Une somme de 665 millions de dollars : voilà ce que Greenpeace est condamné à verser, aux États-Unis, au groupe Energy Transfer. L'ONG a été condamnée, mercredi 19 mars, à verser ces dommages et intérêts après des manifestations qui se sont déroulées dans le Dakota du Nord en 2016 et 2017 pour protester contre la construction du tronçon d'un oléoduc, accusé de traverser des sites sacrés de la tribu autochtone des Sioux et de menacer leurs ressources d'eau potable. Entretien avec Michel Forst, rapporteur spécial de l'ONU sur les défenseurs de l'environnement.
RFI : Est-ce que Greenpeace est en danger aux États-Unis ? Est-ce que l'existence de ce qui est sans doute l'une des plus grandes ONG au monde en matière de lutte pour l'environnement est remise en cause après cette décision de la justice américaine ?
Michel Forst : Il est peut-être un peu tôt pour dire que l'existence de Greenpeace est menacée. En tout cas, c'est certain que c'est un coup fort porté contre l'organisation, qui est victime de mêmes procès-bâillons dans plusieurs pays, en France, en Italie, en Grande-Bretagne et maintenant aux États-Unis. Et c'est vrai que le montant des dommages et intérêts prononcés par le tribunal du Dakota est vraiment très, très important. Et ça, ça risque de mettre en péril, non pas de manière définitive, en tout cas, mais de manière provisoire, les ressources financières de l'organisation.
Vous parlez de procédures-bâillons : est-ce que, peut-être, on peut d'abord rappeler ce que c'est, et puis, quel est l'objectif aussi de ce type de méthode ?
C'est une mécanique qui a été inventée par les entreprises pour essayer, au fond, de museler la liberté d'expression. Ils ne supportent pas que les organisations gouvernementales ou que la presse, ou les médias ou des journalistes d'investigation, mettent en cause la réputation d'une entreprise. Et donc, ils menacent les journalistes, les ONG, la société civile de procès en demandant des sommes faramineuses de plusieurs centaines de milliers ou de millions de dollars pour les États-Unis, simplement pour les faire taire en disant « vous nous avez diffamés, nous sommes diffamés, par conséquent, nous demandons au tribunal de prononcer une sanction et une indemnité pour réparer les dommages subis » de plusieurs centaines de milliers d'euros. Et on voit à quel point c'est une démarche qui fonctionne. On a une recrudescence, à l'heure actuelle dans le monde, de procès-bâillons à l'encontre de journalistes d'investigation mais également de sociétés civile. Des statistiques récentes ont montré effectivement qu'on a une augmentation très forte. Rien qu'en Europe, depuis 2002, on a recensé plus de 600 cas de procédures-bâillons sur dix ans. Donc c'est assez énorme.
Vous parlez d'une augmentation : est-ce qu'on peut aussi constater une évolution dans la forme ? Est-ce que l'un des objectifs, par exemple, c'est de réduire au silence en particulier les défenseurs de l'environnement, avec souvent des multinationales liées aux énergies fossiles qui vont être à l'origine de ces procédures ?
Malheureusement, ça marche parfois parce que beaucoup de petites entreprises ou petites organisations non-gouvernementales, ou même de journalistes indépendants d'investigation qui font un travail sérieux d'investigation sur le travail mené par ces entreprises, sont eux-mêmes menacés. Et devant le montant des sanctions prononcées par les tribunaux, je dois dire que certains viennent vers moi en disant ''on hésite maintenant à rendre public de l'information ou on préfère le faire sous forme de lanceurs d'alerte plutôt que de journaliste d'investigation ou d'ONG'', de peur effectivement, que la survie financière des ONG ou bien l'économie d'un journaliste puisse être menacées par ces procédures-bâillons. Donc ça marche.
Il y a également des cas dans lesquels, heureusement, on a des solutions qui sont un accommodement raisonnable. Par exemple, aux Nations unies, on a plusieurs cas dans lesquels on a réussi à faire entendre raison aux entreprises. J'ai le cas en particulier d'une entreprise en Suisse qui a effectivement entendu raison. Mais effectivement, on constate qu'il faut se mobiliser. C'est aussi une des raisons pour lesquelles le Conseil de l'Europe a élaboré une liste de dix critères qui permettent aux entreprises de vérifier elles-mêmes si la procédure qu'elles lancent répond aux critères dans un procès-bâillon, et justement d'encourager les entreprises à ne pas utiliser ça. On a cette directive européenne très importante qui doit être bientôt transposée en France, comme dans tous les pays de l'Union européenne, qui vise à lutter contre les procès-bâillons. Et donc, cette directive, on attend beaucoup d'elle pour, en tout cas en Europe, mettre un frein à cet acharnement des entreprises contre la société civile.
Alors, puisque vous évoquez justement les solutions qui pourraient être mises en place, effectivement, l'Union européenne, on le sait, travaille sur le sujet. D'ailleurs, Greenpeace a porté plainte contre Energy Transfer devant un tribunal des Pays-Bas. Donc ça veut dire que tout se joue ici, en Europe ?
Une partie se joue effectivement en Europe, et pour l'instant, il faut d'abord attendre que les Pays-Bas transposent la directive. Mais effectivement, la transposition de la directive est une étape extrêmement importante qui permettra, en tout cas en Europe, d'avoir les moyens de lutter à armes moins inégales contre les entreprises qui, pour l'instant, jouent du déséquilibre des pouvoirs entre leurs puissances financières et les petites puissances financières des ONG.
Aux États-Unis, cette condamnation de Greenpeace peut-elle être un risque pour la démocratie américaine, quand on sait en plus que Donald Trump est au pouvoir et que ce n'est pas forcément un défenseur de l'environnement ?
Malheureusement, le risque que je vois immédiatement et qui a été pointé par les observateurs, c'est le fait que c'est un succès pour l'entreprise américaine, qui risque également d'encourager d'autres entreprises, petites, moyennes ou grandes, à utiliser les mêmes procès pour faire taire les journalistes d'investigation et les petites organisations gouvernementales qui luttent contre des projets locaux qui, parfois, sont des petits projets mais qui menacent la survie d'une communauté, d'un peuple autochtone et qui sont effectivement extrêmement importants.
Et ce sont spécifiquement les enjeux environnementaux qui peuvent être en danger ?
Ce sont beaucoup les enjeux environnementaux, effectivement. Et d'ailleurs, ce n'est pas par hasard si Greenpeace s'est mobilisée. D'abord, elle n'est pas la seule. Elle s'est mobilisée en soutien à des peuples premiers, les Sioux, qui en fait étaient directement menacés. C'est l'accès à l'eau potable qui était menacé. Et donc, ce sont d'abord les populations autochtones qui sont les premières victimes. Et le rôle des grandes ONG, comme Greenpeace et les autres, c'est d'apporter leur soutien, leur soutien juridique, d'encourager les communautés à porter plainte, parce qu'effectivement, ce sont elles qui sont les premières victimes.
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