques, dans les arts visuels, la subjectivité est une valeur très forte. C’est ce qui permet justement que l’artiste puisse s’adresser à l’universel.
Fabrice Lextrait : Alors il nous reste très peu de temps. Dans l’adresse de Marseille Expos aux candidat.e.s aux élections municipales, vous avez également beaucoup insisté sur l’éducation artistique et culturelle. C’est un secteur aujourd’hui qui est dans quelle situation dans cette ville ? On connaît la situation dans les écoles… c’est mieux pour l’éducation artistique et culturelle ?
Jean Christophe Arcos : En tout cas, ce qui semble assez évident, c’est que dans les différents programmes des candidats et des candidates, ceux qui ont déjà mis à
disposition du public leur programme, cette part-là occupe vraiment un rôle important. Comment et à quoi forme-t-on les générations à venir ? Peut-on les accompagner au spectacle pour les arts vivants, leur faire rencontrer des artistes, les mettre en contact des œuvres et essayer de comprendre aussi, d’acquérir un vocabulaire du sensible. Pour le coup, la culture, tout ce qui ne s’enseigne pas à l’école, tout ce qui est enseigné par les parents, joue un rôle déterminant dans la différenciation sociale. Les chances ne sont pas les mêmes en fonction de la culture que nous donnent les parents. Quand l’école donne cette culture-là, toutes les chances redeviennent égales. C’est sur cet aspect qu’il faut travailler par l’éducation artistique : comment remettre des repères culturels communs par lesquels travailler sa subjectivité, par lesquels chacun et chacune des gamins et des gamines peut travailler sa subjectivité et confronter, voir ce qui le ou la fait vibrer. Nous ne sommes pas obligé.e.s de vibrer de la même façon devant une œuvre. D’ailleurs toutes les œuvres ne nous font pas vibrer de la même façon. Mettre des enfants au contact des œuvres c’est aussi leur permettre de vibrer d’une façon singulière.
Fabrice Lextrait : Il y a une multiplicité d’approches de cela, qui sont d’ailleurs parfois antagonistes : est-ce qu’il faut développer la pratique artistique de l’enfant ou son rapport à l’œuvre d’art ?
Jean Christophe Arcos : Vous avez raison de dissocier la pratique artistique et le contact des œuvres. Ils doivent s’articuler ensemble, dans une séquence. C’est-à-dire qu’on est d’abord au contact des œuvres et ensuite, on va travailler sa pratique. Audelà de l’artiste, il y a l’œuvre. Avant que l’artiste n’intervienne en classe pour éventuellement accompagner les enfants, je pense qu’il faut d’abord avoir un contact avec une œuvre, arriver à la comprendre, à la décrypter, à la re-contextualiser.
Fabrice Lextrait : Est-ce qu’il faut plus de moyens ?
Jean Christophe Arcos : Toujours ! C’est tout de même une mission première de la puissance publique que de former les générations futures !
Fabrice Lextrait : On est dans un cadre aujourd’hui où la dépense publique, elle est plutôt en train de se restreindre ?
Jean Christophe Arcos : On est dans un cadre aujourd’hui à Marseille où le budget culturel est de 131 euros par an par habitant, et à Toulouse de 214 euros.
Fabrice Lextrait : Oui mais il n’y a pas le même niveau de revenus moyens donc ce n’est pas forcément d’ailleurs un choix politique à l’intérieur, il s’agit plutôt une situation économique…
Jean Christophe Arcos : La politique c’est aussi choisir d’allouer les ressources communes. Il faut choisir d’allouer des budgets sur la culture, sur ce qui produit du commun, si on veut vivre ensemble… C’est d’ailleurs un des gros programmes de Manifesta : « traits d’union.s » : qu’est-ce qui fait que nous vivons ensemble et qu’estce qui nous réunit ?
Fabrice Lextrait : Jean Christophe Arcos, la première mesure de politique culturelle d’un maire, pas pour le coordinateur de Marseille Expos mais pour Jean Christophe Arcos ?
Jean Christophe Arcos : Écouter les acteurs culturels sans en faire des moyens de publicité pour se vanter et ensuite aller diffuser une bonne parole qui serait celle du politique - entendre la parole des acteurs culturels et des artistes d’abord.
Fabrice Lextrait : Certains se seront reconnus. Merci Jean Christophe Arcos pour ce témoignage dans les voix de la culture.
Jean Christophe Arcos : Merci