Harini Amarasuriya est la Première ministre du Sri Lanka, un pays qui sort de cinq années de crise financière et d’instabilité politique. De passage à Paris le 1er avril dernier afin de participer à une conférence internationale sur la protection du patrimoine bouddhiste de son pays, dont le célèbre site archéologique d’Anuradhapura inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, elle s’est entretenue avec RFI.
RFI : Madame la Première ministre, vous avez été nommée à votre poste en novembre dernier. Quel bilan faites-vous de vos cent jours au pouvoir ?
Harini Amarasuriya : Renouer avec la stabilité politique, c’était ça notre priorité et c’est ce que nous avons, je crois, réussi à instaurer au cours des cent premiers jours de pouvoir. Après les turbulences de ces dernières années, la population avait besoin de se sentir rassurée avec un exécutif stable aux manettes, sans décalage entre les promesses et les actions du gouvernement, bref, un gouvernement auquel les Sri Lankais peuvent faire confiance. Cette confiance est née aussi du fait que l’économie est en voie de rétablissement même si je ne dirais pas que nous soyons encore tout à fait sortis de l’affaire. Qui plus est, et je crois c’est fondamental, nous avons réussi à imprimer la possibilité de faire la politique différemment que nos prédécesseurs. Les électeurs ont rejeté la vieille garde et sa politique déconnectée du quotidien, laissant les citoyens se débrouiller seul. Voilà quels sont, je dirais, les principaux acquis de cette période.
Vos détracteurs dépeignent votre entourage comme une « bande d’idéologues », enfermés dans leur utopie marxiste-léniniste. Vous reconnaissez-vous dans ce portrait qu’on brosse de vous et de vos collègues ministres ?
Cette référence à l’idéologie marxiste-léniniste concerne de prime abord la Janatha Vimukthi Peramuna ou le JVP, le parti que dirige le président Dissanayake et qui est une composante de notre coalition au pouvoir. Cette coalition, le National People’s Power ou le NPP est une alliance plus ouverte, située au centre-gauche de l’échiquier politique. Au cours des cinq dernières années, soit depuis 2019, la plateforme que le NPP a présentée à la population a été essentiellement axée sur des solutions pragmatiques à apporter aux problèmes auxquels les gens sont confrontés au quotidien. Certes, dans nos discours, il est beaucoup question de justice sociale, d'équité, d'égalité, mais nous avons toujours affirmé que nous ne nous laisserions pas enfermer dans des cases idéologiques. Il n’est pas question pour nous de privilégier une idéologie quelconque, faisant fi des impératifs de l’ici et maintenant.
L’un de vos principaux succès a sans doute été économique, puisque l’économie srilankaise a renoué avec la croissance. Mais le mérite pour le succès ne devrait-il pas revenir d’abord à votre prédécesseur qui avait négocié le prêt de sauvetage avec le FMI ?
Le président Ranil Wickremesinghe, prédécesseur de l’actuel chef de l’État du Sri Lanka avait en effet engagé les discussions avec le FMI dans ce sens. L'accord pour un prêt avait été signé avant que nous n’arrivions au pouvoir en septembre dernier, mais je pense que nous pouvons être crédités de la mise en œuvre de cet accord dans des conditions qui soient acceptables pour la population.
En accédant au pouvoir, nous avons pris langue avec le bailleur de fonds institutionnel. Le gouvernement a négocié pied à pied pour faire assouplir les mesures d’austérité draconiennes. Par exemple, nous voulions une protection sociale renforcée, et l’ajustement du régime fiscal. Nous avons pu aussi réduire la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les produits de première nécessité, notamment sur les fournitures éducatives essentielles et les médicaments. Les salaires ont été augmentés dans le secteur public. La paix sociale était à ce prix et elle est à mettre à notre crédit.
Le problème avec l’ancien président qui avait négocié l’accord, ce n’était pas tant l’accord en soi qui posait problème, mais le fait que cet accord n’était pas soutenu par le peuple. Pour notre part, c’est fort du mandat du peuple srilankais que nous avons discuté avec le FMI, pour s’assurer que le fardeau de la dette soit équitablement partagé entre les différentes couches sociales du Sri Lanka. La morale de l’histoire, c’est que la stabilité économique ne peut être garantie sans la stabilité politique et sans le soutien du peuple pour l’application des réformes.
Le président Dissanayake, tout comme vous, avez été élus sur une promesse de rupture avec le précédent régime. Comment définiriez-vous votre feuille de route ?
On pourrait dire, pour simplifier, que notre feuille de route, c’est la réforme du contrat social entre citoyens et classe politique au Sri Lanka. Sur l’île, les années post-indépendance ont été marquées par une lutte acharnée entre l'élite et le peuple. Cette tension s’est manifestée de différentes manières, notamment à travers des conflits et des violences extrêmes qui ont ensanglanté notre histoire moderne. Je pense à la guerre de sécession dans le Nord, à l’insurrection de la jeunesse cinghalaise en 1971... Pour moi, le mouvement « Aragalaya », la grande révolution citoyenne de 2022, relève de cette même aspiration pour une société plus égalitaire. Notre feuille de route répond à cette aspiration en proposant de jeter les bases d’une relation renouvelée entre l’État et la population.
La refonte de la relation entre l’État et la population passe par une réconciliation nationale entre la majorité cinghalaise et la minorités tamoule qui a subi des abus et des violations pendant la guerre civile. Votre camp qui a fait une percée spectaculaire dans le nord aux législatives est attendu avec impatience sur ce terrain. Où en êtes-vous dans votre réflexion sur la mise en place d’un mécanisme pour déterminer la responsabilité des violences perpétrées pendant les années de guerre civile ?
