Cette semaine, RFI vous propose une série de reportages à moins de deux semaines des élections européennes. L'un des textes-clé du Pacte vert européen est la loi sur la restauration de la nature. Elle prévoit de remettre en état 30 % des écosystèmes aujourd'hui gravement dégradés d'ici à 2030 et 90 % de ces habitats naturels d'ici à 2050. Le texte, pourtant adopté par les eurodéputés en février, n'est pas entré en vigueur. En quoi consiste concrètement la restauration de la nature ? Dans l'est de l'Autriche, à la frontière avec la Slovaquie, la Commission européenne a cofinancé, entre 2011 et 2019, un projet de restauration des plaines alluviales de la rivière Morava. Cinq ans plus tard, les résultats sont là.
En cette matinée du mois de mai, Michael Stelzhammer, du WWF Autriche, et Günther Schattauer de Via Donau, filiale du ministère autrichien des Transports chargée de la préservation des voies navigables, se sont donnés rendez-vous au bord d'un méandre de la Morava. Les deux hommes ont dirigé le projet européen Life+ de la restauration du cours naturel d'une partie de cette rivière. « Ceci est le plus long et le plus large des méandres que nous avons raccordés. Il fait deux kilomètres de long et peut désormais évoluer librement. Regardez là-bas : un arbre est couché dans l'eau. En dessous, un îlot de graviers se forme. C’est parfait pour les oiseaux qui nichent sur le gravier, comme le petit gravelot, explique Michael Stelzhammer tout en observant la superficie de l’eau à travers des jumelles. Cette transformation bénéficie aussi aux poissons qui y trouvent des zones de reproductions idéales. Et dans les endroits plus profonds, des espèces plus grandes ont fait leur réapparition. Voilà à quoi doit ressembler un paysage fluvial ! »
Un projet de renaturation à 3,5 millions d’euros
Sur un pont piéton qui enjambe le méandre, Günther Schattauer se prépare à faire décoller un drone, apporté pour l’occasion. « Depuis les airs, on se rend mieux compte des travaux que nous avons entrepris », explique-t-il. Alors que l’engin prend de la hauteur, apparait sur l’écran de contrôle le cours de la Morava. « Vous voyez ? La rivière est large d’exactement 70 mètres, commente Günther Schattauer. Parce qu'au cours du XXe siècle, la Morava a été enfermée dans un lit de pierres. D'abord pour stabiliser la frontière entre l’Autriche et la Slovaquie - puisque sur 70 kilomètres la rivière constitue la frontière entre nos deux pays - et aussi pour que l'eau s'écoule le plus rapidement possible. Mais cela a coupé les plaines alluviales de l’eau de la Morava ce qui a eu de lourdes conséquences sur cet écosystème. Au cours de ce projet, nous avons d’abord enlevé les blocs en pierre du lit artificiel de la Morava, puis dragué les anciens méandres pour qu'ils puissent à nouveau être traversés par le courant. Le tout pour reconnecter la Morava à ses plaines alluviales. »
Les plaines alluviales : haut lieu de biodiversité
Cinq ans après la fin des travaux, ces plaines alluviales se sont transformées en haut-lieu de la biodiversité et abritent aujourd'hui plus de 500 espèces menacées ou en voie d’extinction. Avec Michael Stelzhammer, nous parcourons une prairie alluviale, traversée de fossés et de petits creux. Le terrain est couvert de fleurs et dans les arbres pluri-centenaires de la forêt alluviale, le concert d’oiseaux est impressionnant. « En fonction du niveau d'eau de la Morava, ces prairies alluviales sont de nouveau inondées, explique l’expert du WWF. C'est un habitat idéal pour les amphibiens, qui peuvent s'y reproduire, mais aussi pour de nombreux triops, des crustacés préhistoriques, qui sont présents ici depuis des millions d'années. »
De la nourriture en abondance pour une centaine de cigognes blanches, mais aussi la cigogne noire, une espèce rare et discrète. Dans le ciel plane le milan royal. Et les plus chanceux aperçoivent l'impressionnant balbuzard pêcheur attraper un poisson dans ses serres puissantes. Grâce au fonds européens, 12 hectares de terres agricoles ont été achetés et retransformés en prairies humides. Pour les entretenir, des Konik, petits chevaux polonais proches de leurs ancêtres sauvages, ont été introduits.
