Cette semaine, des centaines de scientifiques du monde entier ont rendez-vous à Paris. Ils ont été choisis par l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques que l’on appelle aussi le « GIEC de la biodiversité ». Ces scientifiques ont pour lourde tâche de synthétiser, en trois ans, l’ensemble des connaissances et données aujourd’hui disponibles pour rédiger le deuxième bilan mondial sur la biodiversité et les écosystèmes qui sera publié en 2028. Entretien exclusif accordé à RFI avec le Kényan David Obura, président de l’IPBES et scientifique de renommée mondiale reconnu pour ses travaux sur les écosystèmes marins et les récifs coralliens.
RFI : Qu’est-ce qu’un rapport mondial sur la biodiversité et à quoi sert-il ?
David Obura : Notre rapport d'évaluation mondial porte sur la biodiversité et les services écosystémiques. Nous évaluons donc l'état de la nature qui nous entoure, mais aussi la manière dont nous l'utilisons et les services qu’elle nous rend. Nous faisons cela afin d'informer les gouvernements et la communauté internationale, mais aussi tous les acteurs sur le terrain, de ce qu'il se passe autour d'eux et de ce qu'ils peuvent faire pour améliorer la nature qui les entoure et les avantages qu'ils en tirent.
Quelles sont les principales avancées depuis le premier rapport mondial sur la biodiversité publié en 2019 ?
La prise de conscience collective suscitée par le premier rapport en 2019 a été incroyablement puissante. Ses conclusions scientifiques ont largement inspiré le Cadre mondial de Kunming-Montréal. C'est un accord international adopté en 2022 pour freiner ce déclin de la biodiversité et pour restaurer nos écosystèmes. Mais depuis, les pressions sur la nature se sont intensifiées et la nature continue de décliner. C'est parce que nous consommons toujours davantage. Et ce faisant, nous consommons différentes parties de la nature. Et comme nous ne changeons pas suffisamment nos comportements, l'équilibre entre les populations et la nature reste perturbé. Notre nouveau rapport montrera en détail comment cela se produit, et puis il tentera d'identifier les solutions possibles. Quels sont les éléments essentiels ou les germes de bonnes pratiques que nous pouvons mettre en place pour inverser ces tendances afin d'améliorer et la biodiversité et la vie des gens.
Quelles nouvelles thématiques ou angles seront abordés dans ce deuxième rapport d'évaluation mondial ?
Alors parmi les nouveaux thèmes, il y en a un qui est très important. On va davantage inclure dans nos travaux les connaissances autochtones et locales des communautés du monde entier et des différentes cultures. Aujourd'hui il est crucial d'ouvrir notre cadre scientifique aux connaissances plurielles. Dans ce rapport, nous allons consacrer un chapitre entier aux représentants des communautés autochtones, qui présenteront leur vision du monde. Un deuxième thème très important est bien sûr l'océan. En 2019, il n'a pas été suffisamment abordé dans le premier bilan mondial. Mais aujourd'hui, nous disposons de beaucoup plus de données scientifiques et de connaissances sur la durabilité des océans, et nous allons donc les intégrer dans notre rapport.
Justement : est-ce que l'accès aux données scientifiques sur la biodiversité a-t-il changé ?
La disponibilité des données sur la biodiversité s'est améliorée. Il y a beaucoup plus de données disponibles, environ le double de ce qu'il y avait il y a cinq ans. Nous disposons d'instruments bien meilleurs, de systèmes à distance comme les drones, les satellites et les capteurs. Nous disposons donc de plus d'informations. Mais nous devons maintenant être capables de les traiter et de les comprendre. Bien évidemment, il y a toujours des lacunes. Dans certaines régions du monde, les données restent rares, comme dans les pays à faibles revenus ou sur les océans. Pour combler ces lacunes, nous allons devoir investir dans des solutions qui permettent d'accéder à ces connaissances. L'intelligence artificielle est bien sûr très prometteuse. Même si elle suscite beaucoup de préoccupations dont nous devons tenir compte.
Quelles seront les priorités dans ce nouveau bilan mondial sur la biodiversité afin de soutenir les politiques publiques efficaces ?
Je ne peux pas préjuger de ce que les auteurs de l'évaluation trouveront en termes de hiérarchisation des priorités. Mais le timing est intéressant. Ce nouveau bilan mondial sur la biodiversité sera publié en 2028, deux ans donc avant l'atteinte des objectifs de développement durable fixés par les Nations unies. Bien sûr, c'est trop tard pour améliorer les mesures déjà prises en faveur de ces objectifs de 2030. En revanche, notre rapport pourra vraiment nous aider à mieux comprendre ce qui a fonctionné, ce qui n'a pas fonctionné et pourquoi. Et nous saurons ensuite, quelles priorités il faudra mettre sur l'agenda post-2030. Comment pourrons-nous mieux mettre en œuvre des pratiques de durabilité ? Je suis donc certain que le rapport donnera la priorité à des questions de ce type. C’est l'un des mandats qui nous a été confié par les gouvernements.
Des scientifiques américains participeront-ils à la rédaction de cette nouvelle évaluation mondiale sur la biodiversité ?
Des scientifiques du monde entier participent à la rédaction du rapport, qui couvre les cinq régions du globe. Les États-Unis font partie de la région Amériques et, bien sûr, nous bénéficions d'une forte participation de leur part. L'Afrique, l'Europe, l'Asie, toutes nos régions sont représentées. Notre base scientifique est mondiale et elle tient toujours compte des contextes locaux.
Vous avez dit dans votre discours d’ouverture que vous étiez arrivé sur cette plateforme scientifique de l’IPBES parce que vous êtes scientifique vous-même et que vous ne vouliez plus seulement faire de la science, mais faire en sorte que la science infuse dans les décisions politiques. Est-ce qu’il y a des moments où vous vous sentez désespéré ?
Bien sûr, je suis extrêmement préoccupé par la méfiance à l'égard de la science qui existe dans le public et chez certains décideurs. Mais plus encore que la méfiance, ce qui me préoccupe, c'est le doute qui est semé par certaines personnes ou certains secteurs. Le travail que nous devons accomplir en tant que plateforme scientifique consiste donc simplement à mettre en avant une science de qualité et à être très crédibles quant aux connaissances que nous présentons. Nous devons aussi être clairs sur les incertitudes, car nous ne pouvons jamais tout savoir. Mais les gens sont confrontés au changement climatique et à la perte de biodiversité dans leur vie quotidienne. Le travail de l'IPBES sur la biodiversité et les services écosystémiques concerne la manière très concrète dont la nature soutient les populations. Et je pense que c'est très facile à comprendre pour tout le monde si nous le traduisons correctement. C'est l'une des choses les plus importantes que nous devons faire maintenant. Nous n'avons qu'une seule planète. Nous devons vraiment comprendre l'essence de la durabilité et comment chaque personne, chaque entreprise, chaque pays peut contribuer à la préserver. Il est du devoir de chaque habitant de la planète d'utiliser la nature de manière durable et de partager équitablement les avantages que nous procure cette merveilleuse Terre.