Je ne sais pas si vous le savez, lorsque la guerre civile dans le nord a pris fin en 2009, le JVP s’est manifesté dès les premières heures qui ont suivi la fin des hostilités pour réclamer la création le plus rapidement possible d’une commission « Vérité et Réconciliation » sur le modèle sud-africain. Bien sûr, cette demande n’a pas été prise au sérieux à l'époque.
Aujourd'hui, nous nous trouvons plusieurs années après la fin de la guerre. Il est à craindre que la mise en place aujourd’hui d’un mécanisme d’enquête pour connaître la vérité sur la guerre civile n’ouvre les vannes de la détresse en ravivant des souvenirs qui ont été soigneusement enterrés. Qui plus est, ces victimes ont raconté leurs histoires aux différents comités d'enquêtes mis en place au fil des ans. Ce que les gens veulent aujourd’hui, ce sont des actions concrètes à partir des informations et révélations déjà enregistrées. Nous voulons commencer ce processus de réparation dès cette année, en nous appuyant sur des logistiques existantes telles que le Bureau des Personnes Disparues et le Bureau de l'Unité Nationale et de la Réconciliation.
Par ailleurs, il faut que nous nous assurions que tous les citoyens, indépendamment de leur appartenance ethnique et de leur religion, puissent pleinement bénéficier des projets de développement lancés par le gouvernement central. Pendant trop longtemps, les minorités dans le nord et à l’est ont été tenues à l’écart des programmes et des politiques de développement du gouvernement central. Nous œuvrons pour que désormais les projets du gouvernement central tiennent compte des besoins et des inquiétudes des citoyens qui vivent loin des bureaux des décideurs gouvernementaux.
Au cours des cent jours écoulés, la politique étrangère a été l’un des principaux champs d’action du nouveau gouvernement srilankais. Le président Dissanayake s’est rendu en Inde en novembre, puis en Chine en janvier. Maintenant, il s’apprête à recevoir le Premier ministre indien Narendra Modi à Colombo. On a l’impression que vous vous êtes partagé les tâches diplomatiques : à vous le vaste monde et au président le voisinage compliqué…
Les tâches sont partagées entre les 21 membres du gouvernement. C’est une répartition du travail particulièrement sophistiquée. Quant à ma visite en France, elle avait été décidée avant que la visite officielle du Premier ministre indien Modi ne soit finalisée. Je serai ensuite de retour au Sri Lanka pour accueillir avec mon président, le Premier ministre Modi que j’aurais déjà rencontré au sommet BIMSTEC qui se déroule cette année à Bangkok.
La compétition entre l’Inde et la Chine pour asseoir leur domination sur Colombo n’est pas sans rappeler les rivalités anglo-russes en Asie centrale au début du siècle dernier. Comment votre petit pays insulaire vit-il cette nouvelle version du « Grand jeu » ?
Voyez-vous, le Sri Lanka, historiquement, a toujours été, en raison de notre emplacement géostratégique, au centre d’intérêts concurrents. Les superpuissances ne nous ont jamais ignorés. Nous avons suscité la compétition, nous avons été un partenaire très recherché par les acteurs globaux et régionaux. Nous avons donc l’habitude de gérer des intérêts concurrents, sans oublier de s’assurer de notre propre sécurité au milieu de ce tumulte. La scène de théâtre de l’ombre où nous nous retrouvons aujourd’hui, dans le contexte d’émergence de superpuissances régionales, est très représentative de la manière dont le Sri Lanka a toujours dû à agir avec ses voisins et alliés. La Chine et l’Inde sont des pays avec lesquels nous avons des relations historiques sur plusieurs fronts : économiques, culturels, religieux, pour ne citer que ceux-là. Il y a eu entre nous des palimpsestes de relations commerciales, beaucoup de mouvements, beaucoup d’aller et retour. C’est ça, le Sri Lanka.
Comme vous avez la réputation d’être une grande lectrice, je voudrais finir cette interview en vous demandant de partager avec nous vos goûts en littérature. Citez-nous trois livres qui vous ont passionnée.
Je pense en premier à Brotherless Night de V.V. Ganeshananthan (Penguin Books, 2023), Le livre a remporté le Women's Prize for Fiction en 2024. C'est sans doute l'un des meilleurs livres sur le conflit sri-lankais que j'ai lus. Pendant longtemps, j’avais arrêté de lire des livres sur le conflit srilankais parce que je faisais un blocage psychologique par rapport à cette thématique. L'autre livre que j’ai lu avec fascination tout récemment, c’est Human Acts (Random, 2017) de la Sud-Coréenne Han Kang. C'était vraiment une lecture difficile, mais importante. En fait, j'ai lu à la fois Han Kang et Ganeshananthan. Ce sont deux approches très contrastées de la guerre et des événements traumatiques.
Le troisième livre sur lequel j’aimerais attirer l’attention de vos lecteurs, n’est pas un roman. The Value of Everything est un essai de quelque 400 pages, sous la plume d’une économiste britannique, Mariana Mazzucato. Je déteste l’économie. Je devrais plutôt dire que je détestais l’économie, mais en me lançant dans la politique je me suis rendu compte que je ne pouvais plus ignorer l’économie. En fait, c’est l’essai de Mazzucato qui m’a fait vraiment aimer l’économie qu’elle raconte comme une histoire, comme une philosophie, comme un humanisme. Je relis régulièrement ce livre pour me rappeler que l’important, c’est la valeur qu’on attache aux choses et pas leur coût.