Avec les élections européennes du 9 juin 2024, la Pologne aura connu trois scrutins en huit mois. En octobre 2023, le pays a voté pour l’alternance après huit années de pouvoir ultraconservateur du parti Droit et Justice. C’est désormais l’ancien président du Conseil européen Donald Tusk qui occupe le poste de Premier ministre, à la tête d’un gouvernement de coalition centriste. Mais si le PiS n'a pu conserver le pouvoir, il n’en reste pas moins le premier parti du pays. Critiqué pour ses atteintes à l’État de droit, le parti nationaliste et ultraconservateur a laissé un héritage, dont le nouveau pouvoir a du mal à se défaire.
De notre envoyée spéciale,
Cinq mois après le retour au pouvoir d’une coalition pro-européenne à Varsovie, l’enthousiasme des débuts semble quelque peu retombé. « On vit une grande expérience politique », observe Jaroslaw Kuisz, le rédacteur en chef de Kultura Liberalna, un hebdomadaire en ligne centriste influent. « Le moment que nous vivons, nous offre l’occasion de nous débarrasser du pouvoir populiste qui, comme du lierre, s’est enroulé autour des institutions d’État. Mais, se débarrasser de ces personnes, de leur influence, de la corruption, s’avère très difficile », souligne le politiste, dans son bureau situé en plein cœur de Varsovie, où il analyse les changements en cours dans les institutions polonaises, depuis que le PiS a perdu les élections en octobre 2023 et que le gouvernement de Donald Tusk est entré en fonction deux mois plus tard.
Sur le modèle de la décommunisation, la Pologne libérale a entamé une « dépisacja », une tentative de se libérer de l’emprise du PiS sur le pays et ses institutions et de réparer les dommages causés à l'État de droit. Mais la comparaison avec les événements de 1989 s’arrête là, car contrairement au communisme lors de son effondrement, les idées antilibérales ne sont pas en recul. « L’idéologie des populistes reste très vivante. On n’est pas en présence de vieux communistes qui quittent le pouvoir, mais de gens qui ont envie de se battre pour le regagner et qui restent toujours dans le jeu », affirmeJaroslaw Kuisz.
De fait, les élections régionales du 7 avril ont montré que le PiS restait le premier parti du pays même s’il ne contrôle plus que 7 provinces sur 16 et qu’il n’a réussi à conserver une majorité absolue que dans quatre de ces régions. Le parti de Jarosław Kaczyński se maintient dans de nombreuses communes de l’est du pays. C’est le cas en Podlachie, cette région aux confins orientaux, qui partage sa frontière avec la Biélorussie et la Lituanie.
Employé des forêts domaniales, Rafal Supiński y a été élu conseiller régional. Les résultats des scrutins municipaux et régionaux qui ont vu son parti résister, le rassurent pour la suite, en particulier pour les Européennes : « cela signifie que Droit et Justice a ses électeurs fidèles, et qu’il est même en mesure d’en gagner d’autres. La société de Podlachie est très attachée à ses valeurs traditionnelles. Lui imposer une manière de penser ou de parler, cela provoque des réactions. Nous devons montrer à l'Union européenne qui nous sommes, nous devons afficher nos valeurs traditionnelles et conservatrices », affirme l’élu, aux côtés de son épouse et de la plus jeune de leurs filles, dans sa coquette maison d’un village paisible, entouré de champs et de bois.
Pologne A et B
Ces dernières années, dans la région, les investissements réalisés à l’aide, notamment, de fonds européens ont été nombreux. C’est le cas dans la commune de Wizna : routes rénovées, bâtiments publics mis aux normes écologiques, terrain de sport, école maternelle, cabinet de physiothérapie. « Les habitants ont commencé à être traités dignement, comme des sujets à respecter », affirme l’ancien maire Mariusz Soliwoda, battu, malgré tout, aux municipales du 21 avril. « Avant le PiS, l’argent n’allait qu’aux grandes agglomérations et alors qu’elles se développaient, les habitants des petits villages étaient oubliés. Ces huit dernières années, nos habitants ont récupéré leur dignité, ils ont été pris en compte ».
La Pologne reste un pays profondément divisé entre une Pologne A à l’ouest de la Vistule, plus aisée, où l’on vote davantage pour les partis progressistes et une Pologne B, à l’est, moins développée économiquement, plus tentée par le Parti Droit et Justice.
Dans le hall d’entrée de la mairie de Jedbawne, de nombreux panneaux détaillent les investissements réalisés grâce aux fonds gouvernementaux et européens. Le mois dernier (avril 2024), le maire Adam Niebrzydowski a été réélu sous l’étiquette du parti Droit et Justice avec 90,51 % des voix. Il faut dire qu’il était le seul candidat. Sur les 15 élus du conseil municipal, 14 sont du PiS.
