Marie-Eve: Dans notre équation du jour, bibliothèques + livres + futur = quoi?, il y a zéro inconnue, puisque la réponse sera toujours Olivier. Oui, notre Olivier Mottaz, que nous payons en vieux livres de poche aux pages jaunies tant il est fétichiste. Bon, d’après son titre du jour, Bienvenue en enfer, j’ai l’impression que son fétichisme se teinte de mélancolie. Alors Olivier, encore une chronique pour déplorer que les écrans vont tuer le livre papier et le vouer à la damnation éternelle?
Ah mais alors... Pas du tout. En aucun cas. Aujourd’hui, je ne déplore rien, je célèbre! Aujourd’hui, je dis: bienvenue en enfer! Ou plutôt devrais-je préciser: bienvenue dans les enfers, car en effet, dans ce domaine, chaque bibliothèque a ou avait le sien, comme la Réserve du Directeur dont parle Lucie Eidenbenz dans son reportage. Chaque disque dur aussi je parie. Et même, tenez, soyons fous, chaque conscience. Ah les enfers! Cette zone de quarantaine pour livres problématiques, ce sous-fichier crypté où l’on planque ses échanges Tinder et ses codes d’accès les plus honteux, ce lieu de notre psyché qui est comme un tapis sous lequel glisser la poussière des affects... Eh bien je le clame avec force et conviction: Sartre était une tanche, l’enfer ce n'est pas les autres, l’enfer, il est en nous. C’est une citadelle mentale qu’il convient de prendre d’assaut, une Bastille à abattre ou peut-être simplement le rayon secret d’une bibliothèque. L’enfer c’est toi, l’enfer c’est moi et vive l’enfer!
M.-E.: Bon Olivier, on t’avait pourtant interdit le metal ces derniers temps. C’est quoi alors cette humeur dark?
Non mais attends, il faut voir le tableau complet. Tu ne trouves pas les gens un peu délicats sur les bords, de nos jours? Un peu susceptibles? C’est une épidémie de douillets. Tiens, pour preuve, tu as peut-être noté que certains carrefours de notre riante cité étaient dotés a. de passages piétons; b. de feux de circulation; et même c. de patrouilleuses scolaires à certains moments de la journée. C’est parlant, non?
M.-E.: P... Parlant de quoi? Le lien entre enfer et prévention des accidents n'est pas d’une clarté biblique.
Ah je t’arrête, pas d’accord! Le lien saute aux yeux. Si Jean-Eudes, Kevin ou Josette ont besoin, en plus des GROSSES bandes jaunes des passages piétons et des feux de circulation avec de la vraie lumière électrique dedans, qui illumine des silhouettes rouges, oranges ou vertes nous indiquant si l'on peut traverser ou pas, bref si Jean-Eudes, Kevin ou Josette ont besoin en plus de tout ça de patrouilleuses scolaires pour ne pas finir en smoothie sous les roues d’une bagnole, tu veux savoir Marie-Eve? Je ne donne pas cher de leur peau. La vie va les bouffer tout crus et ne recrachera même pas les os. Là, à ce stade, tu as deux possibilités, je m’adresse aux parents. 1. L’euthanasie, pour abréger les souffrances de l’espèce d’angelot éthéré, frétillant et craintif que vous avez enfanté; 2. L’éducation par les enfers. CQFD.
M.-E.: Oui ben on n’est pas plus avancés pour autant. Pour quoi faire, tes enfers?
Pour parfaire sa connaissance du monde et des humains qui le peuplent, pardi. Tu vois, mes premiers émois de lecteur ont souvent eu pour théâtres les enfers des bibliothèques paternelle et grand-paternelle. C’est dans le galetas de mon grand-père que je suis tombé, un soir d’été, sur une collection, bien planquée au fin fond d’une armoire, de numéros de Hara-Kiri gorgés de grossièretés, d’irrévérence et de sexualité débridée. Et c’est dans les recoins de la bibliothèque de mon père que je suis allé piocher, très tôt, trop jeune sans doute, les premiers San Antonio et les premiers SAS... En quelques temps, je découvrais la violence, les meurtres, l’argot, la démesure, le cul, le suspense, l’humour! J’étais mûr ensuite pour dévorer Stephen King et tous ses épigones.
M.-E.: Et donc? C’est Stephen King qui t’a appris à respecter le code de la route, peut-être?
Mais tsss quel mauvais esprit Marie-Eve, j’adore. Non, je ne dis pas ça. Je dis simplement qu’un gosse biberonné aux ouvrages tirés des enfers, il sait que derrière la flaque d’huile au milieu de l’étang se cache peut-être une créature sanguinaire; il sait que les bouches d’égout peuvent abriter des clowns tueurs; il sait que même les voitures peuvent être hantées et que les gens sont bien souvent timbrés, inattentifs, dangereux, manipulateurs. Par conséquent, un tel gosse, il n'aura pas besoin en plus d’une patrouilleuse scolaire pour éviter de se prendre une voiture dans le buffet quand il traverse la route! Il est sur ses gardes, le minot, il n'a pas besoin d’un chaperon à chasuble phosphorescent pour le tirer d’affaire! Quant à Kevin, Jean-Eudes et compagnie, c’est simple: placez-les sur le trottoir d’une rue à Naples et demandez-leur de la traverser. Les bouts d’enfants que vous récolterez de l’autre côté auront valeur de démonstration: il fallait nourrir vos petits d’autre chose que de Peppa Pig, de contes gentils et de classiques aseptisés de la littérature enfantine.
Émission diffusée sur Radio Vostok en direct du Service de la culture de Meyrin, le 1er mars 2024