Cette semaine, nous recevons Xavier Bettel, ancien Premier ministre et actuel ministre des Affaires étrangères luxembourgeois. Reconnaissance de la Palestine, sanctions contre la Russie et renforcement de la défense européenne, il commente les sujets qui divisent les États membres.
Face aux menaces de la Russie ou au comportement imprévisible de Donald Trump, l'Union européenne (UE) semble coincée entre différents impératifs et les intérêts divergents de ses États membres.
Xavier Bettel, ministre des Affaires étrangères luxembourgeois dans un gouvernement dirigé par le conservateur Luc Frieden, reconnaît des désaccords majeurs au sein de l’Union : "Nous avons déjà donné une meilleure image de l'Europe. [...] Peut-être que c'est aussi l'occasion de changer des choses, que ce soit les modes de décision, que ce soit aussi qui représente l'Europe. J'ai vu Madame von der Leyen à Washington. Est-ce que ça n'aurait pas été à Monsieur Costa ou à Madame Kallas d’y aller ? Qui fait quoi exactement ? Peut-être que c'est aussi le moment de donner un électrochoc pour que l'Europe se réveille autrement demain", poursuit-il.
"L'art du compromis n'est pas une spécialité française"
Le couple Macron-Merz, qui espérait relancer le moteur franco-allemand, semble patiner et ne pas donner l’impulsion nécessaire. "Je ne veux pas réduire l'Europe au couple franco-allemand", tempère Xavier Bettel. "Autour de la table, ils ont un impact, que ce soit au niveau industriel, ou sur l'économie qui est plus grande que celles d'autres pays", admet-il. Il reste optimiste sur l’avenir de cette relation : "Il y a quand même un dégel des relations franco-allemandes."
La France, dont le gouvernement a été renversé une nouvelle fois la semaine passée, reste dans une instabilité politique qui affaiblit les Vingt-Sept. "J'espère que le gouvernement du Premier ministre Lecornu va tenir le plus longtemps possible. Je pense que c'est dans l'intérêt de tous d'avoir une stabilité. [...] Il faut peut-être qu’en France les politiques arrivent à comprendre que le compromis, le fait de vouloir rallier et se mettre autour d'une table et trouver des discussions, peut être quelque chose qui fonctionne. Mais l'art du compromis n'est pas une spécialité française", commente Xavier Bettel, qui fut l'ancien Premier ministre du Luxembourg de 2013 à 2023.
"Nous devons prévoir deux États qui vivent l'un à côté de l'autre"
Alors que l’offensive terrestre israélienne se poursuit dans la bande de Gaza, la Commission européenne propose de suspendre certaines dispositions de l'accord d'association entre l'UE et Israël liées au commerce, ce qui signifie dans la pratique que les importations en provenance d'Israël perdront leur accès préférentiel au marché de l'Union. Elle propose également des sanctions à l’encontre des ministres israéliens extrémistes et des colons violents.
Des propositions qui doivent encore être adoptées par le Conseil, respectivement à la majorité qualifiée et à l’unanimité. Xavier Bettel regrette ces systèmes de vote qui ne permettent pas, selon lui, d’avancer sur le sujet : "Cela ne change rien que je vote pour ou que je vote contre, parce que nous avons besoin de l'unanimité. Nous avons des fonctionnements d'institutions qui ne marchent plus, donc il serait important d'avoir peut être des changements."
Le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois rappelle son soutien à une solution à deux États : "Il faut que les Israéliens comprennent que s'il y a une reconnaissance de la Palestine, ce n'est pas contre eux. Au contraire, car la paix en Palestine sera la sécurité d'Israël. [...] Ce n'est pas un acte hostile par rapport à Israël de vouloir reconnaître la Palestine, mais tout simplement d'éviter de créer une génération de haine et de terrorisme pour les 30 prochaines années. Nous devons pouvoir prévoir deux États qui vivent l'un à côté de l'autre et surtout l'un avec l'autre dans le futur."