Le pâturage : une technique qui a fait ses preuves
« Par leur comportement alimentaire, les chevaux créent un paysage incroyablement structuré, qui va de la pelouse rase aux sous-bois étoffés. Cela offre des habitats à de très nombreuses espèces », souligne Michael Stelzhammer qui explique que les scientifiques qui participent au projet ont été eux-mêmes surpris par l’impact des Koniks sur la biodiversité. « Le monde des insectes explose littéralement ! Depuis le début du pâturage, nous avons recensé ici un tiers de plus d'insectes qu'ailleurs ! Nous comptons aujourd’hui 90 espèces d'oiseaux, parmi lesquelles des espèces qui n'ont pas été vues ici depuis des décennies. Il y a aussi certaines espèces rares de plantes que l’on ne retrouve plus que dans cette réserve. »
Restaurer les rivières autrichiennes
Le projet de renaturation d’une partie du cours inférieur de la Morava s’inscrit dans une démarche plus large, entreprise par l’Autriche pour restaurer ses rivières. « Le principal moteur a été clairement la directive-cadre européenne sur l'eau [adoptée en 2000 et révisée en 2020, NDLR]. La notion de fonctionnalité écologique existait déjà auparavant dans la loi autrichienne sur l'eau. Mais ce n'est qu'avec la directive-cadre sur l'eau de l'UE qu'est apparue une véritable dynamique visant à édicter systématiquement des plans nationaux de gestion des eaux, reconnait Martin Mühlbauer, spécialiste de la planification technique et écologique de projets de renaturation des rivières autrichiennes. En partant du Danube, il s'agit d'agir en amont des fleuves affluents pour rétablir la continuité et permettre ainsi la migration des poissons. En Basse-Autriche notamment, nous avons à nouveau de grandes quantités de poissons qui remontent dans des zones où ils n'étaient plus présents depuis plus de cent ans. Ce sont des succès qui nous permettent d'espérer que dans 15 ou 20 ans, les écosystèmes seront à nouveau plus productifs. »
La renaturation bénéfique pour l’accès à l’eau potable
Mais la renaturation ne bénéficie pas qu'à la biodiversité : « À l’ère du changement climatique, l’approvisionnement en eau devient crucial », fait remarquer Christoph Caspar, porte-parole de Via Donau.
« Grâce à la reconnexion des méandres, le débit de la rivière ralentit, l'eau a le temps de s'infiltrer dans les sols et le niveau de la nappe phréatique remonte. C’est pourquoi les fournisseurs d’eau potable nous soutiennent également. » La nappe phréatique, un argument clé qui a aussi su convaincre les agriculteurs, pourtant d'abord opposés au projet par crainte de perdre une partie de leurs terres cultivables, arrachées au cours du XXe siècle à la nature en asséchant les prairies humides en régulant les cours d'eau. « Nous en sommes arrivés au point où les gens d'autres villages viennent nous voir et nous disent : "Nous aussi, nous voulons un projet de restauration de notre rivière" », raconte Michael Stelzhammer.
Recréer du lien entre la population et la nature
La restauration du cours naturel de la Morava a encore un autre avantage, et non le moindre : elle permet aux enfants d’accéder à l’eau, « de patauger dans la rivière, d’observer les poissons et insectes qui y vivent, bref de faire l’expérience intime du vivant », estime Franz Kiwek qui dirige la Société autrichienne de la pêche, la plus grande association de pêche d’Autriche. Et recréer du lien entre la population et la nature, c'est essentiel pour mieux affronter la suite, renchérit Martin Mühlbauer. « Pendant 200 ans, nous avons ruiné les écosystèmes de nos cours d’eau. Cette destruction, on ne peut pas la réparer en quelques années seulement. C'est une mission non pas pour une mais pour plusieurs générations. »
Tous attendent le feu vert final pour la loi européenne sur la restauration de la nature, seul moyen, selon les experts, d'apporter des changements à grande échelle, nécessaires pour freiner le réchauffement climatique et l'effondrement de la biodiversité.