La délimitation des littoraux telle que nous la connaissons aujourd’hui ne sera plus la même dans moins d’un siècle. Si le réchauffement climatique de la planète change la composition de l'océan, il change aussi ses dimensions, élevées d’une vingtaine de centimètres durant le XXe siècle. Dans le même temps, des territoires tendent à s’enfoncer alors que par ailleurs, le niveau de l’eau semble baisser. Explications.
En 2021, lors de la 26e COP climat, Gladys Habu, citoyenne des îles Salomon, dans le sud du Pacifique, racontait à RFI comment l’îlot de ses grands-parents avait été englouti. Une perte culturelle, qui n’est pas, si l’on peut dire, isolée. D’autres s’y préparent : dans la même région, Tuvalu a pris les devants en signant un traité d’asile climatique avec l’Australie. Millimètre par millimètre, l’océan grignote les continents émergés. Parce que son niveau monte, mais aussi parce que certains territoires s’enfoncent. La double peine.
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Si l’on se réfère aux chiffres de l’agence Copernicus, le niveau moyen du grand bleu a augmenté d’environ 21-24 cm en 140 ans. Mais il a doublé sur les trois dernières décennies seulement. Le rythme d’élévation a en effet doublé entre 1993 et 2024. De 1,2 mm par an durant le XXe siècle, il est de presque 4 mm désormais.
Non seulement le phénomène s’accélère, mais il se poursuivra pendant au moins plusieurs dizaines de siècles, même si les émissions de gaz à effet de serre s’arrêtaient demain, en raison de l’élan de la machine climatique. « C’est extrêmement problématique pour deux types de côtes, explique le géologue marin Eric Chaumillon, spécialiste des littoraux à l’université de La Rochelle. Sur les littoraux élevés, plus les vagues frappent haut, plus l’érosion est intense. Et dans les zones basses, les estuaires, les lagunes, les ports risquent d’être inondés ». Il va donc falloir s’adapter.
Les continents bougent aussi
Il y a trois facteurs à cette hausse, dite absolue, du niveau océanique. Le premier, bien connu, c’est la fonte des glaciers (montagnes et pôles), qui déverse de l’eau douce supplémentaire dans la mer (ce qui perturbe par ailleurs des organismes habitués à un certain taux de salinité). La fonte compte pour la moitié de la hausse totale. Un deuxième facteur, pour 10%, c’est la modification du stockage de l’eau sur ou sous terre, comme les réservoirs.
Les 40% restant sont causés par la dilatation thermique : l’eau chaude prend plus de place que l’eau froide. Comme l’océan se réchauffe de plus en plus, qu’il capte 90% des excès de chaleur causés par les activités humaines, son expansion se poursuit logiquement.
Cependant, cette hausse n'est pas la même partout sur la planète, composée à 70% d’océan. « Le niveau n’est pas homogène parce qu’il y a des secteurs maritimes qui engrangent plus de chaleur que d’autres et vont s’élever davantage, reprend Eric Chaumillon, dont le laboratoire est spécialisé dans l’étude des littoraux et de la géophysique océanique. Il y a notamment le sud-ouest de l’océan Pacifique qui s’élève beaucoup plus vite que la moyenne. On estime que depuis une trentaine d’années, la hausse y avoisine 20 à 30 cm. C’est énorme. Sur les côtes françaises à l’inverse, l’élévation de la mer est un peu moins importante que la moyenne mondiale. Tout ça est lié à la circulation des vents, des courants marins, à la variabilité climatique avec des phénomènes comme El Niño ».
L’élévation absolue du niveau marin est mesurée par des altimètres embarqués par des satellites qui prennent le centre du globe terrestre comme point de repère.
Le niveau absolu se distingue du niveau relatif. Celui-ci est calculé à l’aide de marégraphes, qui sont attachés aux continents, qui bougent. « La terre peut soit s’enfoncer, soit se soulever. Les régions les plus vulnérables [au risque de submersion, NDLR] sont donc celles qui subissent à la fois l’élévation absolue et un enfoncement du sol, qu’on appelle en géologie la subsidence », reprend Eric Chaumillon. C’est le cas des îles Samoa. Depuis un puissant tremblement de terre en 2009, elles sombrent avec une élévation marine absolue et relative quatre à cinq fois plus rapide qu’ailleurs.
Une subsidence de plusieurs mètres en Asie
Aucun continent ne semble échapper à ce phénomène d’affaissement des terres. « A l’échelle mondiale, la montée du niveau marin perçue par les populations est en réalité souvent une combinaison de la hausse absolue du niveau marin et de la subsidence : entre 50 et 70 % du phénomène seraient dus à cette dernière, dans les deltas et villes côtières », soulignent des chercheurs européens du projet Engulf, un programme d’étude de la subsidence (ou affaissement des sols) autour du golfe de Guinée.