L’édile reçoit dans son bureau où les drapeaux polonais entourent un grand crucifix. S’il reconnait que l’adhésion à l’Union européenne, il y a 20 ans, a donné une impulsion à la Pologne, il a une dent contre la politique bruxelloise qui « impose d’en haut une politique unificatrice. Si cela peut se comprendre pour certaines choses, dans beaucoup de domaines, il faut que cela reste la prérogative du pays et en particulier pour l’agriculture ». L’édile dit soutenir les récentes manifestations paysannes, y voyant plus que des « mouvements de contestation du monde agricole, ils défendent aussi les intérêts de notre pays et de notre société tout entière ».
Dans la région, Zbigniew Baginski est l’un des organisateurs du mouvement de contestation contre l’afflux de produits agro-alimentaires ukrainiens et contre le Pacte vert européen, qu’il trouve trop exigeant. « Ces règles qu’ils mettent à exécution visent très clairement à liquider l’agriculture dans toute l’Europe, pas uniquement en Pologne », s’insurge ce producteur de lait. « À Bruxelles, ils ont des idées qui vont incroyablement loin, qui s’ingèrent dans notre vie quotidienne. Les parlementaires européens se sont enfermés dans leur petite bulle, ne voient pas les manifestations agricoles, l’agitation sociale dans les rues, des gens qui sont solidaires avec nous, ils s’en moquent ».
DIAPORAMA
Green deal
À quelques km de là, au bout d’une route fraîchement rénovée : l’exploitation d’Ireneusz Kossakowski, avec ses vaches qui sortent le museau de l’étable dès que l’agriculteur s’en approche. Lui aussi a manifesté contre le Pacte vert. « Tout fonctionne sur le principe de la grenouille ébouillantée : on ne cesse de la réchauffer et elle ne sait pas à quel moment elle va mourir ». L’éleveur, père de quatre enfants, cultive une trentaine d’hectares de céréales pour nourrir ses vaches laitières. Favorable à l’intégration européenne, il s’insurge contre « l’éco-terrorisme », estimant que « la lutte contre le changement climatique est devenue une religion, une idéologie et c’est précisément pour cette raison que les agriculteurs vont plutôt voter à droite, pour le PiS ou Konfederacja », ajoutant qu’il y verrait un « résultat satisfaisant ».
Les partis d’extrême droite comme le PiS ou la plus confidentielle Konfederacja, encore plus conservatrice sur le plan des valeurs, tentent de capitaliser sur la colère du monde paysan. « Plus les agriculteurs crient fort, plus ils engrangent des points », estime la politologue Renata Mienkowska, qui enseigne à l’Université de Varsovie. « C’est vraiment une excellente option pour les partis populistes comme Droit et Justice et Konfederacja, que l’agriculture reste un sujet brûlant. Ils vont exploiter le thème du Green Deal européen ». Aujourd’hui, la Pologne est le cinquième plus gros bénéficiaire des aides de la Politique agricole commune de l’UE. « Les agriculteurs sont le plus grand groupe bénéficiaire de l’adhésion de la Pologne à l’Union », souligne Renata Mienkowkska, « il y a deux ans, leurs revenus étaient énormes, ils se sont habitués à tout cela », mais l’agression russe de l’Ukraine a changé la donne.
En dépit des critiques formulées par les partisans des partis d’extrême droite, la Pologne reste l’une des sociétés les plus pro-européennes au sein des 27 et l’arrivée au pouvoir d’une coalition centriste avec à sa tête l’ancien président du Conseil européen, Donald Tusk ne fait que renforcer ce sentiment. Après des années de relations tumultueuses avec Varsovie, la Commission européenne a annoncé, le 6 mai 2024, son intention de mettre un terme à la procédure de l’article 7 du traité de l’UE. Cette procédure avait été déclenchée en décembre 2017 en raison d’inquiétudes sur les réformes judiciaires mises en place par le parti Droit et Justice.
Dans son bureau du tribunal d’instance de Varsovie, le juge Piotr Gaciarek a accroché des photos des manifestations pour la défense de l’État de droit, auxquelles il a pris part durant sa suspension. Pour avoir refusé de siéger avec un « néo-juge » nommé par un organe proche du PiS, le magistrat a été mis à pied. Il n’a retrouvé son poste que récemment. « J'ai eu l'impression d'être un chirurgien qui retourne dans une salle d’opération après 2 ans et demi d’interruption. C’était un sentiment mitigé, parce que d’un côté, j’étais heureux de revenir, mais d’un autre côté, je connais l’étendue des dommages infligés au pouvoir judiciaire ».
