Peut-on être à la fois bâtisseur de paix et homme d’empire ? La figure de Jan Smuts, juriste, philosophe et homme d’État sud-africain, incarne cette ambiguïté fascinante. À travers lui, l’Afrique du Sud, encore dominion britannique au début du XXe siècle, joue un rôle clé dans la genèse des institutions internationales modernes, de la Société des Nations à l’ONU. Mais cette implication s’inscrit dans une vision du monde profondément marquée par la hiérarchie raciale et la domination coloniale.
En 1919, Jan Smuts est l’un des architectes de la Société des Nations. Son texte The League of Nations: A Practical Suggestion influence directement la rédaction du Pacte de la SDN. Il y défend une coopération entre États souverains, mais aussi une « tutelle » exercée par les puissances occidentales sur les peuples jugés incapables de se gouverner eux-mêmes. Une idée qui prend forme avec le système des mandats, notamment en Afrique : le Sud-Ouest africain (future Namibie) est confié à l’Afrique du Sud, consolidant sa position d’« empire régional ».
Le progrès selon un ordre global hierarchisé
Pour Thomas Gidney, historien à l’Université de Genève, Smuts incarne un courant dominant de l’internationalisme libéral de l’époque : une croyance dans le progrès, le droit et la paix, mais conditionnée à un ordre global hiérarchisé. Le « holisme » de Smuts – sa philosophie selon laquelle les ensembles sont supérieurs à la somme de leurs parties – s’applique à l’État comme au monde. Mais ce monde reste inégal, structuré par la supériorité supposée de certaines civilisations.
Loin de rompre avec l’impérialisme, la Société des Nations en prolonge donc la logique, sous une forme juridiquement et moralement légitimée. L’Afrique du Sud devient alors une « petite puissance impériale », influente bien au-delà de son poids réel. Genève, siège de la SDN, devient l’un des théâtres de cette diplomatie active, y compris avec des pays neutres comme la Suisse.
Le paradoxe – apparent seulement – réside dans le contraste entre cette ambition universaliste sur la scène mondiale et la politique interne de Smuts, fondée sur la ségrégation raciale. Pour Gidney, ce n’est pas une contradiction mais une cohérence : la hiérarchie entre peuples structure à la fois son projet national et son projet international.
Du statut de pilier mondial à celui d'Etat paria
Présent à San Francisco en 1945, Smuts participe aussi à la fondation de l’ONU. Pourtant, dès les années 1950, l’Afrique du Sud devient cible de critiques croissantes, en raison de sa politique d’apartheid et de son refus d’abandonner la Namibie. Le pays passe du statut de pilier de l’ordre mondial à celui d’État paria.
Revenir sur cette trajectoire, comme le propose Thomas Gidney, c’est interroger les fondements – et les limites – du multilatéralisme tel qu’il s’est construit au XXe siècle. Une histoire utile pour comprendre les débats actuels sur la justice internationale, la mémoire coloniale et la réforme des institutions globales.
Entretien, texte et photo par David Glaser
Pour lire le livre de Thomas Gidney, An International Anomaly, Colonial Accession to the League of Nations, cliquez sur ce lien.
Merci à Véronique Stenger, Claude Zurcher, Judith De Beer, Bronwen Cowley, Antje Lesch et Olivier Oddou pour leur aide.
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