La subsidence est particulièrement impressionnante et scrutée en Asie, où les zones de deltas sont nombreuses tout comme les agglomérations populeuses : de Shanghaï à Jakarta, de Tokyo à Manille, en passant par le delta du Mékong (Vietnam), le sol peut s’enfoncer jusqu’à plusieurs centimètres par an, et donc plusieurs mètres au bout de quelques décennies. Ce qui a conduit la capitale indonésienne à déménager…
C’est beaucoup plus que la hausse moyenne de l’océan, qui est d’un peu moins de 4 mm par an. « Dans certaines régions, la contribution de la subsidence peut être dix fois plus élevée que celle de l’élévation du niveau marin », écrivent en 2023 les auteurs d’un article paru dans Nature Communications, cité dans Polytechnique Insights.
Dans une évaluation couvrant 99 villes côtières parue en 2022 dans la revue américaine Geophysical Research Letters, une équipe pointait que dans un tiers d’entre elles, des quartiers s’enfoncent d’au moins 10 mm par an. « Dans la plupart des villes, la subsidence est plus rapide que la montée des eaux. A ce rythme, elles seront confrontées à la submersion bien plus vite que ce que disent les prévisions de la hausse du niveau marin ».
Le golfe de Guinée est particulièrement à risque : de faible altitude et composée de sédiments meubles, la côte recule jusqu’à 15 m par an à certains endroits à cause de l’affaissement. Densément peuplée, elle abrite un chapelet de capitales politiques et économiques, à commencer par Lagos, plus riche que la grande majorité des Etats du continent. « L’élévation du niveau des océans menace des dizaines de métropoles côtières africaines en pleine expansion », alertait le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, listant toutes les conséquences d’une telle invasion marine.
Le pompage de l’eau et du pétrole engloutit les villes
Le phénomène, complexe, conjugue causes naturelles et anthropiques. Ainsi, la dernière déglaciation a eu pour effet de soulever les continents. « Après le maximum glaciaire, la couche de glace épaisse de 2 à 3 km a fondu, et par réponse, dans une sorte de retour à l’équilibre, les continents se sont soulevés, vulgarise Eric Chaumillon. Et comme le manteau terrestre a une forte viscosité, le soulèvement continue encore. Au sud de la Suède, on a un soulèvement actuel de l’ordre de 1 cm par an, bien supérieur à l’élévation du niveau des mers. Pour les Suédois, la mer baisse ». La tectonique des plaques peut également soulever les terres émergées plus vite que la hausse du niveau marin.
Concernant l’enfoncement des terres cette fois, le compactage des couches de sédiments ainsi que les activités sismiques jouent un rôle important, comme c’est le cas aux Samoa.
Les civilisations humaines ne sont pas en reste, au contraire : « Les activités humaines (…) sont probablement la principale cause de la subsidence », affirme l’étude américaine pré-citée. Une autre étude de 2021 leur attribuaient même 78,5% des cas.
En construisant toujours plus, notre écorce terrestre ploie sous les tonnes de béton armé. 765 millions de tonnes pour New York, qui s’enfonce d’un ou deux millimètres par an. Toutefois, le poids des villes dans leur affaissement reste un facteur discuté, selon un article fouillé de Reporterre. En revanche, les barrages retiennent les sédiments nécessaires en amont au maintien des littoraux.
Mais le coupable numéro un, c’est le pompage des fluides stockés sous nos pieds. De l’eau en tout premier lieu, comme le confirmait une étude de Nature publiée il y a quelques jours et reprise par le New York Times. La nature ayant horreur du vide, la roche se contracte. C’est le cas en Asie et ailleurs : les sécheresses plus violentes entraînent un recours plus important aux nappes phréatiques. « En Chine, près de la moitié des plus grandes villes s’enfoncent à cause du pompage de l’eau et sous le poids de leur expansion », titrait l’an dernier la BBC.
L’extraction d’hydrocarbures est également responsable. Comme celui qui repose sous la ville de la Nouvelle-Orléans, laquelle s’enfonce, ou bien les réserves enfouies sous Long Beach en Californie, qui a baissé de 8,8 m depuis les années 1940. Comme en Chine, la situation de plusieurs grandes villes américaines est préoccupante et, en réalité de toute la côte est, à en lire cette carte interactive du quotidien new-yorkais. 29 000 bâtiments sont menacés, la ville de Houston est celle qui s’enfonce la plus vite, plus de 5 mm par an sur près de la moitié de sa superficie, selon Nature. Le Texas, riche en pétrole et très consommateur des réservoirs aquifères, est particulièrement touché. Raison de plus, s’il en fallait une, pour laisser les fossiles là où ils sont.