"L’Europe doit surtout compter sur elle-même"
Après des mois de rebondissements, les États-Unis et l'UE sont parvenus à un accord sur les droits de douane. Un taux plafond de 15 % a été décidé pour la majorité des exportations européennes vers les États-Unis. Ces derniers n’auront pas à s’acquitter de droits de douane pour leurs exportations vers l’UE. "Il y a du pour et du contre" dans cet accord, selon le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois. "Nous ne sommes pas entrés dans cet engrenage de sanctions contre sanctions et nous avons obtenu une certaine stabilité", commente-t-il.
Selon lui, l’UE apparaît cependant désavantagée dans cet accord : "Nous sommes aujourd’hui à 15 % contre zéro, ce qui n’est pas dingue." Il redoute surtout l’imprévisibilité de Donald Trump et le fait que les Américains puissent augmenter ce taux à leur guise sans moyen de rétorsion des Européens : "Il nous faut une position européenne où nous disons que 15 % est la limite que nous pouvons accepter. Dès qu'ils dépassent, il nous faudrait des contre-mesures qui soient prises au niveau européen. J'avais demandé que ce soit dans le texte et on m'a dit que ce n'était pas possible."
"Il y en a certains qui tremblent devant toute décision qui peut venir de Washington", regrette le chef de la diplomatie du Grand-Duché. "Certains collègues autour de la table disaient que si nous n’étions pas d'accord sur l'accord commercial, nous avions un risque que les Américains retirent leur aide de l'Ukraine. C’est un risque qui existe encore pendant des mois et des années. Est-ce que nous allons tout accepter ?", s’interroge-t-il. Selon lui, "l’Europe doit surtout compter sur elle-même". "Nous devons quand même nous donner des garanties parce que c'est quand même un peu du chantage. Si nous acceptons une fois le chantage, est-ce qu'il pourrait y avoir de nouvelles étapes dans le chantage ?"
"La dissuasion est une chose très importante"
Après l'intrusion de drones russes présumés dans les espaces aériens de la Pologne et de la Roumanie, Xavier Bettel prône "la désescalade". La Pologne a demandé l’activation de l’article 4 du traité de l’Otan, qui prévoit des consultations entre alliés en cas de menaces. "L'invocation de l'article 4 était une opportunité pour dire que nous nous consultons pour montrer à Poutine que nous sommes solidaires et que nous ne laisserons pas tomber la Pologne", explique-t-il. À savoir si l’article 5 de l’OTAN, qui prévoit que si un pays membre est attaqué, tous les alliés doivent lui venir en aide, doit être invoqué, Xavier Bettel estime que "cela n'est pas dans notre intérêt et dans l'intérêt de personne".
Le chef de la diplomatie du Luxembourg rappelle avoir eu des discussions avec les présidents Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine dès le début de la guerre et estime qu'il n'y avait "pas de volonté de paix" de la part de ce dernier. "Il fallait garder un dialogue. Aujourd'hui, nous n'avons plus de dialogue. [...] Nous devons montrer que nous sommes là. La dissuasion est une chose très importante."
"Un investissement pour les générations futures"
Face aux diverses menaces militaires et conflits en cours, l'Otan et Donald Trump souhaitent que les pays membres s'engagent à consacrer 3,5 % de leur PIB pour les dépenses militaires et 1,5 % pour toutes celles liées à la sécurité, soit un total de 5 % d’ici 2035. La moyenne actuelle des dépenses liées à la défense des pays européens est d’environ 2 %.
Le Luxembourg, pays le plus riche de l’UE par habitant, consacre 2 % de son PIB à la défense en 2025 contre 1,1 % en 2024. Une augmentation significative sur laquelle Xavier Bettel ne pariait pas il y a encore quelques années : "Je consacrais 1 % du budget à la coopération, pour aider les gens parce que cela permet d’aider et donner de l'espoir. C'est un des meilleurs moyens d'éviter les conflits dans beaucoup de pays du monde. Mais un budget de 2 %, je n'y aurais jamais cru. Mais là, il faut qu'on augmente. La situation n'est plus la même. [...] Nous avons vécu sur les dividendes d'une sécurité où nous nous disions que les Américains seraient là pour nous protéger. Nous voyons aujourd'hui que les Américains sont imprévisibles."