Le gouvernement du Pis qui a présidé aux destinées du pays ces huit dernières années, a mis la main sur le Conseil de la magistrature, l’instance qui donne aux juges leur affectation. Plus de deux mille juges entrés en fonctions depuis 2015 ont été nommés par cet organe réformé de façon inconstitutionnelle. Le PiS a profondément transformé l’institution judiciaire et a créé des postes destinés à sauvegarder les intérêts du parti en cas de perte du pouvoir. La tâche du nouveau ministre de la Justice Adam Bodnar est immense : « il essaie de faire ce qu'il peut, en tentant d'écarter les présidents de tribunaux nommés par l’ancien pouvoir et qui n’ont aucune autorité parmi les juges. La situation est délicate, tant sur le plan juridique que politique, parce que nous avons un chef de l’État qui, au lieu de faire respecter la Constitution, a soutenu le gouvernement précédent qui l’a violée, de façon à subordonner le pouvoir judiciaire au politique », soupire le magistrat.
« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté »
Autre symbole de la contestation contre la réforme de la justice, ce qui lui a aussi valu des poursuites et deux ans de suspension, le juge Igor Tuleya a été réintégré dès 2022, au moment où le précédent gouvernement de Mateusz Morawiecki négociait avec Bruxelles les fonds de relance de l’Union européenne. Il estime qu’il faudra du temps, peut-être une génération, pour rétablir la confiance envers l’institution judiciaire : « les gens du PiS au sein de l’appareil judiciaire se sont enterrés comme Hitler à Stalingrad. Ils ont bétonné le système, ils ont créé des règles, qui rendent difficile leur licenciement aux postes qu’ils occupent et le rétablissement de l’État de droit ».
D’autant que le PiS garde un précieux allié au sein du pouvoir, le président ultraconservateur Andrzej Duda, qui, par son droit de veto peut faire obstruction aux tentatives de réformes du gouvernement de Donald Tusk. Son mandat s’achève en 2025. « Même si l’on comprend que ces lois n’ont aucune chance d’aboutir, parce que le chef de l’État y mettra son veto, il est nécessaire de lancer le processus législatif et d’avoir ce débat », affirme le juge Gaciarek. Son homologue du tribunal d’instance de Varsovie abonde : « le rétablissement de l’État de droit par le professeur Bodnar ne va pas à un rythme effréné, mais c’est dû au fait qu’il veut rester dans un cadre légal. On peut discuter de ce bien fondé », avance Igor Tuleya, citant Saint Just : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
« Le parti PiS a laissé derrière lui un terrain juridiquement miné », obligeant le nouveau pouvoir à se lancer dans un « bricolage juridico-politique controversé », constate Jaroslaw Kuisz. Le remplacement sans ménagement des présidents des conseils d’administration de la télévision, des radios publiques, de l’agence de presse polonaise, et l’arrêt subit de la diffusion, en décembre 2023, ont donné lieu à des critiques y compris parmi les partisans du gouvernement de coalition et poussé les partisans du PiS à occuper temporairement le siège de la télévision publique.
Quelques mois après ces événements, de nouvelles têtes officient désormais dans les studios de TVP. Licencié de la radio publique à l’époque où le parti Droit et Justice était au pouvoir, Ernest Zozuń présente, depuis le début de l’année, une nouvelle émission de politique étrangère « Oko na Świat », un œil sur le monde. Ce quinquagénaire qui a été correspondant de guerre en Afghanistan, en Yougoslavie, en Tchétchénie et en Irak, se réjouit des changements opérés au sein des médias publics : « lorsqu’on allume la télévision, sur les chaînes d’informations il n’y a plus de propagande. L’information est objective et professionnelle ».
À l’heure du journal télévisé du soir, sur TVP info, large sourire aux lèvres, Jarosław Kret, « monsieur Météo », attend son tour pour entrer en plateau. Lui aussi a été banni des médias publics durant les années PiS. « La démocratie a gagné et me voilà de retour », lance le sexagénaire d’un air triomphal. « J’attendais impatiemment de revenir à la maison. Je suis un pur Européen. Et je n’étais pas considéré comme l’un des leurs. C’est étrange, cela m’a rappelé la période communiste. Ils ont sali le nom de cette télévision et maintenant nous la nettoyons. Ma mission à moi, c’est d’éduquer les gens qui me regardent derrière l’écran, de leur ouvrir l’esprit et non pas de leur faire un lavage de cerveau comme c’était le cas avant ».
La vidéo