Ce que nous jetons à la poubelle pourrait nourrir le monde. En cette journée mondiale de l’alimentation, tentons de comprendre ce qui nous pousse à alimenter la poubelle plutôt que nos estomacs.
Les chiffres sont connus et restent alarmants : environ un tiers de la nourriture produite dans le monde est gaspillée, soit environ un milliard de tonnes, selon le rapport de mars 2024 du Programme de l’ONU pour l’environnement. En 2022, cela représentait environ un milliard de repas par jour et par personne. « Si vous mettez toute la nourriture jetée chaque année aux Pays-Bas dans des camions, vous auriez un convoi qui va de Utrecht (Pays-Bas) à Barcelone (Espagne) », dessine Erica Van Herpen, professeure à l’université de Wageningen, qui étudie le gaspillage alimentaire depuis une décennie. C’est aussi comme si 30 % des terres agricoles de la planète étaient exploitées… pour rien. De nos jours, près de 800 millions de personnes souffrent de la faim : elles pourraient toutes être nourries par les denrées perdues.
Dans le détail, et toujours selon le rapport du PNUE, environ 20 % de ce gaspillage se fait à la maison. Il s’agit principalement d’ingrédients non utilisés, du pain, des fruits et des légumes, soit parce qu’ils ont été oubliés au fond du frigo, soit parce qu’on a préféré choisir les plus frais en premier.
Rappelons toutefois que le gaspillage alimentaire n’est l’apanage des pays riches : « les niveaux de gaspillage alimentaire moyens observés des ménages des pays à revenus élevés, intermédiaires supérieurs et intermédiaires inférieurs diffèrent de seulement 7 kg par habitant, précisait l’ONU dans son index mondial. Dans le même temps, les pays les plus chauds semblent générer davantage de déchets alimentaires par habitant au sein des ménages, ce qui pourrait s'expliquer par une plus grande consommation d'aliments frais contenant une grande quantité de parties non comestibles ainsi que par l'absence d'une chaîne du froid solide. »
« Le syndrome du bon nourricier »
Mais alors, pourquoi un tel gâchis ? Que se passe-t-il dans notre tête pour que l’on jette « par la fenêtre » notre pitance quotidienne, notre argent mais aussi le fruit du labeur des agriculteurs ? « Les gens n’aiment pas gâcher, ils se sentent mal à l’aise, mais ils continuent de le faire. Il y a un paradoxe », a relevé Erica Van Herpen lors de ses enquêtes comportementales (qualitatives plus que quantitatives).
Et sans surprise, il n’y a pas une seule et simple explication à cela. La spécialiste balaie d’emblée l’idée du consommateur je-m’en-foutiste : « On pense souvent que les gens s’en fichent [de gaspiller]. Ce n’est pas le cas, mais ils s’en soucient à un niveau très théorique. Ils pensent que c’est mal de gâcher, mais au quotidien, ils se disent que ce sont des restes, que cela n’est pas grave. Ils ne réalisent pas tout ce qu’ils gaspillent au bout du compte. »
Quantité achetée, quantité cuisinée, quantité mal stockée aussi : les raisons primaires du gâchis de nourriture comestible semblent assez évidentes. Mais il y a plus.
« Sur un plan psychologique, développe Erica Van Herpen, le gaspillage est une sorte de dégât collatéral : quand vous préparez un repas pour la famille, vous faites en sorte qu’il soit sain et bon pour qu’elle l’apprécie. L'objectif de ne pas gaspiller, en revanche, n’est pas important. Les normes sociales autour de la nourriture sont influentes. On éprouve un mauvais sentiment de ne pas avoir assez à donner à sa famille ou à ses invités, on préfère avoir trop que pas assez. »
Les chercheurs appellent ça « le syndrome du bon nourricier » (good provider identity) : celui qui ne va regarder lésiner sur les quantités et qui estime que, pour prendre soin des siens, il est impératif d’avoir une arrière-cuisine prête à affronter un siège. « Ces gens qui ressentent ce besoin ont aussi tendance à gâcher davantage. »
Des solutions pour moins gâcher
Et puis, nos sociétés changent, les rythmes de vie, la structure familiale, les modes d’organisation de nos journées et de nos repas... Nous sommes plus pressés et moins attentifs à la valeur de ce que nous jetons.
Cependant, il faut éviter de rendre responsables les seuls individus, recommande Erica Van Herpen. « On a construit une société dans laquelle la nourriture est partout, plutôt bon marché, facile à acheter. Donc c’est très facile de pointer du doigt les consommateurs. » Pour elle, « nous devons changer aussi les choses dans notre environnement si l’on veut que les comportements changent ».
À l’échelle individuelle, « ce qui est utile ce n’est pas tant de mettre en garde les gens de trop acheter mais plutôt de les aider à utiliser tout ce qu’ils ont » plaide la spécialiste. Qui met en avant une méthode éprouvée : les recettes flexibles (flexipes). L’idée est d’utiliser les ingrédients qu’on a déjà en stock pour réaliser un repas, plutôt que de partir d’une recette qui exige souvent de racheter les éléments manquants.
Les États, aussi, peuvent agir et disposent de puissants leviers, pour peu qu’ils y consacrent des moyens et enclenchent une politique volontariste. La Corée du Sud a, entre autres mesures, instauré une taxe au poids du sac poubelle.
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Quant au Royaume-Uni et au Japon – qui disposent de solides données de suivi du gaspillage et sont en voie d’atteindre leurs objectifs de développement durable pour 2030 –, le gaspillage a été réduit de respectivement 18 % (entre 2021 et 2007) et 31 % après des campagnes d’informations massives.