Alors que l’armée luxembourgeoise ne compte qu'un millier de membres, Xavier Bettel explique que ce réarmement doit se faire par étapes : "Il faut éviter que des populistes critiquent cet investissement dans l'armée et disent que nous aurions pu construire un nouvel hôpital ou une nouvelle maison de retraite à la place. Il ne faut pas donner ce pain aux populistes. Il faut faire comprendre aux gens que cet investissement, c'est aussi un investissement pour les générations futures."
"Pour la Journée de l'Europe, moi, j'étais en Ukraine"
Au sein des Vingt-Sept, les avis divergent au sujet du soutien à l’Ukraine. La Hongrie de Viktor Orban ou la Slovaquie de Robert Fico continuent de bloquer un soutien européen apporté aux Ukrainiens. Xavier Bettel fustige l’attitude de ces dirigeants européens qui entretiennent des relations avec la Russie : "Pour la Journée de l'Europe, moi, j'étais en Ukraine pour la solidarité ukrainienne et pour la solidarité avec l'Europe. J'ai certains collègues qui étaient sur la place Rouge. [...] C'est un fait d'aller sur la place Rouge pour applaudir les roquettes, les drones qui risquent demain de tuer des Ukrainiens. Peut-être après-demain des Lituaniens, des Polonais. Ce n'était pas le moment d’être à Moscou. C'était le moment d’être en Ukraine."
Il critique également les tentatives de blocage de certains trains de sanctions à l’encontre de la Russie de la part de la Hongrie : "Si nous disons que nous voulons tout simplement arrêter de soutenir l'économie russe pour avoir des sanctions qui fonctionnent aussi, il faut que nous en payions aussi les conséquences et que nous soyons prêts. Et cela ne peut pas être 26 pays qui font tout et un autre qui essaie de bouffer à tous les râteliers."
"J’ai demandé un avis juridique"
La Commission européenne souhaite mobiliser les avoirs russes gelés dans l’UE pour effectuer un prêt de réparation à l'Ukraine, mais sans toucher à ces actifs eux-mêmes. 210 milliards d'euros d’avoirs russes se trouvent en Belgique et 4,2 milliards au Luxembourg. Avant de prendre une décision à ce sujet, Xavier Bettel souhaite tout d’abord obtenir des réponses d’un point de vue juridique, "pour savoir si nous pouvions confisquer et donner à quelqu'un d'autre". "C'est contraire au droit de la propriété. Est-ce qu'une décision politique peut décider de cela ?"
De plus, il s’inquiète d’un "risque systémique pour l'Euro" : "Est-ce que le fait qu'une décision politique pourra décider de confisquer quelque chose à quelqu'un et de le donner à quelqu'un d'autre, ne risque pas de créer chez les investisseurs, qu'ils soient Chinois, Saoudiens, Émiratis, [...] une perte de confiance dans le marché européen ? Ils pourraient se dire qu'une décision politique, sans décision de juges, pourrait décider de me prendre quelque chose pour le donner à quelqu'un d'autre. Est-ce que ce n'est pas une invitation pour les investisseurs pour aller à Londres, à Dubaï, à Hong Kong, ailleurs qu'en Europe, où les politiques peuvent décider de ce qui se passe avec vos biens privés ?"
Enfin, il demande la mise en place d’un "mécanisme de solidarité" entre pays européens si l’utilisation des avoirs russes venait à être confirmée et ensuite retoquée par une décision de justice : "Tout le monde dit qu’il faut donner aux Ukrainiens. [...] Mais le jour où il y a un juge qui condamne la Belgique à restituer l'argent, les 26 autres feront l'autruche. Vous n'allez pas me dire qu'ils vont vouloir passer à la caisse. Si j'ai les trois garanties : une solidarité, une certitude juridique et s'il n'y a pas de risque d'instabilité de la zone euro, nous pourrons en discuter."
Une émission préparée par Perrine Desplats, Agnès le Cossec, Isabelle Romero, et Oihana Almandoz